Au nom de ma fille

Chapitre 5 : A toi pour toujours

11370 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 02/05/2021 20:28

Voici la première fin, la « bad ending ». En espérant que cela vous plaise ! Et si c’est trop sombre pour cela, n’hésitez pas à aller jeter un œil à la suivante, bien différente !


À toi pour toujours


Sans bouger, remuant à peine un sourcil, Zaya fixa avec une attention presque religieuse son reflet dans la glace, frissonnant en imaginant ce que pourrait bien produire un courant d’air glissant sur la peau nue de son crâne. Et si un jour elle réussissait à quitter cette horrible chambre capitonnée aux murs transparents, aux bipeurs incessants, aux séances de chimiothérapie à la faire crever de maladie dans le lit. Tout ça parce qu’un humain ne daignait pas mourir pour lui donner un peu de sa moelle osseuse. Ou les cellules à l’intérieur, elle ne savait plus exactement. Franchement, son orgueil de petite fille ne se remettait pas de vider régulièrement le contenu de ses entrailles devant son père. Au moins, à présent, elle se trouvait vaguement rassurée : ses cheveux ne risqueraient plus de tremper dans ce qu’il ne fallait pas pile au mauvais moment.

Décidant que finalement, cette plaisanterie était des plus drôle, elle éclata de rire, provoquant un sursaut curieux chez son père, debout derrière elle afin de s’assurer que ses jambes ne lâcheraient pas alors qu’elle se tenait perchée sur le tabouret. Encore une horreur en plastique tiens. Étrangement, elle ne sut si elle parlait de ses jambes, ou de l’objet fourni avec sa chambre d’hôpital.

– Je peux savoir ce qui t’amuse tellement ? l’interrogea Zane, lorgnant avec une colère rentrée la minuscule estrade de sa fille, comme si elle était responsable de tous ses malheurs.

– Oh, rien de très important, répondit Zaya, se tournant à demi pour lui sourire de toutes ses dents. Seulement, je me disais que mes cheveux ne vont plus me gêner maintenant !

De nouveau, elle rit à pleins poumons, un rire franc et sincère montant du creux de sa gorge. Ému, Zane se tut un long moment, appréciant seulement le son si clair de la voix de son enfant. Peu importait à quel point la vie accablait la petite ; elle pouvait même revenir de sa séance de chimiothérapie à peine consciente, assommée par des médicaments que le jeune homme prenait de plus en plus en grippe, son petit sourire flottant en coin, reflet plus léger de celui, moqueur, de son père, demeurait. Envers et contre tout. Que sa fille paraissait frêle, dans sa large chemise d’hôpital ! Les humains ne savaient pas prendre soin d’elle correctement, à la confiner indéfiniment entre ces quatre murs qui n’en étaient pas tellement, à lui administrer des soins extrêmement onéreux pour quel résultat ?! Attendre, encore et toujours, sans certitude que sa petite puce ne finirait pas maltraitée par du personnel impatient de voir un lit libéré au profit de patients plus respectables ! Les infirmières pouvaient bien, pour certaines, leur servir un sourire mielleux, il savait bien que leur état d’esprit était identique à celui des vieilles peaux foudroyant le dos du père du regard, quand elles étaient persuadées que personne ne les remarquaient !

Zaya restait constamment en danger dans cet hôpital, il le savait au plus profond de son être. Les grands bâtiments blancs, accueillant tous ces mourants lardés d’infections toutes plus mortelles les unes que les autres renfermaient l’expression de la mort la plus pure. Plus vite il la ramènerait à la maison, plus vite elle reprendrait la vie normale à laquelle elle avait été habituée, et plus vite toute cette histoire resterait loin, très loin en arrière d’eux. Pas au point qu’ils parviennent à en rire dans quelques années – Zane ne pourrait jamais sourire en se rappelant les moments passés à bercer sa petite alors qu’elle serrait les dents pour ne pas l’inquiéter –, mais suffisamment pour l’oublier. Définitivement.

Car sa fille était une battante, plus encore, une gagnante ! Nombre de gosses de son âge auraient été achevés par tout ce qu’elle devait supporter au quotidien, tentant tellement de ne rien laisser paraître, qu’elle ne devenait transparente. Zane lui accordait toute sa confiance ; il savait que bientôt sa petite vaincrait cet adversaire vicieux s’infiltrant dans ses veines, se repaissant de sa jeunesse. Le docteur lui avait d’ailleurs affirmé avec confiance que les nouvelles étaient encourageantes, concernant la petite.

L’extraterrestre serra fortement la mâchoire, luttant contre la pique douloureuse s’insinuant au creux de sa poitrine. Là où il aurait très bien pu s’attaquer à de vieux grognons, tout juste assez en vie pour marmotter contre les jeunes, la vie, l’irrespect et tout ce qui était bien mieux avant. Que ce cancer s’adresse à lui, tiens, il détenait une liste longue comme le bras d’humains dans un quatrième âge avancé, n’ayant rien d’autre à perdre qu’un peu de raison déjà défectueuse ! Non, mieux encore, que cet immondice s’attaque à lui, ronge ses os, son corps à lui, au lieu de s’en prendre à son enfant innocente ! Elle ne méritait pas de souffrir ainsi. Lui, par contre, se considérait suffisamment corrompu pour subir pareille épreuve.

L’existence était vraiment une belle salope.

Mais était-ce au contraire un doigt d’honneur tendu par le destin, pour le punir des deux années durant lesquelles il n’avait pas su s’occuper d’elle sans tomber dans une humeur soit exécrable, soit au fond d’une léthargie hébétée douloureuse de laquelle il ne parvenait à s’extirper qu’avec difficulté ? Pourtant, il pensait s’être suffisamment rattrapé de ces erreurs de jeunesse ! Il avait entouré sa fille de toute l’affection dont il avait été capable dès que la prendre dans ses bras ne le plongeait pas dans un abîme de souffrance.

Son souffle se bloqua dans sa gorge, tandis que Zaya tâtait prudemment son crâne désormais dégarni, pouffant quand elle pinçait la peau entre son puce et son index. Aimait-il assez sa fille, au fond ?

Pris d’une brusque impulsion, le jeune homme franchit la distance les séparant en une enjambée, entourant la fillette de ses larges bras. Surprise, Zaya laissa échapper un gloussement ravi quand son père fouina son nez dans son cou, soufflant délicatement sur la peau tendre pour la faire frissonner. Resserrant sa prise sur le mince corps se tortillant, il savoura la douceur de sa fille, humant son odeur si fragile pour se gorger de son souvenir, inquiet de sentir la tiédeur s’échapper de ses vêtements là où la chaleur était si caractéristique de la petite. Glissant un bras sous ses cuisses d’enfant, il la souleva avec précaution, la calant contre son torse.

Contrairement à son habitude, Zaya ne protesta pas contre cette démonstration d’affection, digne des bébés de son avis. Au contraire, elle se blottit plus étroitement contre lui, maugréant sèchement à cause de l’accoutrement de plastique recouvrant le corps de l’adulte. Une précaution qu’elle supportait de moins en moins. S’autorisant un instant de détente véritable, elle ferma les yeux, appréciant juste de sentir l’étreinte puissante de Zane autour de son corps. Par moments, celle-ci se resserrait tant qu’elle peinait à respirer correctement. Pourtant elle n’en dit rien, se contentant de soupirer d’aise, jusqu’à ce que son père s’aperçoive de son erreur et parvienne à se contrôler.

