Au nom de ma fille
Les origines
L’enfant de dix ans passa une main gantée dans ses cheveux ébouriffés. Rien n’y faisait, Zaya avait beau passer la brosse encore et encore, le début de l’hiver les rendaient trop statiques pour pouvoir en faire quelque chose de propre. Reposant l’instrument de torture, elle lança un regard résigné au miroir.
Elle n’aimait pas l’image qu’il lui renvoyait depuis quelques temps. Elle ne se trouvait pas laide, au contraire, elle avait une grande confiance en son charme naturel et encore innocent de l’enfance. Tekris n’arrivait toujours pas à résister à ses grands yeux pleins d’espoir et de foi en lui, et elle en profitait éhontément. Mais au fond, ce n’était que de la taquinerie, elle n’aurait jamais manipulé volontairement le colosse pour plus grave raison qu’éviter une punition – un peu – justifiée. Et puis, la fillette voyait bien l’affection portée à son père ; elle n’était pas le meilleur stratège du monde, seulement elle savait pertinemment que Tekris ne contrarierait pas son chef d’équipe s’il pouvait l’éviter, dusse-t-il se forcer à résister à sa redoutable fille ! Bref, Zaya n’avait aucun complexe d’infériorité, et se révélait loin d’être timide.
C’était tout autre chose.
Plus elle grandissait, plus ses traits s’affinaient, s’adoucissaient, s’éloignaient des lignes acérés si caractéristiques de son père. Son visage carré s’était allongée, se parant de courbes encore discrètes. Ses yeux s’étaient agrandis, ses sourcils affinés. Sa bouche n’avait plus le pli boudeur qui ressemblait tant à celui de Zane, et seul son nez un peu grand mettait en avant leur lien de parenté. Même ses cheveux s’étaient parés d’un bleu profond, et leur raideur était loin de la chevelure épaisse et claire de son paternel. Chaque détail de son physique, elle le comparait encore et encore, mais elle s’éloignait inexorablement du mini-Zane féminin de son enfance. Certes, elle lui ressemblait encore si on s’arrêtait au cadre général. Mais il devenait évident que cela ne durerait pas.
Et elle détestait ça.
Depuis toute petite, c’était sa joie, sa façon à elle de se rapprocher de lui. Ayant grandie sans mère, elle accordait énormément d’importance à tous ces petits détails lui assurant d’être au minimum la fille de son père. Son physique était ce qui la rapprochait le plus de lui, ce qui la rassurait, plus ou moins consciemment. Alors, de quel droit les années lui ôtaient-elles ce droit ? Elle demandait juste à continuer à lui ressembler, à être sa fille tout craché ! Était-ce si difficile, était-ce un si grand caprice ? Elle n’avait jamais demandé à grandir, à changer !
Je veux revenir en arrière.
Réaction totalement immature bien sûr. Mais ça, elle s’en tamponnait le fondement avec ses arpions tiens. Plus douloureuses encore étaient les implications de ces changements. Car elle n’était pas complètement stupide, elle se doutait bien d’où venaient ces traits. Pourquoi devait-elle lui ressembler ? Elle, la grande absente de sa vie. Celle que Zaya détestait tout en désirant plus que tout la connaître. Depuis son escapade hors de l’école (qu’elle n’avait pas réitéré, ou du moins pas sans prévenir sa famille), elle avait tout de même pu rassembler quelques renseignements sur sa mère, dont une partie devinés intuitivement. Tout d’abord, Zair et Tekris savaient qui elle était, ça c’était certain. Elle était en vie également, sans s’en rendre compte, les Radikors n’employaient pas le passé quand ils l’évoquaient. Elle aimait les livres, tout comme l’enfant qu’elle avait engendré, et Zane avait eu des sentiments pour elle, désormais transformés en rancœur et en amertume. Zaya avait deviné être ce que la population appelait une erreur ; elle avait dix ans, son père vingt-six, elle était capable d’aligner deux et deux merci beaucoup. Et c’était papa qui avait décidé de prendre la conséquence à sa charge. Sa mère était aussi adolescente quand elle était tombée enceinte.
Mais ce n’était pas ses plus importantes découvertes.
Grâce à un interstice patiemment creusé entre deux briques, recouvert d’un morceau de tissu afin que personne d’autre n’ait vent de son existence, elle avait vu, un soir où tout le mode la croyait endormie, son père tirer une petite boîte d’un double fond de son armoire. Il lui disait tout, et ce d’aussi loin que Zaya se souvenait, comme s’il craignait donner à sa fille l’idée de lui mentir. A l’exception d’un seul sujet. Deux années durant, il s’était efforcé de répondre du mieux possible aux questions de la petite fille sur sa mère, tant que le thème de son identité n’était pas abordé. Mais chaque fois, cela le plongeait dans les méandres de ses pensées, et les jours suivants, il se montrait nerveux, sur le qui-vive, ou bien trop détendu pour que cela soit sincère. Et, partagée entre sa soif de savoir enfin et l’envie de ne plus tourmenter inutilement son père, elle avait choisie de découvrir la vérité par elle-même. D’accord, elle éprouvait une pincée de mauvaise conscience à l’idée de faire tout cela derrière le dos de ses tuteurs. Mais l’envie profonde de connaître ses racines était plus forte, ses scrupules, certes justifiés, ne faisaient pas le poids.
