Avec la Stabilité du Sable
Chapitre 9 : Chapitre IV : Le Paradoxe de Newcomb [ Quatrième Partie ]
10214 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 16/01/2023 01:02
Chapitre IV :
Le Paradoxe de Newcomb
— Quatrième Partie —
Claire avait passé suffisamment de temps dans cet appartement pour savoir où trouver un balai et une serpillière.
De toute évidence, quelque chose de grave avait eu lieu pendant son absence. Peu importait ce que Clay avait bien pu dire, cela avait bouleversé Hershel à un point tel qu’il avait… Rien que le fait d’y penser lui brisait le cœur.
Il était si attaché à son service à thé. Quelle tragédie.
En plus de cinq ans d’amitié, jamais n’avait-elle eu le malheur de le voir dans un tel état. Si le fait d’apprendre qu’elle avait failli mourir — qu’elle était morte à l’origine, et aurait normalement dû le rester — avait déjà été un choc immense pour elle comme pour lui… Elle n’osait imaginer ce qui avait bien pu l’ébranler à ce point.
En recherche de réponses, elle s’était tout naturellement tournée vers la seule personne restante qui pouvait les lui apporter. L’intéressé avait par ailleurs encore dû changer d’apparence à plusieurs reprises pendant ce temps, et il semblait désormais qu’iel n’essayait même plus de copier ses modèles de manière fidèle. Elle pensait reconnaître vaguement le même visage de ce Luke Triton adolescent qu’iel avait présenté un peu plus tôt, mais ses traits avaient depuis été remodelés pour donner une tête plus enfantine et rondelette qu’elle ne l’était déjà, le pull avait changé de couleur pour prendre une teinte rouge vif, la gavroche avait disparu, et elle se doutait qu’iel avait sûrement dû altérer quelques autres détails ici et là.
Concernant ce qu’il s’était passé pendant sa conversation avec Dimitri, iel lui avait expliqué d’une petite voix penaude qu’il était sûrement plus juste de laisser le “professeur” en parler lui-même et de son propre gré, étant donné qu’il s’agissait pour lui d’un sujet très personnel. Cela n’avait fait qu’accroître le nombre de questions qu’elle avait en tête (Si c’est réellement aussi personnel, comment pouvais-tu le savoir ?) ; mais elle comprenait cette fois-ci parfaitement l’intention derrière son mutisme, et avait donc accepté d’attendre patiemment le retour de son petit ami — et d’attendre plus encore si ce dernier préférait garder le silence pour quelque temps.
Elle espérait seulement qu’il n’allait pas tarder… Le pauvre Hershel avait la fâcheuse tendance à ne jamais vouloir partager ses tracas pour ne pas importuner ses amis ; et elle, tout comme les amis en question, avaient eu le plus grand mal du monde à petit à petit l’aider à s’ouvrir et s’épanouir. Après tant d’années de dur labeur pour le faire sortir de sa coquille, il était hors de question de le voir y retourner.
Une fois sortie de la cuisine et revenue dans le salon, elle vit avec horreur que Clay était agenouillé au sol face à la scène de crime, et avait déjà commencé à ramasser les débris à mains nues. Manquant de lâcher prise sur les ustensiles qu’elle avait apportés, elle l’interpella avec détresse — seulement pour remarquer moins d’une seconde plus tard que le mal était déjà fait, et qu’iel avait déjà de nombreux fragments de porcelaine en main.
Par miracle, et à son grand étonnement, elle ne vit aucune blessure. Les morceaux tranchants étaient amassés avec imprudence et semblaient prêts à écorcher sa peau de toutes parts ; et pourtant, il lui était impossible de trouver la moindre trace de leur passage. Il apparaissait que chaque coupure était prête à se refermer dès que la lame qui l’avait creusée s’était éloignée.
Le petit métamorphe leva vers elle un regard surpris et confus, lui demandant quel était le problème. Elle se trouva incapable de formuler les mots justes pour lui expliquer que, eût-iel encore été un être humain avec un métabolisme normal, ses mains auraient dû être en train de baigner dans leur propre sang. Elle ignorait si elle devait être plus étonnée par le fait qu’une fois de plus, son étrange condition l’avait protégé d’un second drame… ou par le fait qu’iel ne se rendait toujours pas compte du danger auquel iel était confronté en cet instant même.