Posant ses doigts fins contre son torse, elle écouta les battements du cœur de papa, grimaçant de les entendre frapper si fort contre sa poitrine. Un instant, alors qu’elle se laissait aller, sans plus dresser les barrières destinées à ne pas inquiéter outre-mesure le trio l’ayant élevée, la frustration, la colère, la peur la submergèrent toute entière, agitant son petit corps de tremblements incontrôlés, tandis qu’elle enfouissait plus fortement encore le museau dans la blouse plastique de son père. Pourquoi maintenant, exactement ? Pourquoi alors que Zane reprenait une vie à peu près normale d’homme normal, à fricoter avec son coéquipier, pester contre l’école bourrant le crâne de sa fille, des conducteurs humains incapables de regarder avant de traverser, tant de petites choses ? Pourquoi avait-il fallu qu’elle se décide à enfreindre les règles imposées et suivies des années durant dans la maisonnée, tout ça pour chercher des réponses qui, au fond, ne la faisaient que davantage souffrir ? De cette expédition, elle ne retirait qu’une peine encore inconnue pour elle, plus profonde que tous les bobos d’enfant rencontrés jusque là.

Elle s’en voulait d’autant plus que pas une fois, son père, sa tante, ou son parrain n’émirent le moindre reproches, remettant à plus tard les questions et autres remontrances grondant malgré tout au fond d’eux. Encore que peut-être papa oubliait réellement toute cette histoire, entièrement concentré sur sa maladie. Hors de question de le décevoir, et de le laisser seul dans un monde qu’il haïssait ! Pas sans se battre. Aussi difficile cela devenait-il de jour en jour. Il ne restait plus qu’à espérer de toutes ses forces que si jamais elle perdait le premier vrai combat de toute sa petite vie, Tekris aurait pris assez d’importance pour soutenir son papa et l’empêcher de sombrer. Pourquoi pas, après tout ? Le colosse, au fur et à mesure des jours, acquérait un statut privilégié auprès de Zane, au point de jouer, par moments, le rôle de pilier quand le vert se trouvait au bord de la crise de nerfs (or, faire exploser l’hôpital une fois Zaya embarquée dans la voiture n’était pas exactement une bonne idée, de son avis).

Enfin, Zane relâcha lentement sa prise, prenant garde à reposer avec milles tendresses les petits petons de sa fillette sur le plateau du tabouret. Essuyant les larmes coulant le long de ses joues, le geste rageur, Zaya inspira profondément, sa main tremblante toujours glissée dans celle, si forte, de son père. Apprendre, non, découvrir par elle-même à quel point sa mère biologique la considérait comme une gêne continuait de torturer la fillette toutes les nuits, ou presque, tandis qu’elle tournait et retournait tous les scénarios qui auraient pu aboutir, si la femme du monastère avait épousé son père. Ou accepté de l’élever avec lui. L’aurait-elle aimée, juste un peu ? Tant de questions qui, à jamais, resteraient sans réponses.

Néanmoins, malgré les méandres comateux dont elle peinait à se sortir, une chose demeurait certaine dans son esprit d’enfant : son papa était bien là. Lui, il ne l’abandonnerait jamais, dusse-t-elle passer ses journées enfermée dans un de ces hôpitaux qu’il haïssait si passionnément. Il avait besoin d’elle, et vice-versa. Plus encore, Zair et Tekris l’appréciaient tout autant, et s’étaient trouvés à ses côtés chaque fois qu’elle en avait besoin. Quoique, leur refus de l’emmener en mission frisait le ridicule. Elle n’était plus un bébé, bon sang ! Enfin, après tout ça, peut-être que son papa accepterait de la laisser assister à un combat kaïru ?

Zaya frissonna involontairement, une tristesse infinie s’étalant sur ses traits encore enfantins, mais déjà plus si innocents. Une idée à double tranchant : si les Taïro se présentaient face aux Radikor, tout irait comme sur des roulettes, et elle pourrait apprécier une victoire éclatante de son trio favori.

Mais si au contraire, les Stax venaient se dresser sur le chemin de la relique, avec elle…

Déposant un baiser, peiné du chagrin de son enfant, sur le haut du crâne de Zaya, Zane essuya les rigoles humides dévalant ses joues de ses pouces, achevant son ouvrage en caressant doucement sa nuque.

– Ne pleure pas ma chérie, tu es magnifique. Tu seras toujours un superbe rayon de soleil.

– Oh pitié, papa, je croyais que toi, au moins, tu échappais à cette affreuse tendance à se montrer le plus niais possible ! rigola Zaya, pinçant sans pitié le nez de l’intéressé. Ça ne te va pas du tout !

– C’est bon, j’essayais seulement de te remonter un peu le moral ! marmonna Zane, repoussant sans peine la poigne fragile de la fillette.

Secouant la tête, l’air navré comme si elle regrettait de devoir apprendre un principe pourtant évident à un élève un peu bêta sur les bords, Zaya braqua son regard pétillant dans l’onyx du sien. Seul un léger gonflement, accompagné d’une rougeur entourant ses globes oculaires, trahissant la peine de la petite une poignée de secondes auparavant. Voyant son père prendre un air faussement offusqué, le même que celui de sa fille quand l’un des Radikor lui demandait de mettre la table, elle fit mine de ne rien remarquer, retournant à son examen minutieux dans le miroir. Décidément, elle ressemblait bien à un œuf, quand même.

Sauf qu’elle n’en avait absolument rien à faire. De cette manière, la chevelure, d’un bleu si proche de celui de cette maudite femme, disparaissait de sa vue. Zaya s’était personnellement assuré que cela soit rapide.

– Je m’en fiche bien de perdre mes cheveux, grommela-t-elle. Comme ça, je te ressemble encore plus.

– Tu es en train d’insinuer que je suis chauve ?!

Cette fois, son père semblait véritablement fâché, hésitant franchement à tirer la tronche.

– Pas du tout, tu es tout beau ! Beau comme un camion, rétorqua Zaya, se pendant à son cou.

Hélas, ses forces la trahirent au moment crucial, ses doigts glissant sans qu’elle ne puisse se rattraper à quoi que ce soit, incapable de saisir seulement les vêtements de Zane. Ce dernier pâlit significativement, récupérant son enfant à quelques centimètres du sol. S’autorisa à respirer uniquement quand il fut certain de la tenir fermement, ramenant la petite près de sa nuque pour qu’elle puisse mener à bien son projet, dusse-t-il lui apporter un petit coup de main imprévu. Rouge de gêne, Zaya lâcha un grognement agacé, choisissant d’oblitérer promptement cet incident peu glorieux de sa mémoire dans une démonstration de mauvaise foi tout bonnement admirable. Du moins Zane se contenta-t-il de hausser une arcade sourcilière, amusé.

– Tu sais, l’un n’empêche pas l’autre, parvint-il enfin à articuler, se forçant à adopter un air lourd de reproches bien trop soulignés pour être un tant soit peu crédible.

– C’est vrai, admit Zaya, comme si elle lui accordait une grâce immense. (Soudainement, elle redevint sérieuse, se tortillant dans les bras de son père pour toiser à nouveau le miroir.) Maintenant, quand je me regarde dans ce truc très moche et trop petit, j’ai de nouveau l’impression d’être ta fille.

Zane se crispa, la peine creusant son sillon. Soudainement, tout le poids du monde parut lui tomber sur les épaules, craquelant son armure faite d’optimisme et d’assurance arborée sans cesse devant sa fille. Personne, à ce moment précis, n’aurait pu croire qu’il n’atteignait pas même la trentaine d’années.

Cependant, il se reprit rapidement, quoique son regard, bien plus dur encore, restait à se noyer dans le vague. Zaya sentit une boule de douleur remonter une nouvelle fois dans sa gorge.

Elle avait attristé son papa. Encore. Pourquoi être venue au monde, exactement, si elle n’apportait que de la douleur et de l’angoisse au seul de ses parents ayant accepté de la garder ?! Finalement, sa mère avait eu totalement raison de l’abandonner à son sort ! Tout ce qu’elle faisait, était de blesser ceux qui l’entouraient, tout ça parce qu’elle ne savait pas respecter quelques règles essentielles, ou rester en bonne santé !

Tout à coup, tout lui parut insupportable. Le lit entouré de tous ses moniteurs l’empêchant de dormir, même au plus profond de la nuit, les piqûres quotidiennes laissant des bleus gros comme son poings sur ses bras, les heures à devoir patienter sagement parce que les horaires de visite étaient terminées… Pourquoi naître, oui ! Pourquoi naître, pour vivre en cage ?! Pourquoi naître, si elle gâchait la vie de tout le monde ?!