S’encourageant mentalement – après tout, elle allait pénétrer le sacro-saint des sanctuaires, la chambre de papa, théâtre de longues heures passées ensemble sous la couette, à faire la lecture en buvant un bon chocolat chaud maison –, elle s’étira en étouffant un bâillement. Grimaçant, elle posa avec appréhension ses fins pieds sur le sol, puis s’appuya sur le rebord du lavabo pour s’aider à se redresser. Cela faisait quelques jours qu’elle avait des douleurs aux jambes, en plus de saignements de nez réguliers, aussi marchait-elle avec précautions, attentive au moindre signe pouvant indiquer la nécessité de se reposer. Soulagée de ne sentir qu’un léger tiraillement supportable, elle s’avança doucement, sortant de la pièce d’eau. Remontant le couloir en s’aidant du mur, elle apprécia le contact à la fois doux et rugueux sous ses doigts. Les briques de terre étaient un excellent isolant thermique, aussi pouvait-elle se permettre de rester pieds nus, le son de ses pas étouffés par les épais tapis recouvrant le sol. Il y en avait de toutes les formes, et de toutes les couleurs, cousus les uns avec les autres, formant un étrange patchwork multicolore. C’était sa tante qui, aussi loin dans ses souvenirs, revenait les bras chargés de pièces de tissu disparates, de formes irrégulières, dénichées elle n’avait jamais dit où. Au fond, Zaya ne s’y intéressait pas. Seules les longues heures passées à choisir ensemble quel morceau irait où, pourquoi, puis à genoux dans les couloirs afin d’ajuster leur création aux dimensions souhaitées comptait pour elle, tissant une toile de réminiscences bienheureuses, douce à sa mémoire. Tout était parti d’un « hors de question de me riper plus longtemps les pieds, j’suis pas masochiste moi » de sa tante. D’ailleurs, le visage décomposé de son père devant l’interrogation de sa fille - « c’est quoi un masochiste ? » – valait le coup d’œil, avec du recul.
Enfin, elle s’arrêta devant la porte de LA chambre. Un simple battant de bois sans serrure, bien différent des trois cadenas de celle de sa tante, ou de l’œuvre d’art, fortement abstraite et plus ou moins réussie de son parrain (au moins avait-il le mérite de faire les choses de ses propres mains).
Zaya avait toujours connu son père ainsi, ne se souciant pas d’avoir quelque chose de beau ou de très travaillé quand il s’agissait de sa personne. Pourtant, plus d’une fois, Zair ou Tekris lui avait confié qu’il en était autrement durant leur adolescence : amoureux des fioritures, mégalomane à souhait, papa se fichait bien d’écraser les populations dans sa main, faisant ce qui lui passait par la tête, pourvu qu’il soit persuadé d’en devenir plus puissant. Son caractère avait énormément changé quand Zaya avait débarqué dans leur vie, presque du tout au tout, rajoutaient-ils.
Elle n’y avait pas cru au début. Son papa rien qu’à elle ? Lui qui n’arrêtait pas de lui dire « études d’abord, kaïru ensuite » ? Qui ne s’était pas acheté de nouveaux vêtements depuis six mois, et encore en avait-il reçu pour son propre anniversaire ? C’était tout à fait logique d’en rire. Enfin, sauf pour le kaïru. Et encore, lorsque la fillette avait eu ses neuf ans l’année dernière, les Radikors avaient annoncé qu’elle pouvait désormais apprendre les bases, une fois les devoirs scolaires finis. Elle ne comprenait pas très bien toutes ces histoires de Redakaï, de camp adverse et de récolte à la vérité. Par contre, elle saisissait sans problème que les attaques contenues dans les X-Readers permettaient de mettre la misère aux ennemis de sa famille ! Peu lui importait d’être étiqueté « côté du mal » ou autre nuances inintéressantes au possible.
Mais bref, comme disait Pépin. Elle n’avait pas toute la journée. Ce matin, en voyant les paupières de sa fille se fermer toutes seules et ses difficultés de concentration évidentes, Zane avait décidé de la garder au chaud à la maison. Se demandant si elle ne couvait pas une grippe ou autre maladie hivernale, un rendez-vous avec le médecin était prévu pour la fin de semaine, et il avait même poussé le vice en voulant rester près d’elle pour la journée. Zaya avait eu du mal à le convaincre de la laisser seule, usant de toute sa force de persuasion. Heureusement, l’X-Reader de papa avait émit un bip caractéristique, indiquant une nouvelle relique kaïru.
Une telle occasion ne se répéterait probablement pas avant longtemps ; en temps normal, il y avait toujours un Radikors à la maison avec elle. Et elle s’était suffisamment reposée pour pouvoir garder les yeux en face des trous. Enfin, suffisamment ouvert pour ne pas rater les coins. C’était maintenant ou jamais si elle voulait avoir une chance d’en savoir plus sur ses racines.
Posant la main sur la poignée, Zaya se contraignit à ignorer les battements accélérés de son coeur, ainsi que son instinct de petite fille soufflant qu’il était formellement interdit d’entrer dans la chambre de papa en son absence. Enfin, elle la baissa, entrant à petits pas.
