Le trèfle à douze feuilles

Chapitre 5 : Le paradoxe de Zénon

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Dernière mise à jour 09/11/2016 23:38

« Ne craignez pas d'être lent, craignez seulement d'être à l'arrêt. »
Proverbe chinois
18 mars 1964, 08:19 a.m.

Depuis que l'astre du jour s'était levé, il pleuvait à torrents. Les nuages noirs avaient envahi le ciel dès la première heure, et désormais les éclairs et la pluie se disputaient l'espace aérien. Au sol, un exode humain peinait à avancer, que ce fût sur la voie piétonne d'O'connell street ou sur toutes les autres grandes avenues où s'accumulaient les voitures à n'en plus finir. La police irlandaise guidait avec peine tous les civils, dublinois ou non, organisant l'évacuation de la ville.
L'eau avait déjà envahi les rues, et une couche de quelques pouces d'épaisseur liquide longeait le sol.

« Luke, es-tu sûr que tu veux rester ? »

Plus inquiète que jamais, Brenda serrait son fils de toutes ses forces, comme si elle souhaitait le ramener avec elle dans un lieu moins dangereux. L'enfant, lui, était décidé et avait froncé les sourcils en montrant sa détermination.

« Absolument sûr. Je veux vraiment aider le professeur à enquêter...
- Très bien, compléta gravement Clark. Mais sois très prudent.
- Ne vous inquiétez pas, coupa le gentleman en rajustant son haut-de-forme en signe de confiance. Je veillerai sur lui. »

Un policier vint interrompre leur discussion, ordonnant gravement aux parents de partir. Il s'excusa d'être si sévère, mais assura qu'il ne faisait que les protéger et transmettre les ordres. Les deux adultes se résignèrent à reprendre leurs bagages et à pénétrer dans leur voiture, démarrant sans attendre et rejoignant la chaussée inondée.

« Et vous ? reprit l'agent en se tournant vers les Londoniens. Vous ne partez pas ?
- Pas encore, du moins, répondit le professeur Layton. Nous avons rendez-vous au commissariat à dix heures pour participer à l'enquête. »

Le policier acquiesça silencieusement, salua le groupe et partit s'occuper d'un autre petit attroupement de personnes qui paraissait perdu un peu plus loin. Au bout d'un temps, l'archéologue proposa à ses amis de se rendre au lieu-dit, ce qui fut approuvé unanimement. Chacun préférait arriver avec une bonne heure d'avance et attendre au sec plutôt que de demeurer sous un tel torrent, les pieds baignant dans une eau froide.
 

18 mars 1964, 08:47 a.m.


Le commissariat était gigantesque. L'accueil à lui tout seul paraissait avoir la taille d'un hall de mairie, et la saleté n'avait pas lieu d'être. D'habitude plein à craquer d'agents et de civils demandant renseignements et services, ce jour-là était au contraire vide de monde. Après tout, les civils étaient partis, et les policiers qui ne se chargeaient pas de l'évacuation de la ville s'amoncelaient dans un coin unique, celui de la machine à café qui se trouvait dans l'un des bureaux d'à côté.

Ainsi, demeurée seule à son poste dans l'immense salle, la secrétaire chargée des renseignements se tournait les pouces en soupirant, confortablement installée dans son siège. Elle était jeune, son âge devant approcher vingt ou trente ans à peine. Ses cheveux étaient attachés en un chignon lui donnant un aspect sérieux, mais cela se voyait qu'elle eut probablement souhaité demeurer ailleurs en ce moment même, condamnée pour l'instant à la solitude.
Lorsqu'enfin les Londoniens parurent, elle détacha son dos du dossier de son siège et n'hésita pas à briser le silence de la pièce.

« Est-ce que je peux vous aider ? » demanda-t-elle après les avoir salués poliment, un sourire soudain aux lèvres.

Le professeur d'archéologie se présenta et expliqua la raison de leur venue. Il voulut tout naturellement savoir dans quel bureau ou salle lui et ses amis étaient conviés à rencontrer la police dublinoise – et peut-être l'armée irlandaise, du moins en partie. Le bâtiment était si grand qu'il était tout naturel de penser que, sans aucun renseignement, on se perdrait dans les couloirs au bout de quelques minutes d'errance. La secrétaire esquissa un nouveau rictus, légèrement taquin cette fois, quand il mentionna son rendez-vous avec le commissaire en particulier.