– J’en ai marre ! hurla-t-elle de toutes ses forces, son père sursautant violemment. Je ne veux plus…

Encore, les larmes traîtresses s’échappèrent de ses paupières, trempant en un temps record à la fois sa chemise flottante, et la blouse recouvrant Zane. Immédiatement, le regard de ce dernier s’adoucit, toutes ses émotions balayées par la vision de son enfant, de ce petit être un jour assez minuscule pour tenir au creux de ses bras. Une adorable enfant révoltée contre le monde, dont il n’avait pas su profiter dès le départ, qu’il n’avait pas su aimer aussi fort qu’elle le méritait. Lentement, une main posée sur la nuque de Zaya, comme quand elle n’était qu’une petite fille refusant de retourner dans sa chambre pleine de monstres, son visage enfoui au creux de son épaule, il se balança, berçant tendrement la petite.

Les tremblements convulsifs de son corps s’apaisèrent enfin, Zaya luttant pour reprendre dans le même temps le contrôle de ses émotions. Elle se sentait fatiguée, si fatiguée… Mais elle ne voulait pas dormir…

– Je crois que tout le monde a eu une rude journée, murmura calmement Zane, quittant le petit coin toilette pour retourner s’asseoir sur le lit, aux draps froissés et jetés en boule à son pied. Et si nous choisissions plutôt les plus beaux foulards, parmi ceux récupérés par ta tante ? Histoire de voir lequel tu veux mettre ?

La gorge toujours nouée, Zaya ne put qu’acquiescer, n’osant guère imaginer le visage bouffi qu’elle arborait très probablement, désormais. Tout bonnement vidée de son énergie, elle fila se blottir contre le rebord du lit, respirant péniblement le temps que son nez se dégage des derniers sanglots s’étant emparés d’elle.

Se penchant exagérément en avant, à la manière d’un magicien pour gamins amplifiant le moindre de ses mouvements, Zane saisit la poignée du sac de sport lancé au hasard à travers la pièce, un peu plus tôt. Encore luisant de la dose massive de désinfectant lui ayant donné l’autorisation de pénétrer en ces lieux, il s’agissait tout simplement d’un des nombreux réceptacles aux morceaux de tissu servant à créer le patchwork que Zaya s’amusait à fabriquer, années après années, avec sa tante. Leur drôle de moquette à eux. Pour l’occasion, les Radikor le reconvertissaient en messager des quelques petites choses qu’ils pouvaient donner à la petite.

Dans un grippement sec, Zane ouvrit l’objet, dévoilant plusieurs poignées de chiffons roulés en boule, comme lancés à la hâte. Sortant de leur abri les objets, un à un, le jeune homme les déplia soigneusement, révélant une série de foulards de toutes les tailles, de toutes les formes, certains anciennement destinés au patchwork clairement recyclés. Bientôt, l’ensemble du lit se retrouva invisible, recouvert d’une palette gigantesque de couleurs vives ou ternes, longues de quelques dizaines de centimètres ou plus grandes encore que son papa, unies ou parsemées de motifs parfois incompréhensibles.

Grimpant sur les épaules de Zane, ce dernier protestant pour la forme (ce à quoi elle répondit qu’un choix aussi important nécessitait de prendre de la hauteur), Zaya se cala avec le plus grand sérieux sur son épaule gauche, certaine que le bras entourant ses mollets ne la lâcheraient jamais. Enfin, elle se tourna vers Zane, le fixant de ses grands yeux, en proie à une intense réflexion.

Au moment où il allait lui demander directement la raison d’un intérêt si soudain, elle déclara, sentencieuse :

– Aucun ne me plaît.

– C’est une plaisanterie ? Regarde-moi tout ce que tu as devant toi ! Ne me dis pas que tu ne trouves pas ton bonheur ? Bah, laisse tomber, je connais parfaitement la réponse. Tu sais au moins ce que tu veux ?

– Justement, je sais exactement ce que je veux. C’est ça le problème. J’ai des goûts de luxe.

– Mais tu le mérites bien, soupira Zane, embrassant la petite sur le mollet. Vas-y, explique-moi. Et ne viens pas me dire que tu veux je ne sais quelle babiole que Ky a porté un jour, car là, ce sera non !

– C’est ça, assura immédiatement Zaya, pointant son père du doigt.

Plissant le front, Zane se tapota le menton de sa main libre. Pour un peu, Zaya se serait lancée des fleurs ! Ce n’était pas tous les jours qu’elle pouvait prendre son papa au dépourvu !

– Alors, je n’ai pas vraiment l’intention de me découper la peau pour ton bon plaisir, pucette.

– Sois pas bête, rétorqua la petite, s’efforçant de prendre une expression adulte. Je veux un truc de la même couleur que ça.

Joignant le geste à la parole, elle prit avec empressement la pointe de la tresse retombant dans le dos de son père, la ramenant devant ses yeux en prenant garde à ne pas trop tirer sur ses cheveux. D’abord forcé de loucher affreusement pour distinguer ce que sa fille lui collait sous le nez, au cas où il se serait tout d’abord trompé, Zane en resta bouché bée. Avant de sourire un peu bêtement, de l’avis de Zaya.

– Merci, ma chérie, souffla-t-il, le cœur tambourinant à la volée contre la poitrine de la fillette, alors qu’il la serrait tout contre lui. Je verrai ce que je peux faire. Tu l’auras, ton foulard.

– Alors c’est parfait, assura-t-elle, fière comme une papesse. Si mon papa me le dit, c’est que c’est vrai.

Zane hocha la tête avec assurance, calant plus confortablement Zaya sur ses genoux. L’espace d’un instant, Zaya crut qu’il allait ajouter quelque chose. Néanmoins, finalement, le jeune homme se contenta de lui adresser un petit sourire en coin, déviant la conversation sur le travail, devenant de plus en plus insupportable à mesure que les jours passaient. Exactement le genre de tactique adoptée quand il cherchait à dissimuler quelque chose à sa fille. Quelque chose comme une surprise immense.

Peu dupe, elle choisit de n’en rien laisser paraître, appréciant simplement le fait de pouvoir écouter son papa pester avec énergie, comme quand elle n’était pas malade, incapable d’avancer de plus de quelques pas sans tomber sans arrêt. Pourtant, derrière le ton faussement enjoué et revanchard du vert, elle devina instinctivement un autre détail qu’il tentait de lui cacher à tout prix, désireux de ne pas nourrir l’empressement et l’impatience de sa petite fille à quitter l’hôpital – alors que lui en crevait d’envie, cela sautait aux yeux. Les soins médicaux devenaient de plus en plus onéreux, et les trois emplois des Radikor ne suffiraient peut-être pas à régler la totalité de la note.

Zaya soupira lourdement, le sommeil gagnant lentement ses muscles frais, sa joue se soulevant au rythme de la respiration de Zane. Elle se devait de guérir, vite vite ! Comme ça, papa, Zair et Tekris n’auraient plus à se soucier de devoir recourir à des pratiques fort peu légales pour vivre. Et les deux hommes pourraient se faire des câlins d’adultes dans les coins, sans plus se soucier de l’avenir.

C’est qu’elle voulait savoir, à la fin, ce que cela faisait d’avoir deux papas rien qu’à elle !


µµµ


– Pourquoi tu ne lui as pas dit, que le médecin la laissera sûrement sortir pour Noël si les prochains examens sont positifs ? questionna Tekris, ôtant le pull porté durant toute sa journée de travail.

Ouvrant le panier à linge sale, le colosse y jeta le vêtement en grimaçant. Préparer des commandes toute la journée, en courant dans tous les sens pour toucher un salaire proportionnel au nombre préparées, ne faisait jamais du bien aux aisselles, et autre endroit du corps propice à suer pour un rien.