L’intérieur était plutôt sobre. Un grand lit trônait dans le coin gauche opposé, une table de chevet à ses côtés. Sur celle-ci, une lampe fantaisie en forme de grenouille – cadeau de Tekris – et un livre pratique sur la permaculture, à la droite d’une photo de Zaya enfant jouant dans la forêt. Le bureau, éternellement en désordre, était calé derrière la porte avec la corbeille et une chaise confortablement rembourrée. Un tapis recouvrait le sol, se heurtant aux bords de l’armoire à droite du lit. Enfin, une commode remplie d’objets divers et de papiers terminait l’ameublement de la pièce. Quelques photos de Zaya étaient accrochées aux murs, et plusieurs bibelots offerts par son parrain ou ramenés de mission pour compléter le tout, et la fillette avait fait le tour du monde. Rien, à première vue, ne laissait penser à quelconque objet dissimulé.
Sans hésiter, Zaya alla droit sur l’armoire. Constatant avec regret l’éternelle présence du grincement horripilant à l’ouverture des portes, elle tâtonna le fond du meuble, mémorisant rapidement la disposition des vêtements et autres draps à l’intérieur. Et dire que son père faisait tout un cirque si sa chambre à elle n’était pas rangée toutes les semaines !
Sous sa main, un bruit sourd retentit, étouffé par les piles de tissu.
Déglutissant péniblement, elle ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à la fenêtre, histoire de ne pas se faire surprendre la main dans le sac. Ne voyant rien à l’horizon, elle ne savait si elle était soulagée ou plus angoissée encore.
Ayant vu comment faire auparavant, elle tire d’un coup sec le panneau de bois vers elle.
Coulissant dans un bruit feutré (visiblement, Zane s’était arrangé pour que l’opération fasse le moins de bruit possible), il dévoila une petite cachette, carrée, à peine plus grande qu’un atlas. Un petit coffret, d’une banalité presque incongrue, y trônait dans un silence total.
L’attrapant avec précaution, Zaya le secoua lentement près de son oreille. Elle entendit nettement quelque chose bouger à l’intérieur, mais rien qui ressembla à du verre ou autre matériau fragile. Intriguée, la petite fille chercha la serrure fébrilement. Cependant, malgré ses efforts, elle n’en vit aucune, comme si l’objet était fait d’un seul tenant. Sauf qu’elle avait vu son père l’ouvrir et le refermer !
Passant ses doigts le long des nervures du bois, elle les étudia avec attention. Il y avait donc une astuce, mais laquelle ? Tout ce qu’elle parvenait à sentir, c’était d’infimes traces de kaïru imprégnées dans le bois. Comme s’il avait été utilisé très souvent, mais en toutes petites quantités.
Elle fronça les sourcils, sentant tout à coup une irrégularité. Là, une petite marque ressemblant à une encoche, avait été discrètement taillée. Mais ce n’était toujours pas une serrure, songea-t-elle, l’agacement pointant le bout de son nez. À moins que…
Examinant plus attentivement le fragment de bois, Zaya sourit largement. Elle n’y avait d’abord pas prêté attention, mais les charnières étaient dans le sens inverse dont elles devraient être. Le coffre avait été volontairement monté à l’envers. Ce qui signifiait, pour l’ouvrir…
Elle ferma les yeux, se concentrant sur l’intérieur de la petite boîte. Se servant de l’empreinte du kaïru contenu dans l’ensemble de l’objet, elle reconstitua mentalement son intérieur, comme une image en trois dimensions. C’était un peu le même principe des peintures corporelles lumineuses : dans le noir, de l’environnement ou de son esprit, la disposition de la peinture ou du kaïru permettait de deviner les contours de ce qui leur servait de support. Ainsi, Zaya distinguait sans peine le petit loquet, derrière l’entaille dans le bois. Il lui suffisait de se servir de son énergie intérieur pour le soulever, et normalement…
Un cliquetis sec l’informa de sa réussite.
Se retenant de justesse de battre des mains, la fillette, très fière d’elle, s’empressa de pousser le couvercle.
Il n’y avait pas grand-chose à l’intérieur du coffret. Son bracelet de naissance, minuscule, qu’elle mit autour de son pouce, médusée d’avoir pu porter un jour quelque chose d’aussi petit. Dans un flacon, après une seconde où elle vécut une des plus grande interrogation de sa vie, elle comprit qu’il s’agissait de ses dents de lait, soigneusement enveloppées dans un mouchoir en tissu. Zaya ne put s’empêcher de pouffer. A quelques mois près, elle se spoilait l’histoire de la petite souris ! Puis, deux pierres de petite taille, calcinées, dont elle n’avait aucune idée de la provenance ou de la signification, aussi les déposa-t-elle rapidement sur le côté.