« Je vois, vous voulez voir « l'As de trèfle », coupa-t-elle en souriant au bout d'un temps.
- « L'As de trèfle » ? répéta Emmy en fronçant les sourcils d'incompréhension.
- C'est comme ça qu'on l'appelle dans le coin, expliqua calmement l'employée. C'est parce qu'il est particulièrement doué, à ce qu'on dit. »

Les Londoniens hochèrent la tête, montrant qu'ils avaient compris. Cependant, Luke demanda une seconde fois où ils devaient se rendre dans l'établissement afin de rencontrer ce fameux « As de trèfle » sans se perdre auparavant dans les longs corridors.

« Mais bien sûr, quelle idiote je fais ! rit la femme, gênée d'avoir omis de jouer son véritable rôle de renseignement. Vous ne pouvez pas vous tromper, c'est la seule salle qui se trouve à l'étage.
- Son bureau est si grand que ça ? s'étonna Sandra en écarquillant les yeux, stupéfaite.
- Ah mais ce n'est pas son bureau ! rassura la secrétaire. C'est juste que c'est là qu'il vous attend, dans la salle des conférences ! Au passage, vous trouverez les escaliers au fond de ce couloir. »

Tout en prononçant cette dernière phrase, elle avait pointé du doigt un corridor parsemé de portes se trouvant à sa droite. Tout en la saluant, le gentleman la remercia et guida sa troupe jusqu'à la pièce dont il était question.
 

18 mars 1964, 09:37 a.m.


La salle des conférences était évidemment bien plus spacieuse encore que l'accueil du commissariat. Le fait qu'elle fût en grande partie vide devait s'expliquer par le fait que tous les policiers qui n'étaient pas en extérieur à gérer l'évacuation de la ville demeuraient encore enfermés dans leur bureau, ou auprès de la machine à café. En même temps, il n'était pas encore dix heures, fameuse heure du rendez-vous tant attendu par les Londoniens. Après tout, c'était pour le moment le seul moyen de rassembler un maximum d'informations sur l'affaire, et de tenter de faire plus de lumière sur les faits.

« Oh, je suppose que vous êtes le fameux professeur Layton ! »

Le groupe s'était avancé vers le premier rang avec un peu d'hésitation, mais s'arrêta lorsque ces paroles résonnèrent dans la salle en petits échos. La phrase avait été prononcée par un homme en costume simple qui venait d'arriver sur les lieux et qui avait aussitôt remarqué leur présence.
Il devait avoir dans la quarantaine d'années, plus ou moins. D'une taille moyenne – entre cinq et six pieds environ –, il n'en paraissait pas pour autant particulièrement agressif. Les cheveux courts et blonds, en bataille montraient que les événements de la veille l'avaient tellement perturbé qu'il en avait oublié de se coiffer ; et de se raser, peut-être. En quelques secondes de grandes enjambées rapides, il arriva au niveau des civils et les accueillit chaleureusement, serrant la main du professeur avec une vivacité et une joie d'enfant.

« Je me présente : Sean Clovert, je suis le commissaire d'ici...
- Le fameux « As de trèfle », c'est ça ? », compléta Luke du tac-au-tac en rajustant sa casquette.

L'agent commença par dévisager l'apprenti, mais entama rapidement un petit rire innocent et taquin.

« C'est vrai, les gens du quartier adorent me surnommer comme ça... Mais ce n'est rien qu'une plaisanterie de leur part, rien de plus. »

Son accent irlandais était particulièrement prononcé, lui donnant un aspect de « gentil ogre » en plus de sa taille tout de même plutôt imposante et de sa voix grave et légèrement tonitruante, mais il se faisait malgré tout comprendre sans aucun souci. Ses yeux parurent se plonger dans le vide un instant, puis il reprit soudainement, sans prévenir.