Tirant le premier tiroir du meuble blanc cassé renfermant le linge de la salle d’eau, il en sortit un gant de toilette, s’empressant d’ouvrir le robinet à son maximum pour en tremper le tissu.

Marmonnant des paroles proprement incompréhensibles, la faute à la brosse à dents frottant avec énergie son émail, Zane acheva de refaire une beauté à sa dentition, se rinçant vigoureusement avant de reprendre la parole, la voix à demi-étouffée par la serviette tandis qu’il s’essuyait.

– Je voulais lui faire la surprise. Lui apporter son foulard, et juste après lui annoncer que j’ai une deuxième petite chose à lui annoncer. Elle sera folle de joie ! Et puis, cela lui changera les idées. Je crois bien qu’elle commence à sérieusement saturer de l’hôpital.

– Tout le monde en a ras-le-bol, confirma Tekris, savonnant généreusement le gant avant de se le passer sur le torse. Mais comme ça, on pourra fêter la fin d’année en famille, tous les quatre.

– Oui. Avant de la ramener là-bas encore une fois, rappela sombrement Zane, laissant retomber le pan de la serviette. Ce n’est pas juste. Zaya… Ma petite fille ne mérite pas de vivre toutes ces conneries. Pas à dix ans. Et pas après avoir fait la zouave au monastère. (son poing s’abattit violemment sur le mur de brique.) Encore et toujours, hein ?!! Chaque fois que quelque chose va de travers, le monastère est impliqué, d’une manière ou d’une autre ! Sais-tu jusqu’où va le culot de Connor ? Il a osé me demander s’il pouvait prendre des nouvelles de ma fille ! Comme si j’allais le laisser tourner autour de Zaya après ce qu’il a fait !

Tekris ne répondit rien, opinant seulement du chef. Reposant à son tour le morceau de tissu, le gant de toilette soigneusement rincé, le colosse se glissa dans le dos de son petit ami, frottant avec force ses bras tremblants de rage et de souffrance mêlées. Il connaissait la peine agitant sans arrêt le jeune homme, assistant à ses réveils soudains en pleine nuit, le souffle mêlé, passant de longues minutes à le persuader que non, Zaya n’avait pas cédé, elle continuait à se battre. Tout comme il animait autant que possible les repas avec Zair, histoire de se sortir un peu de la chape de plomb s’étant abattu sur la maisonnée, à présent que Zaya ne se trouvait plus entre ses murs pour distraire les combattants par une bêtise soudaine, ou une exigence farfelue surgissant comme un lapin de son chapeau. Ou, plus difficile, les câlins tendres échangés avec l’enfant quotidiennement, les entraînements à faire courir la petite d’un bout à l’autre du terrain tant elle ne voulait pas perdre une miette du spectacle. Toutes ces petites choses habituelles, insignifiantes, et pourtant les plus lourdes à supporter. Pire encore étaient les nuits, là où l’esprit, dépourvu d’occupations, se laissait vagabonder sans pouvoir s’en empêcher.

Au moins, afin de repousser encore un peu le moment où les angoisses, libérées de toutes chaînes, viendraient se jeter sur eux, les deux hommes avaient trouvé une occupation des plus… intimes, concentrant leurs préoccupations immédiates sur sujet bien plus plaisant. Ils avaient bien conscience qu’il ne s’agissait là que d’un palliatif, un moyen de supporter encore un peu la douleur. Mais pourquoi s’en priver si cela fonctionnait ?

Tendrement, Tekris vint poser les mains sur ses hanches, collant son ventre à son dos.

– Franchement, est-ce que tu crois vraiment que c’est le moment ? ricana Zane, se calant plus étroitement contre son amant.

– De quoi ? fit innocemment Tekris, déposant une pluie de baisers sur sa gorge.

Zane poussa un soupir faussement exaspéré contrastant avec le large sourire satisfait s’étalant sur son visage. Donnant silencieusement son feu vert, le jeune homme s’écarta un instant du colosse, le temps de se retourner, plaquant ses lèvres contre les siennes avec ferveur. Glissant ses mains sur ses cuisses, Tekris le souleva sans efforts, tandis qu’il cherchait à tâtons la poignée de la porte. La trouvant enfin, il l’ouvrit largement afin de permettre au colosse de passer l’encadrement avec sa large stature.

Guidant habilement son petit ami jusqu’au lit, Tekris le fit basculer sur les draps fraîchement lavés. Malgré lui, Zane éclata de rire, évacuant une faible partie de la tension nerveuse accumulée.

– Voilà qui manquait de douceur, railla-t-il, plaquant sans tact la main à la lisière de la ceinture de son amant.

– Crois-moi, ce n’est que le début, promis le colosse, reprenant ses lèvres avec passion.

Prenant appui sur le rebord du lit, Zane se repoussa jusqu’au centre, accompagné de son petit ami, roulant sur le côté pour échapper à son étreinte, jeu gamin mais ô combien apaisant pour s’assurer de l’homme. Soupirant exagérément, comme face à un énième caprice de Zaya (sans parvenir, plus qu’avec le père, à lui résister), Tekris ôta ses chaussons avec empressement, le matelas se creusant sous son poids quand il grimpa à son tour. Satisfait de ses efforts, le vert se laissa retomber dos contre les draps, attirant son amant à lui.


µµµ


Un son étouffé en fond, si léger d’abord que Tekris, dans son sommeil, ne l’entendit guère, le bras glissé autour de la taille de son amant. Le bruit s’étirant, encore et encore, le colosse finit par soupirer lourdement, hésitant franchement à se coller la tête sous l’oreiller, grappillant quelques heures bénéfiques de sommeil.

D’un autre côté, si lui ne se levait pas pour couper la radio, ou tout autre stupidité laissée allumée, ce serait Zane qui finirait par s’en charger, son sommeil étant bien plus léger que le sien. Or, de son humble avis, son petit ami avait besoin de beaucoup plus de repos que lui.

Résigné, Tekris ouvrit péniblement les yeux.

Il se figea sur les draps. La douce lumière de la panséléne filtrait à travers la fenêtre, ouverte pour profiter de la fraîcheur nocturne avant que les deux hommes ne passent se débarbouiller dans la salle de bain. Tombant sur le profil acéré de son amant, assis dans le lit, comme hébété. Son téléphone portable était serré avec force dans son poing gauche, pendant misérablement contre la cuisse relevée du jeune homme.

Croyant d’abord à un des nombreux cauchemars peuplant les nuits du vert, le colosse repoussa la couverture, entoura ses épaules d’un bras sécurisant. Zane n’esquissa pas le moindre geste, comme immobilisé par une force bien supérieure à la sienne.

Un froid paralysant s’empara du colosse quand son regard tomba sur les rivières de diamants valorisées par la lumière de la lune, bijoux argentés coulant sans discontinuer sur les joues de son amant. Il ne put articuler un mot, retenant à grand-peine ses mains de trembler contre la peau nue du vert. Il cauchemardait lui aussi, voilà tout. Mais même cette pensée se trouvait déjà vidée de sa substance, alors que le colosse mourait d’envie d’entendre celui lui faisant face démentir à toutes forces, ce que son corps lui hurlait.

La bouche entre-ouverte, Zane sembla enfin réaliser sa présence, tournant lentement la tête vers lui. Avant d’entendre quoi que ce soit d’autre, le désespoir infini peint sur ses traits, soudainement plus vieillis encore que toutes ces années passées, lui délivra le drame s’étant joué durant les heures sombres de la nuit.

Sans un mot, le colosse attira son petit ami dans une solide étreinte. Repoussant son chagrin, le remisant au plus profond de son esprit, il s’efforça de paraître aussi inébranlable que la falaise surplombant la mer de toute sa hauteur, la narguant – tu pourras me frapper autant que tu veux, jamais je ne tomberai.

Une épaule où épancher sa douleur, infaillible.

Ne crains rien, mon amour, je resterai avec toi, quoi qu’il arrive.