Quelques photos ensuite, sur lesquelles elle était encore un nourrisson. Étranges détails, sur aucune ne se trouvait son père, et à l’arrière-plan se dressait des tentes de taille moyenne. Zaya n’avait aucun souvenir de cette époque, ce qui était plutôt normal au vu de son âge. Elle croyait même jusque là que les guitounes entreposées dans la remise n’avaient jamais vraiment servies. Des vacances peut-être ? Sa tante ne semblait pas vraiment savoir quoi faire du bébé dans ses bras, hurlant visiblement pour une raison connue du bambin exclusivement. Et Tekris avait raison en fait, elle se faisait vraiment des chignons adolescente ! Le colosse, à ce propos, était tout le contraire : tenant parfaitement le bébé en dépit de sa bouille renfrognée, il souriait largement à l’appareil, visiblement à l’aise.
Enfin, Zaya arriva jusqu’à une photo plus grande, pliée en deux, renfermant deux images plus petites. Les seules du coffret sur lesquelles figurait son père avec elle bébé. Les seules de toute la maison, réalisa la fillette. Sinon, elle avait au minimum deux ans sur les cadres, qu’il s’agisse de ceux de la chambre, du salon ou toute autres pièce. La première représentait Zane, crispé, sa fille dans les bras, la regardant comme s’il peinait à réaliser qu’elle était bien là. Sur la deuxième, il avait relevé la tête, la serrant avec force contre son torse d’adolescent, le regard tourné vers Tekris qui l’avait rejoint et lui tenait l’épaule, un sourire encourageant sur le visage. Le colosse regardait son chef d’équipe avec une tendresse étrange, différente de celle du quotidien. Plus douce, plus mélancolique également.
Zaya se sentit chamboulée à l’intérieur. Comment son père pouvait-il sembler tant vieillir entre les deux photos, alors qu’elles avaient vraisemblablement été prises le même jour ? Et comment était-il possible d’exprimer à la fois une joie infinie sur un visage, et en même temps dégager une telle impression de tristesse ? La petite fille en eut les larmes aux yeux, sans vraiment parvenir à décrypter les sensations confuses qui l’assaillait.
Écartant ces images impossible à comprendre pour le moment, elle déplia la dernière photo.
Celle-ci était encore différente, et encore plus indéchiffrables pour l’enfant qu’elle était. Cela ressemblait à une très vieille photo de classe, puisque son père n’avait pas plus d’une douzaine d’années. Immédiatement, elle fut frappé par son air insouciant et, il fallait le dire, je-m’en-foutiste, arboré. Jamais, elle qui le connaissait grave, le front plissé, ou souriant même quand ils jouaient ensemble, n’avait-il montré une telle expression, donné une si forte impression de jeunesse. Ensuite, elle remarqua que les autres personnes l’entourant lui étant inconnues. Il y avait un homme déjà âgé, à l’air sévère, en tenue traditionnelle asiatique : pantalon large noir fourré dans d’épaisses bottes de la même couleur, long kimono gris descendant jusqu’à ses chevilles, par-dessus lequel était glissé un manteau tout aussi long noir aux manches bouffantes rouges, les avant-bras enserrés dans des bandages jaunes. Et surtout, une large ceinture, portant l’emblème du Redakaï qu’elle connaissait si bien, était nouée autour de sa taille. Deux autres enfants, hormis son père, étaient présent, et tous étaient en kimono d’entraînement, le même symbole sur leur ceinture – ou obi, elle ne savait plus trop la différence.
Papa, combattant du Redakaï ? Il le considère comme son ennemi juré pourtant !
Mais ce n’était pas la plus grande surprise qui l’attendait. Elle passa rapidement sur l’autre garçon, un humain aux cheveux ébouriffés noirs et aux yeux bleus, sur lequel Zane lâchait un regard méprisant. Et se figea dès la seconde où elle observa le dernier enfant, une fille a contrario.
Ce ne furent pas ses yeux dorés qui l’interpellèrent, pas plus que ses cheveux bleu foncé noués en une extravagante queue-de-cheval se terminant en une sorte d’éventail se déployant derrière son crâne. Sa peau métisse, encore moins. Ce qui la fit trembler de manière incontrôlée de la tête au pied, fut les marques que la fille arborait sur les joues. Des marques bleues, ressemblant à des éclairs inversés.
Zaya porta instinctivement la main à ses flancs. Quel pourcentage pour qu’il ne s’agisse que d’une coïncidence ?
Remuée, elle n’en était pas au bout de ses surprises. Dérivant sur l’arrière-plan, elle distingua un monastère, l’arrière-plan emplit de montagnes. Les personnages de la photo se tenaient dans une cour circulaire, entourée de quatre piliers. Elle reconnaissait sans peine les reliefs rocheux, la forme particulière des pics. C’était ceux qu’elle voyait au travers de la fenêtre de son école, à l’horizon de Béhovian, elle en aurait mis sa main au feu !
Le monastère donc ? Le fameux monastère où résidait le maître du Redakaï, ce Baoddaï dont son père ne pouvait prononcer le nom sans le cracher ? Celui où elle avait interdiction formelle et absolue de s’approcher car rempli d’ennemis ? Était-elle en pleine hallucination, ou s’était-elle endormie sans s’en rendre compte, plongée dans un cauchemar ?
Zaya ne savait plus quoi penser, à dire vrai, elle en était incapable. Trop de questions, trop d’informations lui étaient jetées à la face, sans aucune réponses puisque le coffret ne contenait rien d’autre. Elle en regrettait sa curiosité, et cette satané boîte qui ne lui apportait que d’autres questions. Et celle qui lui revenait en boucle, telle une litanie populaire, c’était : pourquoi ? Seulement, elle n’aurait pu compléter sa pensée, même sous la torture.