Comment était-il possible d’avoir conscience de secrets aussi élaborés qu’étaient une liste exhaustive d’événements futurs et funestes, touchant même à la vie personnelle de son petit ami… et dans le même temps, d’ignorer un fait aussi fondamental qu’était la dangerosité des éclats de verre et matériaux similaires contre la peau douce et fragile d’une main humaine ? N’était-ce pas une des premières choses que l’on enseignait à tout enfant de bas-âge, et une des lois de la vie quotidienne les plus évidentes pour toute autre personne ?
« Je suis désolé… murmura-t-iel avec honte et remords. C’est ma faute si elle s’est cassée. Ça devrait être à moi de nettoyer tout ça. »
Claire ferma les yeux, referma sa prise autour du balai, et poussa un long soupir.
« …Laisse-moi au moins te montrer comment tu devrais t’y prendre. »
22 Août 1953, 17:13
Il lui fallut quatre tentatives avant qu’il pût enfin composer le numéro de ses parents.
La première fut stoppée lorsqu’il eut un trou de mémoire inopiné et composa accidentellement le numéro de leur ancienne demeure à Stansbury, plutôt que celui de leur appartement londonien.
La seconde fut interrompue lorsque l’image de son frère apparut de nouveau dans son esprit, le fit divaguer alors qu’une partie de lui tentait d’imaginer à quoi il pouvait bien ressembler à ce jour, plus de vingt ans plus tard, et qu’il perdit en conséquence le compte de là où il en était.
La troisième fut soldée par un échec à cause de ses mains tremblantes, et il eut juré que les chiffres étaient tout autant à blâmer que lui, car ses yeux bouillonnants les voyaient troubles et dansants, comme s’ils se jouaient de lui.
Il avait été adopté. Il avait des parents autres que ceux qui l’avaient élevé, et il avait un frère. De tous les moyens possibles d’apprendre une telle nouvelle, il l’avait apprise de la bouche d’un parfait inconnu aux origines douteuses, amnésique et possesseur de ses propres souvenirs, sans visage et métamorphe, venu du futur, qui n’était en rien concerné par toute cette histoire ; et ce, avant de l’apprendre plutôt de la bouche de quelqu’un qui fût justement concerné et personnellement proche de lui, comme par exemple, à tout hasard, sa propre famille.
Le fait que cet enfant eût appris la nouvelle avant lui, que lui fût de loin le dernier à entendre une information aussi fondamentale vis-à-vis de sa propre vie, lui qui était a priori le premier concerné puisqu’il s’agissait de son intimité et de sa propre identité… Une telle injustice avait de quoi ébranler même le plus parfait des gentlemen anglais.
La sonnerie mécanique et répétée se tut enfin, et il entendit la voix de Lucille Layton ; celle qu’il avait toujours cru être sa mère, et qu’il allait continuer d’appeler comme telle malgré tout… mais également celle qui lui avait depuis toujours caché un secret aussi fondamental que le fait qu’il existait d’autres membres de sa famille, et qu’il n’avait jamais eu la chance de les revoir.
Il la salua nerveusement et rapidement ; puis, incapable de songer à une quelconque transition, il secoua la tête vivement et prit une grande inspiration.
« Maman, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Ai-je un frère ? »
Il y eut un silence de mort. Après plusieurs longues secondes de plus, il entendit au loin la voix de son père, qui marmonna quelque chose ressemblant vaguement à « Je te l’avais dit, il fallait bien qu’il l’apprenne un jour. » Il enfonça son visage dans une main tremblante, et un long soupir lui échappa.
« Je vais prendre cela comme un oui, » gémit-il douloureusement.
Il y eut quelques bruits courts et désordonnés. Lorsqu’il entendit la voix de son père plutôt que celle de sa mère, il déduisit qu’elle lui avait cédé le combiné.