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Un jour de pluie, bien évidemment. Pour une fois, la vie réelle se conformait aux films. Personne n’a jamais vu un enterrement se faire sous une magnifique journée d’été, où les enfants courent partout en hurlant dans les oreilles d’adultes n’en pouvant plus, les chassant de leurs mains impatientes tandis qu’un quelconque curé psalmodiait ses chants sans consistance ni importance. Que les dieux aillent crever.

Zane refusa catégoriquement toute forme de prière, ou autre stupidité en laquelle il ne croyait de toute façon d’aucune manière. Ni lui ni sa petite Zaya. Qu’il pleuve. Que le ciel déverse la peine que ses yeux secs ne parvenaient plus à exprimer. Pas encore, pas maintenant. Tête haute, un pied devant l’autre. D’où qu’elle soit, elle verrait à quel point il mobilisait tous ses efforts pour qu’elle reste fier de son papa, même sans certitude de surmonter un jour la détresse immense, profonde, indéracinable, hurlant derrière ses lèvres scellées, ses pupilles observant sans vraiment les voir les formes mouvantes se trémoussant dans un brouillard aveugle. Voir en étant aveugle. S’appuyer de toutes ses forces sur le bras de Tekris. Son pilier, son repère, son dernier véritable moyen de tenir. Encore un peu.

Les regards froids des humains suivant un instant le cortège si dérisoire, comparé à l’amour si puissant, si total, submergeant invinciblement le moindre autre sentiment. Qu’ils se moquent donc ! Que savaient-ils de la souffrance de savoir que dans cette voiture ouverte aux quatre vents se blottissait une toute petite fille sans repères, sans aucune chance de sortir de la petite, si minuscule boîte se balançant au rythme des cahots de la route. Pourquoi personne ne tirait donc les rideaux ? Ne comprenaient-ils pas que sa petite fille mourait de fond, seule, toute seule, au fond de ce machin sombre ? N’avait-elle pas peur du noir ? N’était-ce pas un mouvement qui faisait tressaillir le cercueil ?! Commettaient-ils la pire des erreurs ?

La poigne ferme du colosse se referma autour de sa taille avec force. Qu’entendait-il, ce pauvre petit gémissement sans aplomb aucun ? Cela venait-il réellement de sa gorge ? Encore un pas, encore une heure, deux à tout casser, à supporter. Plus rien ne troubla le silence des roues crissant contre les graviers. Un vague souvenir flotta à la lisière de sa conscience. Zair, debout dans la cuisine, tentant avec la plus grande délicatesse dont elle n’avait jamais fait preuve, de lui montrer un drôle de livre, beaucoup trop épais pour entrer dans la catégorie des magazines. Choisir ? Quoi donc ? Et comprendre enfin qu’il s’agissait tout bêtement du catalogue du salon funéraire. Longtemps, il avait feuilleté les pages entières de papier glacé, incapable d’en tourner plus d’une sans s’arrêter, inspirer profondément, relâcher son corps, lutter contre la brûlure vrillant ses neurones chaque fois qu’il essayait tant bien que mal de réaliser. Sa petite fille ne reviendrait jamais. Jamais. Ce monde était trop ignoble pour elle, trop dur à supporter.

Et à quel prix ce monde estimait-il la vie de sa fille ?! Sept cent euros pour du pin massif ? À moins qu’elle ne soit pas assez bien, et soit évaluée à six cent euros pour les plus chers des cercueils en carton ? Après tout, ses tuteurs ne roulaient pas sur l’or ! Et puis, elle était morte trop tôt pour cette société d’ogre, inutile à la productivité de ce pays, pourquoi s’embarrasser de ce qui ne rapportait rien ? Il fallait bien que le père s’excuse pour une progéniture perte d’argent en plaçant autant de gros sous possible ! Et peu importait que sa dernière demeure ne soit qu’un vulgaire tombeau pourvu de la moindre vie, qui s’en souciait !

Zane ne s’était pas aperçut hurler si fort, avant que sa sœur ne l’entoure de sa poigne si fine, et pourtant si solide, le laissant épancher une infime partie du chagrin nouant ses membres sur son épaule.

Pourquoi ? Son regard s’égara sur les rangées dénudées des tombes, en rang d’oignons, bon petits soldats de l’au-delà. Pourquoi la terre continuait-elle de tourner, là où son cœur s’arrêtait de battre. Non, plutôt, il se détachait de son corps. Un zombie-corne, une créature dépourvue de volonté, esprit et être de chair séparé par un mécanisme de défense nécessaire à la survie. Pourquoi ces humains vivaient-ils, respiraient-ils, à se prélasser misérablement dans leurs existences grouillantes, pitoyables, là où son enfant, sa si courageuse future petite combattante, se battait avec une force d’âme, une puissance si éblouissante, que si peu de personnes se trouvaient capable de mobiliser. Pourtant, Zaya avait perdu son combat, même en déployant toute ses forces. Un sourire cruel étira ses lèvres. Ils méritaient de connaître ces efforts, ces gestes répétés cent fois dans l’espoir de survivre, pour se tordre grossièrement sur le sol dans un dernier soupir.

Ses jambes s’arrêtèrent automatiquement quand une petite pression s’exerça sur son avant-bras. Tekris, encore, l’avertissant qu’ils étaient arrivés au terme de leur périple. Sans un mot, les employés du service funèbre stoppèrent l’engin, s’emparant des lourdes poignées disposées le long du cercueil. Un bruit sourd retentit quand ils le déposèrent un peu plus loin, sur la terre humide. Une large trace de terre macula le bois clair, gâchant la pureté que sa petite méritait tant.

Lentement, Zane redressa la tête, toisant la fosse, bien trop profonde. Était-ce bien là que sa Zaya dormirait pour l’éternité ? Mais comment pourrait-il remonter se glisser sous les draps, si elle avait trop froid ?! Une sale habitude que son père avait bien tenté de corriger, en vain. Pourquoi renoncerait-elle aujourd’hui ?

Il tourna la nuque, plus raide que la justice inexistante dans ces vies balayées trop tôt. Tekris, toujours, laissant les larmes couler librement sur ses joues, s’efforçant qu’aucun son ne jaillisse de ses lèvres closes. Un faible sourire tremblotant s’étalant péniblement sur celles-ci malgré la pluie, malgré le chagrin. Une promesse faite à la petite, de sourire, peu importait comment cette triste histoire s’achèverait. De loin, si loin, Zane admira le courage mobilisé par le colosse, sans chercher à l’imiter. Sa propre intériorité était si vide, si étrangère à lui-même. Or, il souffrait, c’était évident. Ou pas ? Quelle étrange sensation. Sur sa droite, frêle silhouette s’entourant de ses bras comme pour se consoler elle-même, Zair restait le roc inatteignable qu’elle présentait à la face du monde. Elle aussi avait mal, elle aussi sentait la colère monter en son être, ses poings fermement serrés n’en étaient qu’une preuve de plus irréfutable.

Pourquoi le monde entier ne pleurait-il pas ?! Zaya, optimiste en toute chose, seule des Radikor à accepter l’idée que certains humains puissent être vaguement plus généreux que ceux rencontrés par ses aînés. La seule à posséder le pouvoir de faire fléchir l’opinion de son père par moments. La terre, l’Univers entier devrait être en train de pleurer, de se marteler la poitrine de leurs mains frêles, s’arracher les cheveux de désespoir, se jeter dans sa tombe dans l’espoir de ramener sa tendre enfant de la nuit éternelle.

L’ensemble des peuples devrait la vénérer comme une déesse partie trop tôt, lui accordant l’immortalité par la force de leurs prières, de leur amour. Pourquoi adorer des souverains célestes s’entre-tuant, là où sa chère Zaya ne prônait que des affrontements sportifs dans les règles ?