Dans un état second, la fillette rangea tous les objets minutieusement, prenant garde à tout remettre comme avant. A l’exception de la dernière photographie, repliée puis glissée dans sa poche. Elle n’avait pu s’en empêcher, faisant fi du risque que cela comportait. Il fallait qu’elle se concentre sur autre chose, n’importe quoi, pour repousser le tourbillon faisant rage sous son crâne.
Puis, elle remit le coffret en place, coulissa de nouveau le panneau, sur lequel elle entassa tout ce qui traînait. Enfin, elle referma l’armoire du bout des doigts, comme si elle manipulait un serpent venimeux, ressortant à pas de loup de la chambre.
µµµ
Les yeux fixés sur le plafond, bras croisés derrière la nuque, Zaya avait retrouvé un peu de calme intérieur quand elle entendit la porte d’entrée s’ouvrir, puis se refermer avec précaution. Se prendre tant d’informations, pour la plupart encore incompréhensibles, sur le râble après des années de compte-gouttes l’avait secouée dans tous les sens. Passant par plusieurs phases différentes, allant de l’impression d’être vide à la colère, sans oublier l’incompréhension. Seule subsistait l’envie de comprendre tout ce que voulait dire ces mystérieuses photos. Mais elle ne pouvait en parler à personne, ou du moins pas directement, sinon il faudrait aussi admettre avoir fouillé dans les affaires de papa, donc l’avoir espionné. Et là, elle ne doutait pas une seconde que la punition ne lui plairait pas…
Tendant l’oreille, elle reconnut les bruits de pas s’approchant comme étant ceux de Tekris.
Papa est sûrement retourné travailler, comme tante Zair.
Devant rattraper deux heures de travail pour avoir son compte à la fin du mois, le premier ne pouvait guère laisser à la trappe la fin de sa journée, bien que cela avait le don de le mettre hors de lui. Détestant les humains, il avait parfois du mal à accepter de devoir travailler dans leur société. Et encore n’était-il plus serveur, renvoyé suite à une esclandre. Sa tante, elle, avait nombre de rendez-vous au cours de la journée, le kaïru la retardant sans nul doute. Ne restait plus que Tekris pour lui tenir compagnie. Ayant un emploi à mi-temps dans le drive, son parrain avait du moduler ses horaires pour veiller sur elle.
Un petit coup fut frappé sur la porte, suivi de son ouverture. Voyant la petite réveillée, Tekris lui sourit, s’asseyant en tailleur sur le sol pour ne pas déranger le lit.
– Comment vas-tu pucette ?
– C’est mieux, murmura-t-elle, le regardant avec une intensité qui le mit mal à l’aise.
Zaya se releva légèrement, calant son dos contre le mur afin de discuter confortablement.
– Vous avez gagné le kaïru ?
– Eh bien, oui et non, grimaça Tekris. Nous avons gagné le défi contre les Taïro, mais d’après eux, nous n’avons pas respecté stricto santos les règles du code kaïru. Ils voulaient tout prendre, seulement Zane, appuyé par Zair, les a menacé de se battre à mains nues s’ils osaient. Du coup, nous avons fini par partager l’énergie.
– Laisse-moi deviner : c’est toi qui a proposé cette solution ?
– Du tout, personnellement, j’étais pour leur rentrer dedans. Balistar en a eu l’idée en réalité, et il fallait bien accepter pour éviter le pugilat !
– Tu sais, je crois que papa a de la chance de t’avoir.
Surpris, Tekris cessa de mimer ses propos pour la fixer de nouveau.
– Et moi, je veux bien te considérer comme mon deuxième papa.
– Zaya…
Ému, le colosse se releva pour prendre le petit brin de fille dans ses bras. L’embrassant sur le front, il la leva à hauteur de ses yeux, prenant un air faussement soupçonneux.
– Dites-moi, jeune fille, auriez-vous quelque chose à me demander ? Ou la fièvre est-elle soudainement montée en flèche ? Si ce n’est ni l’un ni l’autre, que me vaut l’honneur de cette déclaration ?
– Rien en particulier. Je me disais juste que ce serait bien que papa ait quelqu’un d’autre que moi. Je veux dire, quelqu’un qui compte aussi fort dans sa vie.
– Zane ne pourra jamais aimer quelqu’un aussi fort que toi pucette ! C’est une vue de l’esprit ça.
– Ben, peut-être pas. Papa a besoin qu’on le bouscule un peu, sinon il ne verrait même pas son gâteau préféré s’il était sous son nez.
– Hum, voilà quelque chose sur lequel je ne parierais pas. Mais tu es bien sérieuse aujourd’hui. Tu m’inquiète un peu en fait, éluda Tekris en posant une main sur le front de la petite. Un peu chaud peut-être, mais rien de trop grave pourtant… Tu es sûre de te sentir bien ?
– Rah, mais oui !
Se tortillant pour échapper à sa prise, Zaya réussit à retomber sur le lit d’un coup de rein souple. Relevant le museau, elle planta ses prunelles droit dans celle de son parrain, comme à son habitude.