« …Tu étais trop jeune pour t’en souvenir clairement, et nous n’avions jamais jugé utile d’en parler, avoua Roland, le cœur lourd. Mais visiblement, tu ne l’étais pas assez pour l’avoir complètement oublié. »
Oh, quelle ironie. Oui, bien sûr. Il s’en était souvenu de lui-même, sans aide, absolument pas. Quelle idée saugrenue qu’il l’eût appris par hasard, de la bouche d’un parfait inconnu, plutôt que d’avoir pu le déduire tout seul. Il pouvait résoudre les affaires des autres, aider Scotland Yard à faire la lumière sur plusieurs mystères du quotidien comme de l’extraordinaire ; sûrement, résoudre l’énigme de sa propre vie eût été un jeu d’enfant en comparaison. N’est-ce pas ?
Il prit une grande inspiration, tentant du mieux qu’il pouvait de contenir ses émotions.
« Vous avez jugé inutile de me dire que j’avais une autre famille, pendant… Combien de temps cela fait-il ? Presque vingt-cinq ans ? »
Très honnêtement, il n’avait plus l’énergie nécessaire pour conserver la moindre subtilité dans ses paroles. Heureusement que Claire n’était pas présente pour l’entendre, car elle eut probablement été déçue par son manque de tact.
Il entendit un faible « Juin 1929, tu avais trois ans » au loin. Peu après, un grand soupir tendu venant de son père résonna de l’autre côté de la ligne.
« Écoute, fiston… Tout ce que nous avons fait, nous l’avons toujours fait avec ton bonheur comme unique but. Mais la vérité est que le monde… n’est pas aussi rose qu’on le souhaiterait. Nous voulions éviter de t’impliquer dans tout ceci, mais… » Il y eut un soupir pesant. « Tu as raison. Tu es bien assez grand pour le savoir, et… Ah, j’imagine que ce n’était qu’une question de temps avant que tu ne sois impliqué d’une manière ou d’une autre. Tant qu’à faire, il vaut mieux que tu ne te jettes pas dans la gueule du loup sans savoir à quoi t’attendre.
– Roland ! s’indigna sa femme avec une panique particulièrement marquée. Tu ne vas tout de même pas lui dire de… As-tu perdu la tête !? Hershel, c’est beaucoup trop dangereux. Je t’en prie, quoi que tu fasses, reste en sécurité. Ne cherche surtout pas à te mesurer à eux, tu n’as aucune chance ! »
…Il dut admettre qu’il ne s’était pas attendu à ce que la conversation prît une telle tournure. De quelle aventure, de quel danger, de quelles personnes parlaient-ils ? Il n’était pas sûr de comprendre. Ou plutôt… Désormais que lui revenait en tête ce que Clay lui avait révélé concernant le sort qui avait été réservé à la nouvelle famille de son frère, il refusait de comprendre.
« Et s’ils nous avaient mis sur écoute…! Oh, Roland, que faire ? Est-il déjà trop tard ?
– Lucille, ils n’écoutent rien du tout. Calme-toi. J’ai démonté le téléphone hier soir, tout était normal. »
Comprenant par là qu’il devait s’agir d’un geste habituel et que son père vérifiait régulièrement qu’ils n’étaient pas espionnés, il se sentit défaillir. Effectivement, il n’avait absolument pas prévu qu’une telle conspiration pût aller aussi loin.
Entendre de tels mots, imaginer que son père avait très bien pu entretenir cette habitude depuis de nombreuses années, bien avant qu’il eût quitté leur domicile pour s’installer dans son propre appartement, lui donna le vertige. Sa mère toujours inquiète dès que lui ou son père tardaient à rentrer ; son père cherchant toujours à diminuer ses inquiétudes, à le convaincre qu’elle était simplement trop protectrice envers eux et qu’il n’y avait rien à craindre ; et lui, toujours à prendre le parti de son père, car n’ayant jamais suspecté que ses angoisses eussent pu ne fût-ce qu’une seule fois avoir eu une justification fondée… Comment avait-il pu ne pas le voir plus tôt ?