Un coup de pelle. Le son mat de la mort refermant son empire, tandis que le pin disparaissait sous la masse engloutissant les dernières traces du souffle de vie résidant encore en la petite fille. Oh, que Zane voulut se jeter sur la mince boîte ridiculement lourde d’un fardeau si léger ! Crier que sa fille ne pourrait plus savourer la caresse du soleil sur sa peau si fine. Qu’elle finirait par avoir peur toute seule, dans le noir infini. Hurler à s’en déchirer les cordes vocales qu’on lui rende la seule véritable lumière ayant jamais illuminée une existence si insignifiante ! Tout s’était passé si vite. Comme si ce n’était qu’hier que sa Zaya se dressait sur ses minuscules jambes, réclamant un câlin dans son babillage incompréhensibles à l’homme qu’elle reconnaissait comme son père, alors que celui-ci peinait encore à l’accepter. Ce jour-là, il s’était tellement senti déchiré au plus profond de son être. Une douleur intense, mais bénéfique. Accepter enfin que ce petit bout de chou ne partirait pas, et plus encore l’aimait en dépit de tout.

Aujourd’hui aussi, il était déchiré, tiraillé de toute part. Mais quels bénéfices, hein ? Pauvre fou, cesse de rêver, elle est morte, elle ne ressent rien. Stupide, stupide, pourquoi se voiler la face ? Il gémit, saisissant une pleine poignée de cheveux dans ses mains, fermement arrêté par ses deux coéquipiers, visiblement à l’affût d’une telle démonstration imprévue. Quels bénéfices à laisser mourir une si jeune enfant avide de vivre ? Une leçon bien cruelle. Si seulement il n’avait pas tant tardé pour lui révéler son ascendance, jamais Zaya n’aurait pris la décision de se rendre en personne au monastère ! Et jamais elle ne serait tombée, tout ne se serait pas précipité sans possibilité de retourner en arrière. À quoi bon payer des soins suffisant pour couvrir les dépenses de l’équipe une année durant, hein ? Aucune compensation ne lui rendrait Zaya, Zane en avait affreusement confiance. Mais toutes ces déclarations confiantes, tous ces moments où, outrés que l’on puisse douter de leurs capacités, les docteurs avaient sorti pléthore de diplômes parfaitement inutiles.

Désolés, avaient-ils assuré ? Menteurs ! Ravis de se débarrasser d’une petite alien gênant leur si précieuse réputation ! Difficile de prendre sa revanche sur la vie, quand elle vous écharpait, laissant le corps et le cœur à vif. Partir de rien, pour… finir les mains vides d’un bref intermède presque parfait.

Merci papa, maman, de m’avoir offert la vie pour m’abandonner à quelques années seulement, puis me faire connaître le bonheur si éphémère d’être père à mon tour, trop vite, trop peu. Puissiez-vous crever la bouche ouverte, si tant est que ce n’est pas déjà fait.

Tu peux te reposer, mon ange. Tu as été une parenthèse sublime, brillante telle une aura sublime, un sommet inatteignable, trop beau pour rester encore longtemps sur cette terre. Sois heureuse, c’est tout ce que l’impuissant trio t’ayant élevé puisse espérer au plus profond de leurs êtres. Laisse les doux diamants étincelant dans ton regard nourrir ton souvenir à jamais. À toi à jamais, ma fille, sanglota intérieurement Zane, tout juste conscient des dernière pelletées recouvrant définitivement Zaya.


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La douleur isole, apprit rapidement Zane. S’enfermant dans une cage de douleur dont il ne s’extirpait que pour défouler la souffrance inhérente à ce chemin tortueux s’étalant devant lui, ou affronter avec une violence de plus en plus tenace les équipes de monastèriens osant se dresser sur son chemin, tôt, trop, en dépit des demandes répétées de ses coéquipiers de se laisser le temps de « faire son deuil », il ne laissait que très rarement quiconque pénétrer en son sein. Et pourtant, si Zair acceptait de se mettre en retrait, le sollicitant avec tact sans jamais insister, Tekris ne baissait jamais les bras.

Au lieu de plonger à son tour dans la bulle de peine l’entourant aussi vivement que le jeune homme, le colosse continuait à se tenir à ses côtés, présence souvent silencieuse, mais toujours là. Souvent, Zane se taisait, se murant dans son mutisme obstiné au sein duquel le chagrin le balayait par vagues successives, sans jamais cesser. Il savait qu’au fond, Tekris craignait qu’il lâche prise, commette une « bêtise » (charmante périphrase, comme s’il s’agissait de taper sur la main pour régler le problème).

La douleur, parait-il, s’efface avec le temps. Il suffisait d’attendre ? Peut-être. Valait-il mieux être constamment malheureux et vivant, ou montrer sa faiblesse et périr en paix ? Non, Zane le savait. Il se sentait partir peu à peu, mais ne se jetterait jamais par-dessus le rebord de la fenêtre en dépit de l’envie de plus en plus tenace enflant en son ventre. La haine, la fureur gonflant au creux de sa poitrine refusaient de le laisser dormir le soir quand la peine s’éloignait lentement, juste un instant, ne lui permettrait pas de se tuer sans continuer à être tourmenté. Bien qu’il ne sache exactement ce qu’attendait son esprit.

D’autres fois, la présence de son petit ami le rendait en permanence irritable, enflant si violemment en lui, qu’il enclenchait sur-le-champ une bordée de reproches, de piques acérées, juste pour le faire réagir, le forcer à s’en aller une bonne fois pour toutes. Qu’il l’abandonne ! Il avait l’habitude ! Et de toute façon, c’est ce qu’il finirait par faire un jour, quand il ne pourrait plus supporter son caractère, peu importait ses dénégations ! À plus d’une reprise, le colosse avait fini en larmes sur le plancher de la chambre, jusqu’au moment où Zair, alertée par les hurlements, ne pénètre dans la petite pièce en trombe, calmant du mieux qu’elle pouvait le jeu. Chaque fois, il était revenu, acceptant les excuses tout aussi brutales que les démonstrations de colère, de l’homme partageant sa vie. Zane savait pourtant à quel point ses paroles, prononcées dans le seul but de blesser, étaient injustes. Zaya avait été, durant les dernières semaines – et peut-être même avant – autant sa fille que celle du colosse.

Et Zane ne comprenait pas. Pourquoi ? Tant de questions. Tout comme il ne comprenait pas non plus ses propres réactions. Les bras sans arrêt tendres, délicats, de Tekris, constituaient son seul repère en cette nouvelle vie dépourvue de joie, de rire, de bonheur. Sa seule raison de mettre un pied devant l’autre. Comme lorsqu’il se rendait au cimetière. Les nuits sans sommeil, les crises de larmes pour un rien, un morceau de patchwork signé par sa petite fille, une photo retrouvée en s’activant pour nettoyer la chambre de fond en comble. Un client accompagné de ses enfants au restaurant. Continuait-il vraiment à travailler ?! Oui, étrangement. Quelques temps. Avant de se faire renvoyer à cause d’incompatibilité de travail. Connard.

Cet humain était parfaitement au courant que sa fille venait de s’endormir !

Il n’avait même pas été présent quand elle avait lâché prise. Occupé à prendre du bon temps. Un monstre.

Manger, pour quoi faire ? Rien, le plus souvent. Apaiser un peu l’angoisse se muant fréquemment en inquiétude pure dans le regard voilé de verres grisés de Tekris, quand il lui demandait à son tour de prendre un peu plus soin de lui. Impossible de parler de Zaya. Pas encore. Il s’effondrerait, il le savait. Parfois, seuls dans leur chambre conjugale, les deux hommes se blottissaient l’un contre l’autre, s’autorisant une faiblesse totale, dépourvus de toute protection, d’armure, hurlant dans les oreillers, se serrant à s’étouffer, s’assurer que l’autre au moins, existait. Et Zair, exclue de ce duo avançant dangereusement dans un océan cherchant à toutes forces à les noyer, refoulait au plus profond de ses pensées sa propre douleur, prenant sur ses minces épaules la majorité des charges de la maison.

Ma pauvre petite sœur, à quel point je suis un mauvais frère, autant qu’un mauvais père.