– Dis plutôt que tu es jaloux qu’une enfant de dix ans soit aussi douée pour la subtilité.
– Et particulièrement modeste avec ça, ce qui ne gâche rien.
– Ce n’est pas très gentil. Et puis d’abord…
Elle s’interrompit, grimaçante. La voyant se frotter les yeux, Tekris écarta quelques mèches rebelles de son front, les replaçant derrière son oreille. Il détestait voir la petite souffrir. Il détestait se sentir impuissant. Comme en ce moment. Comme un peu tout ce qui avait trait à l’enfant d’ailleurs. De toute manière, Zane se chargeait avec brio des bobos de sa fille, quels qu’ils soient, ne laissant personne s’interposer entre elle et lui.
Mais surtout, il s’inquiétait des douleurs redondantes de Zaya.
– Tu as mal à la tête ?
La fillette grogna de façon peu amène. Admettre une faiblesse, elle ? Plutôt avaler un plat entier d’endives !
– Je vois… Au moins, quand tu seras devant le médecin, dis-lui la vérité hein. Ne va pas prétendre ne pas comprendre pourquoi tu es dans son cabinet. Sinon, Zane sera là, il se fera une joie de décrire tes symptômes.
– Beuh… Je vais y réfléchir. Maintenant, je suis fatiguée.
– Tu as roupillé toute la matinée, s’étonna Tekris, à deux doigts de reprendre sa température.
– Et alors ?
– Rien, soupira-t-il, désabusé.
Il se leva en s’étirant, satisfait d’avoir évité la crampe. Mais alors qu’il s’apprêtait à sortir, il fut interpellé par Zaya, sur le seuil de la porte.
– Tekris, le médecin, il est bien à Béhovian ?
– Oui pucette, pourquoi ?
– Pour rien, je voulais être sûre.
µµµ
– Dis-moi, Zaya, aurais-tu parlé à Tekris récemment ?
Détournant le regard du paysage défilant rapidement à travers la vitre de la voiture, l’intéressée le reporta sur Zane. Arrêtés à un feu rouge, ce dernier pouvait librement l’observer de face, guettant ses réactions. Dans cette position, impossible de mentir, il le verrait tout de suite. Elle haussa les épaules, se mordant la lèvre pour ne pas sourire.
– Ben oui, au petit déjeuner, quand il m’a dit de me couvrir.
– Moque-toi de moi, cruelle ! Je veux dire, avez-vous parlé de choses inhabituelles ?
– Je ne sais pas trop… Non, il ne me semble pas. Pourquoi ?
Se raclant la gorge, Zane se concentra sur la route. Le signal passait au vert, et il n’avait guère envie de lambiner. Ils allaient quand même chez le médecin pour sa fille ; hors de question d’être en retard !
Il attendit de passer le tournant serré faisant la liaison entre la grand-place et la rue commerçante, avant de répondre enfin, comme s’il n’y croyait pas trop – ou cherchait le piège.
– Eh bien, il m’a proposé d’aller dîner tous les deux en ville ce soir. Sans Zair… ni toi.
– Et tu vas accepter ?
Pilant brutalement à cause d’un piéton traversant la chaussée, Zane marmonna une aménité peu adaptée aux chastes oreilles de la petite. Enfin, chastes… Elle n’avait pas connaissance de toutes les déclinaisons possibles au moins. C’était bien pour ça qu’il ne faisait pas attention à ces maudits humains pleins de pieds : puisque ces andouilles n’étaient pas capables de regarder avant de traverser, pourquoi faire un effort ?
– Je ne sais pas encore, ça va dépendre de ce que dira le médecin.
– Tu détermines trop de trucs par rapport à moi, déclara Zaya en croisant les bras. Et puis tu t’inquiètes trop aussi, tout ça pour un peu de mal aux jambes et de la fatigue. Si tu veux me voir en pleine forme, fais-moi l’école à la maison et entraîne-moi à devenir une combattante pour renforcer mes muscles !
– Tiens donc ? Tu oublies tes saignements de nez très chère.
– Tsk. Ça, c’est encore autre chose. Et puis, voler sur ton dos tous les jours, c’est pas très sain. Maintenant que je sais le faire, je suis assez grande pour aller à l’école toute seule.
– Alors ça, pas question ! Tu n’imagines même pas le nombre de détraqués qui courent les rues !
– Si, je sais, j’ai une bombe au poivre dans mon cartable pour me le rappeler. C’est toi qui me l’a achetée, si tu as oublié. Et d’abord, Clémence elle vient toute seule tous les jours, alors qu’elle a huit ans !
– Je n’ai jamais douté de l’irresponsabilité des humains.
Boudeuse, Zaya se rencogna dans son siège. Elle avait beau s’être attrapé un rhume, avoir la goutte au nez et la voix d’un canard, sa pucette parvenait à se draper dans un voile de dignité incontestable. Personne ne pouvait se moquer avec un air royal comme le sien. Amusé, son père passa la main dans ses cheveux pour les ébouriffer, ce qui lui valut un grognement mécontent.
– J’ai mis une heure à les coiffer ce matin papa !