« Au fait, ce n'est pas encore l'heure, mais si vous avez remarqué quoi que ce soit qui pourrait nous aider dans l'enquête, vous pouvez le dire tout de suite ! »

L'archéologue fit comprendre d'un simple « En parlant de ceci... » que, en effet, il avait peut-être remarqué un détail intéressant depuis le phénomène de la veille. Tous l'implorèrent du regard de continuer sans attendre.

« J'aurais juste une question afin de confirmer mon hypothèse : y a-t-il eu des blessés durant la nuit dernière ?
- Je n'en ai pas entendu parler, avoua le commissaire après un rapide temps de réflexion. D'après nos rapports, les dégâts se résument à la destruction des bâtiments et des infrastructures... Ce n'est qu'un bilan matériel.
- Qu'en avez-vous conclu ? demanda gravement le professeur Layton en montrant une mine sévère.
- Que les habitants ont eu une chance inouïe. J'ai vraiment du mal à y croire. »

Le professeur, apparemment légèrement déçu – et peut-être même un peu surpris – de cette réponse, lâcha un simple « Mmh. » en baissant la tête, fermant les yeux à demi et prenant son menton dans sa main droite.

« En fait, j'ai surtout remarqué de mon côté que ces « créatures » n'essayaient même pas de blesser les touristes, alors qu'elles en étaient parfaitement capables. Elles se contentaient de les effrayer, puis repartaient.
- Mais quel est l'intérêt de faire ça, Professeur ? » demanda son assistante, perplexe.

Son mentor lui fit malheureusement part de son ignorance et de sa réaction similaire en remarquant un détail si étonnant.
Le silence qui était retombé fut soudainement brisé par une horde d'hommes et de femmes, tous en uniforme, qui entrèrent et s'installèrent sur les nombreuses places libres de la salle. Sean Clovert se tourna vers la grande horloge qui se trouvait en haut du mur au fond de la salle : il était dix heures. Il invita les Londoniens à s'asseoir au premier rang, et le professeur de le suivre jusque sur l'estrade. Un troisième homme en tenue de militaire s'y trouvait déjà et imposait un calme forcé dans la pièce par ses hurlements dignes de son rang dans l'armée d'Irlande. Le remerciant silencieusement, le commissaire prit sa place devant le microphone et s'adressa sans tarder à l'assemblée.

« Bien. Je suppose que vous savez tous pourquoi vous êtes ici, alors je passe immédiatement aux présentations. Afin de nous aider dans cette affaire particulièrement dangereuse, nous avons fait appel à la police très expérimentée de Londres, bien entendu à l'armée d'Irlande, et enfin à un célèbre professeur d'archéologie réputé pour avoir résolu nombres d'affaires toutes plus complexes les unes que les autres par le passé. »

Luke, depuis sa place, fit constater à Emmy d'un chuchotement étonné qu'il n'y avait visiblement aucun agent de Scotland Yard sur scène. Il n'obtint pas l'explication de la bouche de son amie, mais plutôt de celle de l'« As de trèfle » lui-même, comme s'il avait lu dans ses pensées.

« Comme vous pouvez le constater, il n'y a pour le moment aucun agent de Londres parmi nous, malheureusement. Comme ils n'ont été prévenus qu'hier fort tardivement, ils sont partis ce matin dès la première heure et n'arriveront pas avant cette après-midi au plus tôt. Je ne peux donc vous présenter pour le moment que le professeur Hershel Layton et le colonel Peter Madison. »

Il les avait montrés d'un revers de la main tout en les nommant, bien qu'il ne fût pas difficile de les reconnaître. Le colonel, avec son uniforme caractéristique et ses nombreuses médailles, ne pouvait être confondu avec un simple civil enseignant dans une université.

Sandra dévisagea celui-ci ; robuste, de taille plus imposante encore que le commissaire et d'une apparence herculéenne, l'homme roux et à la barbe parfaitement rasée montrait sa détermination à toute épreuve dans son regard noir et sévère et dans son attitude grave, au garde-à-vous. Il semblait prêt à tout sacrifier pour mettre cette mystérieuse affaire au clair, ce qui intimida la jeune étrangère. Il ne supporterait certainement pas de découvrir que son armée si expérimentée ne pouvait rien face au phénomène. Car l'adolescente en était plus que convaincue : la force brute des hommes, aussi déterminés fussent-ils, ne suffirait jamais à vaincre de telles créatures...