Mais il ne parvenait à se défaire des vagues tourbillonnantes, de cette maudite petite bête élisant domicile dans son âme, si noire. Imaginer sa petite courir dans le salon – combien de fois s’était-il levé en trombe, réveillant au passage son compagnon, pour courir en pantalon de pyjama à l’extérieur, persuadé d’avoir entendu sa petite l’appeler. Pour filer s’enfermer dans la chambre restée intacte de son enfant, enfin convaincu par sa sœur et son amant que ce n’était qu’une petite voix dans sa tête. Une hallucination. Zaya, respire, juste un peu ! Pourquoi tu ne veux pas respirer ?

Je ne l’ai pas assez aimée…

Quatre mois après la mort de Zaya, Zair le surprit, rôdant dans le couloir menant à la petite pièce pourvue de sa propre salle de bain. Les cheveux vaguement noués en un catogan lâche, ne ressemblant en réalité à rien, Zane n’avait passé qu’un t-shirt gris uni, usé jusqu’à la trame. Le regard vide, le jeune homme s’arrêta devant la porte. Posant lentement la main sur la clenche menant à ce sanctuaire miraculeusement préservé, il ne put aller plus loin. Étouffant un sanglot douloureux, il porta une main gantée à sa bouche, s’effondrant sur la palier, le front posé sur le bois grinçant à force de gonfler sous le mauvais temps.

La gorge nouée, la jeune femme franchit les quelques mètres les séparant, glissant un bras sous l’aisselle de son frère pour l’aider à se redresser. Retenir sa tristesse quand elle croisa son regard, fut la tâche la plus difficile de toute son existence. Les yeux humides, rougis par les nuits sans sommeil et la peine ne le laissant pas une seconde en paix, jamais elle ne l’avait vu aussi désespéré.

– Zane, souffla-t-elle doucement, regrettant l’absence de Tekris. Écoute-moi, tu ne peux pas continuer comme ça. Te réfugier sans arrêt dans sa chambre, comme s’il s’agissait d’un sanctuaire, ça ne t’aide pas. Il serait peut-être temps d’agir. De… sceller quelques temps la chambre de la petite, laisser le chagrin s’apaiser.

– Non ! cria son frère, s’emparant de son poignet, comme pour la supplier, ou tenter de la menacer.

Zair ne put déterminer exactement l’effet recherché par le vert. Tout ce qu’elle savait, était que cela ne menait hélas à rien. Fermement, elle se dégagea, prenant les épaules, si amaigries, entre ses paumes.

– Tu en as besoin. Tout comme ce serait bien que tu sortes un peu plus.

– Je sors, grogna plaintivement le vert, ne cessant de fixer l’huis menant à l’objet de sa peine.

– Je ne parle pas de partir en mission, s’agaça Zair. Remue-toi, va prendre un repas en couple avec Tekris, toutes ces petites choses pénibles aujourd’hui, mais dont tu as besoin.

– C’est d’elle dont j’ai besoin, rien d’autre ! gémit Zane, tentant de forcer le passage.

Mais cette fois, Zair ne céda pas, appuyant de tout son poids contre son frère pour ne pas se laisser emporter par sa force. D’un coup de pied dans le tibia, elle l’obligea à se retourner, dos tourné à elle.

– Arrête ! Va voir Tekris, bon sang ! Fais-lui une surprise, il en supporte autant que toi ! Et ça lui fera plaisir !

Arrivée à l’entrée de la maison, elle poussa une dernière fois sur ses bras, le poussant à travers l’encadrement. Bien moins entraîné que dans son souvenir, conjugué à la peine rongeant autant son corps que son âme, Zane ne put résister à la poussée, tout étonné de se retrouver presque le nez contre le sol.

– En tout cas, ne reviens pas ici avant d’avoir passé un peu de temps avec lui.

Sans attendre de réponse, Zair claqua le battant. Le cœur pulsant douloureusement à ses oreilles, elle attendit d’entendre les bruits de pas de son frère crissant sur l’herbe mouillée, avant de s’autoriser à lâcher un petit soupir soulagé. Ses membres se mirent à trembler, ses jambes cédant sous son poids.

Plaquant les mains sur sa bouche, la jeune femme ferma ses paupières. Les serra, maudissant son impuissance profonde à apaiser, même momentanément son frère. Comme si elle n’avait pas réellement sa place dans cette équipe. S’était-elle une fois seulement laissée aller à son propre chagrin ?

Craquant enfin, épuisée de supporter presque la totalité de la maison, la petite Radikor ramena ses genoux contre son torse, sanglotant, épanchant les tourments de son âme malmenée. C’est qu’au fond, elle l’aimait bien, son insupportable petite nièce.


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Perché sur la berge menant au petit lac intérieur, Zane scruta avec une haine confinant à la souffrance la plus pure le haut château surplombant les eaux calmes. Même à cette distance, il distinguait avec plus ou moins de netteté la silhouette du roi de ces lieux, seul en sa contrée avec sa famille, jouer au ballon avec ses deux fils. Deux grands gaillards, blonds comme les blés et à la peau laiteuse, bien différents de son petit ange parti trop tôt, fillette à la peau claire, mais verte, et aux cheveux d’un bleu sombre sublime. Difficile de deviner que ces trois-là possédaient la même mère

Il ignorait comment il avait bien pu se retrouver là. Ses pas, ou son vol, passaient à la trappe de son esprit. Il savait juste être là, à fixer sans autre réaction toute la démonstration de ce que lui n’aurait jamais. Pourquoi ce roi de pacotille détenait-il le droit de s’amuser avec ses rejetons, et pas lui ? Les deux garçons paraissaient en pleine santé, forts et vigoureux. Était-ce de sa faute, alors, si Zaya avait hérité de gènes défaillants ?

Oh, si seulement il détenait même une fraction de réponse des milliers de questions se pressant sous son crâne, poursuivant une danse incessante, heurtant sans pitié les parois de son crâne, ricanant à ses oreilles à toute heure du jour ou de la nuit ! Oh, si seulement il parvenait à dormir, juste un peu, à cesser d’entendre, de voir sa petite fille partout ! Ne l’attendait-elle pas derrière ces murs de pierre, après tout ?! Elle avait cherché si fort à découvrir de quel ventre elle était née ; à présent qu’elle savait la vérité, il serait normal qu’elle décide de passer une part de son éternité à découvrir qui sa mère pouvait bien être.

Sa si chère petite, alors, c’était bien son rire qu’il entendait parfois à travers les couloirs glacés de la maison ? Elle l’attendait là-bas, elle voulait les voir tous les deux réunis, découvrir la vérité !

Sans plus hésiter, le jeune homme s’envola, prenant soin à rester sous les créneaux pour que les hommes de la famille ne remarquent pas sa présence. De toute façon, ils se trouvaient bien trop occupés à jouer à la balle, conclut-il avec une colère brûlante.

Une succession de pièces, somptueusement décorées en dépit de l’absence totale de personnel. Quelques tableaux dans le couloir par lequel il était entré, brisant une fenêtre lui paraissant un peu trop moqueuse. La plupart anciens, montrant des hommes, des femmes, des enfants, les générations de McKaan s’étant succédées siècle après siècle, la chevelure blonde se transmettant infailliblement. Et, tout au bout, un large tableau de famille. Récent, sûrement, les deux créatures miniatures encore enveloppées des rondeurs de l’enfance. Zane stoppa son pas lourd, hébété, pour détailler la peinture.

Une scène de famille heureuse. Et quelque peu clichée, également. Le père, assis sur le trône de la grande salle, tenant sur ses genoux son plus jeune fils, prenant garde à le caler exactement au creux de son coude. Et elle, debout, juste à côté, caressant la tête de l’aîné s’accrochant à sa robe, sobre mais soigneusement arrangée. Une main reposait délicatement sur l’accoudoir, si belle, si pure, que Zane sentit les larmes monter de nouveau à ses yeux. Un rêve, encore, ou avait-il réellement aimé cette femme, sa Maya, un jour ?