– Non mais tu es au courant que la crise d’adolescence, ce n’est pas avant douze-treize ans ?
– Tu m’as toujours dit que j’étais précoce.
– Bon, soupira Zane, trêve d’amabilités, nous sommes arrivés.
Garant la voiture à la hâte, il s’autorisa une pointe de satisfaction en voyant qu’il ne dépassait presque pas les contours de la place. Pas mal. En plus, il n’avait même pas embouti l’autre voiture à côté cette fois !
Descendant à son tour avec lenteur, Zaya ouvrit la bouche pour lui faire remarquer que le bord du trottoir était peint en jaune. Mais elle se ravisa, se dépêchant de prendre son père par la main pour l’amener jusqu’au cabinet. Elle n’était pas certaine qu’il connaisse la signification de la signalisation, mais dans le doute, elle ne voulait pas prendre de risques.
Elle se mordit la lèvre, une petite voix mentale la morigénant pour ce qu’elle allait faire.
C’était sûrement méchant. Mais elle venait d’avoir une idée, plus simple que son plan initial, afin d’échapper à la surveillance assidue du paternel et rejoindre le monastère. Elle allait s’en vouloir après coup, c’était certain. Sauf qu’elle était décidée à obtenir des réponses aujourd’hui même. Et niveau obstination, elle n’était pas la fille de son père pour rien.
Trépignant devant la lenteur de l’ouverture des portes automatiques de la maison de santé, elle dut ralentir le pas, soucieuse de ne pas trahir ses pensées profondes, l’adaptant à celui de son père.
Alors qu’il se dirigeait vers la salle d’attente, la fillette le tira par le bras.
– Qu’est-ce que tu fais ?
– Pardon ? Je vais poireauter avec toi pendant trois quarts d’heure le temps d’être reçu par le médecin avec lequel nous avons rendez-vous.
– Oui, mais tu dois d’abord prévenir le secrétariat.
– Allons bon, c’est une nouvelle lubie ? Comme la fois où tu as déclaré être capable de dormir moins de huit heures d’affilée ?
Zaya rosit doucement. Bon, sur ce coup là, elle avait été un peu crédule, d’accord. Et elle aurait dû savoir depuis le temps qu’il ne fallait pas écouter ses camarades de classe humains. Pas toujours les autres non plus à la réflexion. Mais ce n’était pas une raison pour la ressortir à chaque fois !
– Pas du tout, c’est l’infirmière de l’école qui me l’a dit. Et c’est très sérieux ! Sinon, c’est malpoli. Ne me regarde pas comme ça, ou je boude.
– Si tel est le souhait de ma pucette, sourit Zane en levant les yeux au ciel.
Sauf qu’il cessa de s’amuser quand, se dirigeant vers le secrétariat, sa fille obliqua brusquement vers les toilettes en criant « Je reviens tout de suite, c’est pressé ! ».
Il avait tout de même l’impression de s’être fait pigeonner là !
Nerveux, il dut patienter plusieurs minutes avant de pouvoir annoncer leur venue à l’affreuse humaine fripée, puisque madame était au téléphone. Durant ce laps de temps, il ne cessa de jeter des coups d’oeil obliques vers la porte des toilettes pour femmes. Cela n’échappa nullement à la vieille peau, qui l’observa d’un air fortement soupçonneux, auquel il répondit par un mépris souverain.
Par contre, si mademoiselle Zaya pouvait se dépêcher, il lui en serait reconnaissant. L’univers médical, ce n’était pas sa tasse de thé. D’ailleurs, il n’aimait même pas le thé.
Cependant, il avait beau râler mentalement, il ne put nier être imperceptiblement rassuré en voyant sa fille ressortir quelques minutes après pour le rejoindre dans la salle d’attente. Ce n’est pas qu’il la croyait capable de lui fausser compagnie, mais en fait si, c’était complètement ça.
S’installant près de la fenêtre, Zaya fit mine de somnoler, les yeux en réalité rivés sur le parking en contrebas. Il fallait absolument que cela fonctionne avant d’être appelée dans le cabinet des horreurs, sinon, tout allait rater bêtement…
Enfin, après de longues minutes d’attente, elle retint difficilement un petit sourire de monter jusqu’à ses lèvres. Arrêtant de se tordre nerveusement les mains, elle se tourna, le visage neutre, vers son père. Un livre à la main, il n’oubliait cependant pas de la surveiller du coin de l’œil, si jamais elle montrait d’autres signes de fatigue ou de douleurs. C’est qu’il connaissait sa fille lui, elle ne disait jamais qu’elle avait mal, excepté si c’était réellement insupportable. Il avait donc dû apprendre à observer quels signes trahissaient l’inconfort de la petite, quitte à paraître un peu trop sur son dos.
– Papa, y’a la police dans la rue.
– À cette heure-ci ? Bon, je ferais attention en sortant.
– Ils vérifient les voitures garées, insista Zaya, appuyant son regard.
– Et ? demanda Zane, qui n’avait pas manqué les airs suspicieux des autres clients du généraliste.
– Ben, tu t’es garé devant un trottoir à bande jaune.
– Pucette, qu’est-ce que ça peux me faire que le trottoir soit peint en jaune, bleu ou rouge et jaune à petits pois ?