Sur les côtés de la salle des conférences, de grandes baies vitrées inondaient l'étage de la lumière du jour durant le beau temps. N'étaient cependant visibles sur le moment que les nuages noirs, l'orage et les bâtiments inondés et détruits, rendant indispensable l'éclairage électrique de la salle situé au plafond.

« Parfait, reprit soudainement le commissaire en ayant repris sa place devant le microphone. A présent, nous allons faire le point de tout ce que nous savons sur les faits d'hier. »

Juste derrière les trois hommes se trouvant debout sur l'estrade se tenait un immense écran blanc, qui paraissait inaperçu jusqu'alors car prenant la même teinte que le mur sur lequel il était posé. Un agent se trouvant au premier rang se leva, s'approcha d'un vieux projecteur à diapositives et l'alluma, projetant une photographie.
Elle avait visiblement été prise la veille, durant le désastre, puisqu'une étrange créature en pleine course se trouvait à peu près au centre de l'image. La forme de l'espèce de félidé était légèrement floue à cause de son mouvement et de celui du photographe qui avait visiblement capturé l'image juste avant de s'éloigner en courant, mais celle-ci demeurait suffisamment nette pour que l'on pût distinguer un profil précis de ce qui avait attaqué la capitale irlandaise. Pour le moins, l'un des fautifs, car toutes les créatures paraissaient très différentes les unes des autres.

« Ceci est l'un des « coupables » de notre affaire, comme vous pouvez vous en douter. Cette bestiole, d'après notre photographe, a craché un jet de flammes peu après l'avoir prise en photo, ce qui laisse croire que nos « pyromanes » utilisent de curieux procédés que nous ne connaissons pas. Pour le moment, nous n'en avons que des hypothèses, mais nos laboratoires sont en train d'y réfléchir en ce moment même. Quant à l'espèce de cette créature, elle ne ressemble à aucun animal que nous connaissons, et nous n'avons aucune idée de leur provenance. Toutes les idées, théories ou informations que vous auriez à nous donner sont les bienvenues. »

Il fit signe au policier de changer de diapositive, ce qu'il fit sans tarder. La photographie représentait cette fois une flaque de liquide au sol. Incolore, de petites flammes l'entourant, cela ressemblait légèrement à de l'eau. Du moins, uniquement en apparence :

« Je félicite notre photographe, qui en prenant cette photo s'est bien douté que cela pouvait nous être utile. En effet, ceci est contrairement à ce qu'on pourrait imaginer à première vue de l'acide acétique particulièrement concentré. Pour ceux qui ne sont pas chimistes dans cette salle, je rappelle que c'est un produit très inflammable, voire explosif sous certaines conditions. Il est très probable que les fautifs en aient répandu un peu partout sur les lieux du crime afin de rendre l'incendie plus puissant. Cependant, nous ne pouvons plus vérifier la présence d'autres flaques d'acide ailleurs en ville à cause des intempéries d'aujourd'hui, qui les ont tout naturellement diluées dans l'eau de pluie. »

Sean Clovert marqua une légère pause avant de reprendre, comme s'il avait découvert à l'instant une nouvelle information particulièrement intéressante.

« J'y pense, d'après le bulletin météorologique de toute la semaine dernière, aucune pluie – et encore moins de l'orage – n'avait été prévue avant une semaine. Peut-être est-ce une erreur de leur part, mais un orage en mars est tout de même plutôt étrange, surtout que le début du mois ne fut pas particulièrement sec et chaud, des conditions qui sont généralement nécessaires pour déclencher un tel orage. Ça peut avoir l'air extravagant, mais j'ai l'impression que cette pluie n'est pas complètement naturelle... »

Le professeur Layton parut particulièrement intrigué par la théorie que le policier proposait, mais dès que celui-ci avait annoncé que le bulletin météorologique prévoyait un doux soleil – et en se souvenant d'un temps particulièrement clément la veille, du moins jusqu'à l'incident puisque la pluie avait commencé peu après – le gentleman était arrivé aux mêmes conclusions. Il se résigna à l'idée qu'il eut été intéressant pour une fois de regarder les prévisions données par le poste de l'hôtel l'avant-veille au soir, plutôt que de ne s'intéresser qu'aux informations quotidiennes.