Il se rappela cette fois, alors qu’il n’était encore qu’au lycée, alors qu’ils habitaient encore dans le petit village de Stansbury, durant laquelle elle était tout particulièrement hystérique : mentionnant que son père était parti avec des hommes en costumes noirs, que ces hommes cherchaient à voir “Hershel” sans pour autant en donner la raison, ou même expliquer comment ils pouvaient le connaître.
Il avait retrouvé son père près des ruines à l’est du village, et comme toujours, il avait rétorqué que Lucille s’inquiétait pour rien ; que ces hommes étaient des archéologues qui voulaient voir le mur de Norwell, rien d’autre ; qu’ils l’avaient croisé une fois alors qu’il était encore bébé, et qu’ils étaient simplement curieux de voir comment il avait grandi. Qu’il fallait qu’il oubliât toute cette histoire, et qu’il fallait qu’elle arrêtât de faire un tel cinéma pour si peu.
Il n’avait jamais vu à quoi ces hommes ressemblaient ; ainsi il avait donc, comme toujours, fait confiance à son père plutôt qu’à sa mère, et imaginé que ses peurs l’avaient poussée à grandement exagérer la description qu’elle en avait rapporté.
Il se sentait incapable de juger s’il avait raison de revoir ce souvenir, et tant d’autres similaires qui lui revenaient désormais, sous un œil nouveau, méfiant et critique ; ou si comme sa mère, il avait commencé à complètement sombrer dans une paranoïa trop intense. Quoiqu’il en fût, le fait était que le danger était bel et bien présent ; que ses parents l’avaient su depuis des décennies ; et que, visiblement dans le but de préserver son insouciance et de lui donner une vie aussi normale que possible… Tous deux avaient tâché de s’assurer qu’il n’en sût rien pendant tout ce temps.
Il commença enfin à prendre conscience de la taille du guêpier dans lequel il s’était fourré.
« Je crois que vous… me devez beaucoup d’explications, » peina-t-il à balbutier avec beaucoup de retenue, et très peu de souffle.
Il y eut un grand silence ; puis un énième soupir de son père.
« Oui, Hershel. Oui. »
Pour peut-être la première fois depuis le début de cet appel téléphonique, le fils fut heureux que le silence revînt aussi rapidement, et durât aussi longtemps. Le crâne bouillonnant et enfourné dans sa main libre, les poumons au bord de l’étouffement, le corps envahi d’un frisson glacial, il accueillit à bras ouverts ce temps qui lui était accordé pour remettre un tant fût peu d’ordre dans ses pensées.
Finalement, sa mère commença avec beaucoup de réluctance.
« Ton véritable père avait des “amis”… peu recommandables.
– Il devait certainement s’agir d’anciens collègues de travail plutôt que d’amis, au vu de ce qu’il est advenu d’eux, précisa Roland avec amertume.
– Vous habitiez dans le village voisin. Nous n’avions jamais eu l’occasion de rencontrer tes parents avant leur disparition, il n’y avait que les on-dit ; mais ce sont ces rumeurs qui nous ont fait savoir que ton frère et toi aviez besoin d’aide. Non seulement vous étiez devenus orphelins… mais il fallait également vous protéger de ces brutes. »
Ces mêmes “brutes” qui avaient, ou allaient un jour, retrouver la trace de son frère et décimer la famille qu’il avait fondée de son côté.
« Nous n’avions pas les moyens de vous adopter tous les deux, se désola-t-elle avec une culpabilité encore bien audible, et dont le poids semblait avoir grandi avec les années sans jamais lui avoir laissé de réel répit. Heureusement, les Sycamore sont arrivés quelques semaines plus tard pour s’occuper de ton frère ; mais tout de même… Il est vrai que nous n’aurions pas dû vous séparer. »
Sycamore… Voilà donc quel était son nouveau nom, à supposer qu’il ne l’eût pas changé de nouveau depuis.
« Savez-vous pourquoi nos parents ont été enlevés ? interrogea-t-il lentement.
– Pas dans les détails, soupira sa mère, mais… Selon les rumeurs, c’était en rapport avec leur travail.
– Les Aslantes. »
Roland Layton avait interposé ce nom avec gravité, bien conscient du lourd poids qu’il renfermait. Qu’il eût songé que sa femme avait oublié, ou au contraire qu’elle avait décidé volontairement d’omettre ce détail, le fait était qu’il avait jugé cette information suffisamment importante pour être ajoutée à la discussion.