Un cri de surprise retentit dans son dos. Un bête réflexe le poussant, il se mit en position de défense, faisant volte-face. Se crispa, en même temps qu’il se détendit sensiblement.

Elle était là, devant lui. Resplendissante dans la lumière du crépuscule mourant qu’il en eut le souffle coupé. Les années n’avaient guère pu étendre leur emprise sur ce visage aux traits doux, les éclairs inversés sur ses joues en parfait reflet à sa chevelure bleutée. Et l’or de ses yeux, si étonnés de le trouver en ces lieux ! Sûrement avait-elle accouru précipitamment, alertée par le bruit du verre brisé, une faible coloration s’accordant avec sa respiration légèrement essoufflée.

Elle, si vivante, alors que sa pucette dormait sans possibilité de réveil !

– Tu n’es pas le bienvenu, déclara fermement Maya.

Sa petite Zaya voulait-elle qu’ils se confrontent ? Oh, ma fille, regarde ce que je fais pour toi !

– Pourquoi ? demanda-t-il doucement.

– Il va falloir être un peu plus clair que ça.

– Pourquoi ma fille, et pas l’un des tiens, hein ?! Pourquoi fallait-il qu’elle meurt ? Je ne l’aimais pas assez ?! Elle était le centre de ma vie, et elle est morte ! Juste après être venue te voir toi ! Pourquoi ne s’est-elle pas contentée de ce qu’elle possédait déjà ? Pourquoi as-tu été une ombre incessante tout du long de sa vie ?!

– Elle est… Je l’ignorais. Je te présente mes condoléances. Sincèrement. Je suis mère maintenant, et je comprends la douleur qui dois te ravager. Mais tu dois partir à présent.

– Pourquoi ? Dis-le moi !

– Comment le saurais-je ? explosa la jeune femme. Ce n’est pas ma faute si tu es incapable de t’occuper de ta fille ! Tu ne sais pas aimer.

– Je t’aimais, toi ! Et je l’aimais, elle !

– Encore un mensonge. Tu l’as pris avec toi uniquement parce que tu voyais son abandon comme un échec !

Zane avança d’un pas. Colère, souffrance, chagrin, horreur, haine mélangés dans un tourbillon infernal.

– C’est faux, assura-t-il, dangereusement calme.

Maya recula, alors, que lui continuait sa progression.

– C’est faux, je vous aimais ! hurla-t-il.

Oh, qu’il avait pu les aimer ! L’aimer ! Sa petite Zaya, par pitié, que quelqu’un la lui rende.

Un coup, porté sur sa joue, marque brûlante. Répondre, frapper à son tour. Rouler sur le sol en une danse létale, crier qu’il n’est pas responsable. C’est faux, cela aussi. Il avait tué sa fille. Ne s’était jamais rattrapé de ces deux années à ne pas pouvoir l’apprécier, l’approcher sans se crisper.

Ses doigts se fermèrent sur la gorge si gracile, si désirée. Elle non plus, il ne l’aurait jamais. Mais il s’en fichait. Zaya ! Qu’elle regarde, à quel point il l’adorait, son enfant ! À présent il désirait la retrouver de toute son âme, alors que sa prise se resserrait, encore et encore, les sanglots secouant son corps de convulsions saccadées. Zaya, sa fille ! Sa gorge hurla son amour à cette petite parenthèse enchantée dans une existence invivable. Cesser de vouloir conquérir le monde pour elle, renoncer à ses déchaînements et tentatives d’élimination des Stax pour respecter un Code, que sa fille soit fière de lui. Sa mère… Encore un sujet dont ils n’avaient pas pu discuter, une nouvelle fois.

Le corps bloqué sous le sien cessa de s’agiter. Pourquoi ?! Ne se battait-il pas, une seconde auparavant ?

Un hurlement de terreur, encore dans son dos. Personne ne savait lui faire face, ou quoi ?

L’onyx de ses iris croisa l’or. Il le connaissait, ce gosse, sur la peinture, une seconde auparavant. Pourquoi pleurait-il comme ça ? Des histoires à son sujet, sûrement. Lentement, il leva les mains.

– Je ne te ferai pas de mal, murmura-t-il. Je ne touche plus aux gosses.

– Maman… répondit seulement le gamin.

Zane ouvrit la bouche, pour annoncer à Maya qu’elle pouvait se réjouir, il partait. S’arrêta quand, une fois debout, son pied heurta un amas mou. Baissa les yeux.

Les yeux grands ouverts dans une grimace d’horreur, les mains crispées autour de sa gorge, son amante d’une nuit le figeait, le regard lourd de reproches. Aucun mouvement. Et ces iris autrefois éclatants, si vides !

Horrifié, le jeune homme fixa ses mains, dépourvues de gants. Impossible ! Ce ne pouvait être réel !

Non non non non non non non non non !!

Trébuchant dans sa fuite, il n’entendit qu’à peine les sanglots de l’enfant, hurlant pour appeler son père à l’aide. Ce n’était pas possible. Il se souvenait s’être battu, mais pas…

La boule dans sa poitrine grossit, grossit, au point de l’empêcher de pleurer, alors que la réalité de ses actions venait le frapper de plein fouet.

Ce n’était guère un cauchemar. Il avait assassiné… Pour de vrai. Tout comme il avait tué sa petite fille. Il détruisait tout ce qu’il touchait. Encore.

Et Zair alors ? Et Tekris ?! Tekris… Lui qui ne cessait de se tenir à ses côtés, jour et nuit, ne partant que pour travailler… Combien de temps avant qu’il ne le détruise à son tour ?

Il devait les protéger. Les protéger de sa personne. Il n’était qu’un vulgaire monstre. Détestable. De toute façon, que pouvait-il faire, sans sa si tendre enfant ? La seule belle part de son âme.


µµµ


Il peinait de plus en plus à avancer. Comme si le poids du monde, de l’horreur de son être, venait de le frapper de plein fouet. Une punition divine, qui savait ? Pour le monstre qu’il était. De son pas titubant, il errait dans les rues de la ville. Quand était-il revenu au centre de Béhovian ? Il l’ignorait. Tout, mais ne pas passer devant la route menant à l’hôpital. Un dernier effort, un dernier sursaut.

Reprenant enfin le contrôle de son corps, ravagé par la honte, le chagrin, la culpabilité, la haine, le jeune homme emprunta la direction de la gare. Il lui fallait partir, vite. Certes, il ne possédait pas l’argent pour se payer le dernier billet, mais il s’arrangerait, comme toujours. Les heures de pointes, au moins, ne viendraient pas le retarder. Un coup d’œil au panneau d’affichage, juste à l’extérieur du bâtiment faisant office de quai, bien trop rustique pour mériter son nom, l’informa qu’un train passait dans une petite demi-heure.

Lentement, il remonta les rails, patientant. Bientôt, il rencontra une vieille femme, du genre peau de vache que personne n’apprécierait rencontrer. Encore moins tard le soir, sous peine de subir une leçon assommante de morale. À tout hasard, il lui adressa un vague signe de tête en signe de salut.

Un grondement puissant monta au loin, et Zane se pencha prudemment, vérifiant qu’il s’agissait bien du train. Aussitôt, la vieille se rua sur lui, lui reprochant son imprudence. Enfin, personne de sensé n’allait s’amuser à tirer la langue aux wagons, enfin ! Le jeune homme haussa les épaules, l’ignorant d’abord. Desserra les lèvres quand il aperçut le train négocier un tournant délicat. La visibilité à l’endroit où ils se tenaient était presque nulle du point de vue du conducteur, Zane le savait.

– Désolé, madame, mais je dois rejoindre ma fille. Elle m’attend depuis trop longtemps maintenant.

Quand la face grimaçante de la locomotive sortit enfin de son tournant, il sauta du quai, atterrissant sur les rails usés, aux traverses noircies par le passage du temps. Seul un vague crissement remonta jusqu’à ses oreilles.

Pardonne-moi, Tekris, je t’en supplie. Je ne pouvais pas. Je t’aurais brisé. Je suis détruit.



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