Tandis que le commissaire réfléchissait tout haut, une silhouette bleutée brisa soudainement la baie vitrée de droite, au niveau de l'estrade, ce qui fit sursauter tout le monde dans la salle. Se réceptionnant sur le parquet de la salle, elle ne prit pas plus d'une seconde à se remettre en mouvement ; temps cependant suffisant pour la dévisager en détail. Il s'agissait d'une sorte de félidé de la taille d'une panthère. Son pelage azur était encore humide par les intempéries de l'extérieur, et les lumières du plafond se reflétaient autant sur sa fourrure fine que dans ses yeux déterminés où se mêlaient intrépidité et férocité. Ce qui distinguait la créature des félins habituels était, d'autant plus que sa teinte peu banale, la présence de nageoires jaunâtres tout le long de son corps, et d'une sorte de collerette blanche autour de son cou.
Peu le remarquèrent à cause de la vélocité incroyable de l'animal, mais celui-ci portait une enveloppe entre les crocs.

« Arrêtez-moi ça ! » hurla Peter, qui ne semblait être présent que pour donner des ordres.

La créature s'élançait vers le bureau de l'estrade avec une étrange frénésie. Elle fit un gigantesque bond, se réceptionna une dizaine de pieds plus loin sur le fameux meuble, y déposa rapidement la lettre et commença de repartir de l'autre côté. Tous les agents de la salle s'étaient cependant levés, les militaires avaient sorti leurs armes, et tous avaient rapidement cerné le félidé aquatique, en joue et prêts à tirer. Il n'était pas difficile de deviner qu'ils le descendraient sans souci, mais ils attendaient cependant les ordres de leur supérieur pour se mettre à l'action.

S'avançant lentement et d'un air satisfait, Peter Madison toisait ce que ses hommes venaient d'arrêter. Le commissaire et le professeur d'archéologie suivirent, mais plus distants et plus méfiants que le premier. Ce dernier avait du mal à croire par ailleurs que l'animal eût été capturé si facilement ; cela en devenait suspect de la part de la créature, qui ne bougeait plus et se contentait de regarder les forces de l'ordre de haut, d'un air de défi.

« Voyons voir ce que nous avons là... » prononça le colonel d'un ton presque sournois lorsqu'il arriva au niveau de la première ligne de soldats.

Ce fut comme un signal. La panthère azurée esquissa un rictus diabolique et effrayant, se lisant dans son regard quelque chose comme « Vous croyez vraiment que vous pouvez m'avoir ainsi ? ». Pendant un instant, rien ne se produisit, le chef de l'armée irlandaise perdant tout simplement son sourire et sa fierté ; puis, l'animal devint translucide, comme de l'eau, et fondit littéralement en une fraction de seconde. Le liquide se répandit sur le sol, évitant sans aucun souci les pas des Irlandais. Une fois hors de la ronde de policiers et de militaires, du fluide transparent ressortit l'animal qui reprit sa course, brisa le verre sur la baie vitrée de gauche et sortit du bâtiment, abandonnant les hommes dans leur perplexité.

Le professeur Layton, plus proche de l'unique bureau de la salle où trônait désormais la mystérieuse missive, fut le premier à s'en approcher. Il la dévisagea rapidement afin de vérifier qu'elle ne serait pas piégée par un quelconque moyen, mais elle était parfaitement normale ; seulement ornée d'un motif bleu et de quelques bulles plus claires, rappelant les eaux peu profondes de la mer. Décidé d'en connaître le contenu, l'archéologue s'en saisit avec une légère hésitation, mais le militaire intervint rapidement et l'interrompit dans son geste ; sous prétexte qu'il s'agissait d'une affaire d'État, un civil n'avait pas à avoir la priorité sur ce genre de documents. Le Londonien se résigna et lui tendit la lettre aussitôt ; le colonel déchira l'enveloppe et lut rapidement son contenu, près du microphone afin que tout le monde l'entendît dans la salle :

« À l'origine de toute vie, elle peut également la reprendre. « Toutes les choses sont poison, seule la dose fait qu'une chose n'est pas un poison », disait le père de la toxicologie. En effet, tout, en excès, peut être fatal.
Vainquant la chaleur des doux foyers, elle apporte froideur et désolation lorsque l'équilibre est rompu.