« Que je sache, tu ne t’es jamais intéressé aux Aslantes depuis… depuis Stansbury, continua-t-il. Bien heureusement, il semblerait que c’est la seule chose qui les intéresse, et qu’ils laissent les autres archéologues tranquilles. »
Les Aslantes… Ne fût-ce qu’une décennie plus tôt, et même encore à ce jour, l’existence même de cette civilisation faisait débat. Les sources se contredisaient, certains affirmant qu’elle n’avait jamais existé, d’autres clamant haut et fort à quel point elle avait un jour dominé la planète entière. Les preuves de leur passage étaient tout à la fois incontestables, et pourtant difficilement interprétables ; l’engouement envers la simple idée de faire des découvertes à leur propos était gigantesque, et pourtant en comparaison avec un tel intérêt pour le domaine, les publications qui ne fissent que les mentionner de nom ne devaient se compter que par quelques centaines tout au plus.
L’Aube des Civilisations de Donald Rutledge était le seul ouvrage qui était parvenu à rassembler et indexer des sites archéologiques, des artéfacts, et quelques traductions de textes d’époque, et tous le prenaient comme référence d’actualité ; et pourtant, ce livre avait été publié il y avait de cela de nombreuses décennies, et de nombreux arguments avancés par son auteur étaient depuis longtemps devenus au mieux hasardeux et incomplets, au pire complètement obsolètes et réfutés par les travaux plus approfondis de ses successeurs, comme par exemple la paléontologue Doris Pompitious.
Il n’y avait jamais prêté attention jusqu’à ce moment bien précis ; mais désormais qu’il en était déjà à questionner sa vie entière, il lui suffisait d’entendre qu’un mot spécifique était un indice pour le mystère qu’il cherchait à résoudre, pour qu’il se mît à voir des secrets supplémentaires et du danger à chaque recoin.
Le fait était qu’une telle situation était indubitablement suspecte. Peut-être était-il réellement en train de creuser trop loin et, comme sa mère, de s’imaginer le pire ; mais le fait que le monde pût en savoir tout à la fois tellement sur les Aslantes, et dans le même temps si peu… Tout cela portait à croire que de grandes quantités d’informations avaient été cachées du grand public, et même de la communauté archéologique dans son ensemble. Comme si… comme si certains membres de cette même communauté archéologique s’affairaient réellement, consciemment, à limiter les publications et empêcher que des recherches à leur sujet fussent faites par toute personne hors de leur cercle restreint.
Comme l’avait dit son père, il ne s’était plus intéressé à cette civilisation depuis qu’ils avaient quitté Stansbury et déménagé à Londres, déjà dix ans plus tôt ; il s’agissait certainement de la raison pour laquelle il n’avait jamais remarqué une telle incohérence, pourtant aussi flagrante. Mais non, depuis Stansbury, depuis cette horrible aventure dans les ruines d’Akavadon… Il avait de loin préféré éviter d’en entendre parler plus que nécessaire, et avait même souhaité intérieurement pouvoir oublier son existence. Étant donné ses études et sa profession, il avait fait le strict nécessaire afin de rester à jour, bien sûr… mais il s’était toujours tourné de préférence vers des sujets de recherche aussi éloignés de ces ruines que possible.
Son nouveau choix de carrière avait déjà été un lourd fardeau à porter, et il n’avait… Il n’avait pas eu le courage d’aller plus loin. Voler sa carrière était déjà beaucoup ; pouvait-il vraiment se permettre d’également reprendre son sujet de recherche préféré ? Ce n’était pas comme s’il avait été capable de savoir ce que Randall en eût pensé. Eût-il été heureux, fier et fanfaron même, de voir qu’il avait, bien que d’une manière bien ironique et tragique, enfin réussi à le convaincre de devenir archéologue ? Eût-il plutôt préféré avoir eu la chance de devenir célèbre lui-même, et eût-il été offensé de voir celui qui l’avait vu tomber dans ce gouffre sans fond faire de grandes découvertes à sa place ? Il avait voulu honorer sa mémoire ; mais même dix ans plus tard, il lui était encore difficile de savoir quelle pouvait bien être la meilleure manière de le faire.