– C’est interdit de stationner et de s’arrêter s’il y a une bande jaune sur le rebord.
– Hein ? Tu plaisantes chérie ?
– Pas du tout, cette petite a raison, confirma un vieillard au moins aussi enrhumé que Zaya.
– Vous, je ne vous ai pas sonné ! Pourquoi tu ne me l’as pas dit avant pucette ?
– Je croyais que tu le savais moi, répondit la fillette de son air le plus innocent.
– Aïe, et si jamais ils me demandent les papiers du véhicule, je suis mal !
Ça c’est sûr, on ne sait même pas vraiment à qui elle est cette voiture, à part que son propriétaire était un ivrogne. Enfin, c’était vrai il y a quatre ans en tout cas, se dit Zaya.
– Va déplacer la voiture alors.
– Et te laisser seule ici ? Je préfère encore me prendre une prune !
– Sois pas bête papa, je peux aller chez le médecin et lui dire ce qui ne va pas quand même ! J’ai dix ans. Et puis, peut-être que tu seras revenu avant qu’il ne m’appelle.
– S’il le faut, je la surveillerais, proposa le vieillard.
– Non mais il va me laisser gérer ma fille ce vieux décati ? Occupez-vous de votre dentier plutôt ! Qui me dit que vous n’avez pas des intentions lubriques derrière la tête, hein ?
– On a pas le temps, coupa Zaya. Dépêche-toi papa !
Elle crut qu’il allait rajouter quelque chose. Il faillit, prêt à protester de plus belle, quand il regarda rapidement à travers la fenêtre. Il n’y avait plus que deux voitures avant la sienne, et la vieille carcasse ne remplissait sûrement pas les critères du contrôle technique.
Lâchant un juron qui aurait fait rougir tout un bordel, il tourna les talons, courant vers la sortie tout en égrenant les recommandations lui venant à l’esprit.
– Si tu as un problème, cours au secrétariat, et ne parle pas aux inconnus ! Tu ne sors pas de cette pièce, tu attends bien d’être appelée par le docteur ! Si je ne suis pas revenu avant ça, décris bien tous tes symptômes, même les saignements de nez ! Je me dépêche !
– Mais oui papa, promis !
Une fois son père hors de sa vue, Zaya se mit debout sur sa chaise, ignorant le vieux qui lui disait de se rasseoir sinon elle allait se faire mal, observant la scène au travers de la fenêtre. Zane était arrivé jusqu’à la voiture, mais n’avait pas eu le temps de la déplacer. A présent aux prises avec le policier – ou le gendarme, ça non plus elle ne savait pas différencier –, il semblait protester avec véhémence, sous le regard ironique de l’agent. Désignant la maison médicale, Zane devait expliquer avoir sa fille à l’intérieur, mais l’autre n’était pas convaincu. Zaya se baissa vivement, comptant les moutons jusqu’à trente, puis releva prudemment la tête. Les deux hommes continuaient de se disputer. Elle avait vaguement l’impression d’avoir déjà vu ce policier… Mais oui, se dit-elle en claquant des doigts, il ressemblait au garçon brun, sur la photo où son père était en kimono, plus jeune ! Décidément, elle comprenait de moins en moins.
Se remettant debout, mais sur le sol cette fois, elle adressa un sourire plein de charme au vieillard humain.
– Je viens de me souvenir d’un truc : j’ai oublié mon livre de cours à l’école, et je dois absolument aller le rechercher avant cet après-midi. Est-ce que, si je ne suis pas revenue, vous pourrez prévenir mon père ? Merci beaucoup !
Sur ce, elle sortit en coup de vent de la salle d’attente, sans laisser le temps de répondre.
La seule sortie se faisant par les portes automatiques, elle redoubla de prudence. Normalement, la voiture était garée contre le mur opposé, mais elle n’était pas à l’abri d’un imprévu.
Le plus utile dans tout ça, vu comment criait son père de l’autre côté de la rue, Zaya ne risquait pas de le voir surgir devant elle de manière imprévue !
La prochaine étape de son plan était de sortir de la ville, afin de trouver un petit coin à l’abri des regards pour pouvoir s’envoler et rejoindre le monastère. Sa condition physique était bien loin de l’idéal, mais son kaïru intérieur, lui, se trouvait en pleine forme et prêt à être utilisé. Tout ce qu’elle espérait, c’était pouvoir repousser suffisamment sa fatigue, et garder de l’énergie pour le voyage du retour.
Le regard de Zaya se tourna vers les montagnes avoisinantes. L’angoisse nouait sa gorge, mais l’espoir la nourrissait tout autant. Un soupçon de culpabilité également, d’avoir joué un mauvais tour à son père, de partir en douce alors qu’il craignait tellement de la voir fuir pour toujours. Elle le connaissait assez pour deviner qu’il serait affolé en ne la voyant pas chez le docteur, puis en colère quand il entendrait l’homme enrhumé. Avec un peu de chance, Zaya serait revenue avant qu’il n’atteigne l’école ; sinon, il allait très probablement paniquer, et ça, elle ne le voulait pas.
Sans un regard en arrière, elle se dirigeait droit vers le monastère. Droit vers les réponses dont elle avait besoin.