De même, vous voyez dès à présent l'un de nos nombreux pouvoirs. Mais ne vous inquiétez pas pour si peu : car, après la pluie vient toujours le beau temps. »


Il était donc évident que, derrière cette affaire de créatures se cachaient une ou plusieurs personnes qui tiraient en réalité les ficelles. En l'occurrence, l'intrigue paraissait particulièrement bien pensée avec beaucoup de recul et d'avance ; tout avait été particulièrement réfléchi, ce qui en devenait inquiétant.

Parce qu'il portait le papier juste en-dessous du microphone, à la verticale, son verso était visible par l'assemblée. Luke trépigna sur son siège lorsqu'il voulut avertir le colonel que quelque signe étrange y était dessiné.
Madison retourna la lettre et eut un très léger mouvement de recul en découvrant sa face cachée. Un seul trait de la taille de la feuille entière et d'une teinte rouge sang y était tracé. Sans aucune explication, ce chiffre pourtant insignifiant devenait presque effrayant, avec cette teinte qui était particulièrement loquace. Le militaire lut, le visage légèrement pâle, dans un murmure qui résonna en échos dans la salle.

« Deux. »

Un brouhaha retentit aussitôt dans la pièce, mais Peter Madison se reprit et ordonna le silence en tapant du poing sur la table devant laquelle il se trouvait. Le silence se fit, il tenta de reprendre son calme et se tourna vers les deux autres hommes, impassibles mais à la mine grave et sérieuse. Finalement, il fronça les sourcils.

« La conférence est terminée. Retournez tous dans votre bureau, et méditez tout ce que nous avons vu. Lorsqu'un nouveau rassemblement sera prévu, le commissaire vous en avertira. »

Les nombreux policiers se levèrent et sortirent de la salle en masses, mais sans un bruit ; plus personne n'avait le cœur à rire, ou à oser déranger un homme si influent et si imposant.
Les amis du professeur Layton restèrent seuls au-devant de la salle, attendant l'arrivée de celui-ci dans l'espace séparant le premier rang du bureau où était installé le microphone. Les trois hommes vinrent les rejoindre, la mine grave. Même Sean Clovert avait perdu sa gaieté qu'il semblait avoir auparavant.

« Bien... reprit-il faiblement au bout d'un temps. Si vous voulez que nous discutions plus précisément de cette affaire, je vous propose de me suivre dans mon bureau. Tout ce que nous avons pu collecter comme indices sont classés dans un dossier qui s'y trouve. »

L'idée fut approuvée à l'unanimité, et le groupe se dirigea à travers couloirs et corridors tous plus longs les uns que les autres jusqu'au bureau du commissaire dont il était question. L'« As de trèfle » ouvrit la porte de bois sans gêne – après tout, il s'agissait de son propre espace de travail –, mais demeura sur le seuil, les yeux ébahis, la bouche entrouverte ne pouvant à peine murmurer les trois mots à peine audibles qu'il prononça lentement dans un souffle complètement aphone.

« Oh mon Dieu... »

Les étagères renversées et vidées de leur contenu, la vitre de la grande double-fenêtre brisée ayant encore ses débris au sol, la salle était tout simplement sens dessus dessous, et complètement dénudée de tout papier. Toutes feuilles, paperasses, contrats, dossiers d'affaires, avaient disparu : tous, sauf une ridicule enveloppe orangée, posée bien en évidence sur le bureau principal, comme narguant l'Irlandais. L'ouvrant et étant déjà certain qu'elle était similaire à celle que le militaire avait reçue, il regarda et montra aux autres directement le verso, où était inscrit un seul chiffre, de même couleur que l'autre. Lentement, il nomma le signe qu'il présentait, la main légèrement tremblante.

« Un. »

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