Ainsi, dans le doute… Il n’avait fait que la moitié du chemin. Il avait tenté d’accomplir une de ses dernières volontés ; mais il avait refusé de paver un chemin vers une gloire qui ne lui appartenait pas. Les Aslantes… Il s’agissait de la découverte de Randall, et non de la sienne.
À ce jour, il n’avait pas encore entendu parler d’une quelconque équipe qui fût parvenue à trouver le trésor qu’il avait vu au cœur des ruines d’Akavadon, et eût publié un quelconque article scientifique à leur propos : et même dix ans plus tard, sa décision de ne pas dévoiler cette découverte et écrire un tel article lui-même était restée inébranlable. Si ces ruines et leur trésor avaient été trouvés par d’autres depuis, cela avait probablement été par des personnes plus intéressées par le nombre de zéros que les pièces d’or allaient ajouter à la droite du chiffre de leur compte en banque, que par celui qui décrivait le nombre d’années depuis leur façonnement.
Qui eût cru qu’un lycéen de dix-sept ans eût été capable, à lui seul, de décrypter le mur de Norwell à l’est de leur village, là où tous avaient échoué pendant une bonne trentaine d’années avant d’abandonner ? Que, loin de se contenter d’une telle découverte déjà révolutionnaire, il eût dans la foulée suivi ses instructions, trouvé le légendaire Masque du Chaos, déchiffré les inscriptions présentes sur ce même artéfact tout fraîchement déterré et retracé la carte qu’il renfermait, puis localisé un des plus grands sites aslantes jamais imaginés jusqu’à ce jour, et ce, toujours, à lui seul ?
Qui eût cru que ce même lycéen, ce génie inarrêtable, eût pu résoudre cette incroyable énigme à lui seul en seulement quelques mois, et pourtant dans le même temps songer qu’il serait suffisant d’aller explorer ces ruines tout en n’étant armé que d’un ami, d’un déjeuner pour deux, et d’une vieille pelle, s’attendant à être de retour à temps pour le dîner ?
Et comment ce même ami avait-il pu finir par se laisser convaincre que rien n’allait… que tout irait… qu’il serait capable de le protéger jusqu’au bout…?
Le manche du combiné craqua légèrement entre ses doigts crispés, mais il ne desserra aucunement sa poigne ; pour une fois, il lui était aisé de ne pas lâcher prise.
Enfin, il se disait cela, et pourtant aujourd’hui même… Une fois encore, il avait laissé tomber dans le vide et perdu à jamais quelque chose de cher à ses yeux.
« C’était un choix risqué de te laisser étudier l’archéologie, mais après… Après ce qu’il s’est passé à Stansbury, nous n’avions pas le cœur de t’en dissuader. »
Ce fut la voix de sa mère qui le ramena à la réalité, et le rappela qu’il était censé leur réclamer des informations capitales sur une tragédie toute autre.
« Heureusement, continua-t-elle, quand tu nous as parlé de ce que tu étudiais à l’université, nous avons été rassurés. Le docteur Schrader… S’il encourage ses élèves à focaliser leurs recherches sur des fossiles plutôt que sur d’anciennes civilisations, c’est qu’il est digne de confiance. »
Elle avait prononcé ces mots avec pour intention de l’apaiser ; pourtant, bien au contraire, un frisson glacial le parcourut de part en part. Il n’aimait pas du tout ce qu’elle avait accidentellement sous-entendu.
« Andrew aussi !? » s’étrangla-t-il.
Non. Il devait garder son calme. Il y avait toujours la possibilité pour qu’il eût atteint cette fois-ci une conclusion trop hâtive, qu’il eût mal interprété les mots de sa mère, que son mentor n’avait rien à voir avec toute cette histoire, qu’il n’avait pas à douter de lui ; mais…
Le silence était retombé une fois de plus.
Bien sûr. Évidemment.
Y avait-il une seule personne dans sa vie sur qui il pouvait compter pour avoir une vie normale et ne pas lui cacher de secrets d’une telle ampleur ?
« Je ne saurais pas dire à quel point il en sait — peut-être qu’il ne se doute même pas qu’ils existent, répliqua rapidement mais prudemment son père, sur la défensive. Mais s’il y a bien une chose que le peu de recherches que nous avons fait a révélé… c’est que si un archéologue a plus de quarante ans, il a de grandes chances d’être dans le coup, avoua-t-il avec regret. Qu’ils soient impliqués ou non, alliés ou ennemis, il y en a sûrement bien peu qui n’auront jamais entendu parler d’eux au moins une fois.
– Je pense que c’est parce qu’ils agissaient bien plus ouvertement à l’origine, renchérit sa femme. Depuis ces dernières décennies, ils se sont faits beaucoup plus discrets. Mais par “plus discrets”… Cela ne veut pas dire qu’ils sont moins dangereux pour autant. »
Encore une fois, les prédictions de Clay étaient là pour confirmer que leurs craintes étaient bel et bien justifiées.
« Dans tous les cas, reprit Roland après un long silence, ta mère a raison. Ce n’est pas le genre d’affaire que tu peux résoudre, Hershel. Si je t’en ai parlé, c’est seulement pour que tu en saches assez pour rester en sécurité. Nous aurions tous souhaité qu’il en soit autrement, bien sûr ; mais personne ne peut les arrêter. Le mieux à faire est d’éviter à tout prix que tu attires leur attention. »
Oh, il y comptait bien, oui. Il était loin d’être sot.
Il s’agissait de l’exacte raison pour laquelle il devait absolument récupérer autant d’informations que possible sur son frère et ce qu’il était advenu de lui ; à commencer par le tout début.
« Papa, Maman… Qu’est-il arrivé après que nos parents ont été enlevés ? demanda-t-il après réflexion. Comme vous pouvez vous en douter, je n’ai que très peu de souvenirs de cette période… Je voudrais vraiment savoir ce qu’il s’est passé — en détail. »
Il obtint pour unique réponse un énième silence ; mais l’absence d’objection lui permit de confirmer qu’au moins, tous deux étaient enfin en accord avec lui pour songer qu’il était parfaitement dans son droit de connaître toute l’histoire.
Sans même songer à sauver qui que ce fût, ne fût-ce que parce qu’il était en train de faire face à un trou béant dans sa mémoire, concernant une période pourtant si cruciale, qui avait façonné sa vie entière… Le désir et le besoin de combler ce gouffre le faisaient frémir et frissonner, l’emplissant de nombres d’émotions qu’il ne se fût en temps normal, et même en ce moment précis, jamais permis de ressentir. Le simple fait d’admettre qu’une sorte de rage bouillonnait en lui, se révoltant face à une telle injustice, ne lui apportait que plus de frustration encore, cette fois retournée vers lui-même.
Son esprit rationnel comprenait leur intention ; brassait les indices comme les souvenirs, créant un chemin logique pavé de déductions solides et impassibles ; calculait les tenants et aboutissants, et parvenait à des conclusions similaires — jugeant qu’il était effectivement plus prudent de garder la vérité cachée. Mais malgré cela… La douleur de la trahison était bien loin de se tarir pour autant.
« Il me semble… que cela avait pris plusieurs semaines entre leur disparition et ton adoption, commença Lucille. Il avait bien fallu attendre que la nouvelle atteigne nos oreilles, pour commencer.
– Et après ça, il a fallu attendre que les papiers d’adoption aient pu être faits, aussi, marmonna son mari dans un soupir ennuyé. De ce qu’on nous a dit, la police n’a pas été capable de retrouver vos actes de naissance, et ils n’ont pas pu trouver les originaux — de toute évidence, vous n’étiez pas nés dans le Wiltshire. Vu que ton père était archéologue, il n’est pas surprenant d’imaginer que vous auriez déménagé plusieurs fois… »
Tiens donc.
« N’ont-ils vraiment rien trouvé ? insista-t-il avec une hésitation dubitative, mais discrète et bien retenue.
– Oh, ils auraient sûrement pu mettre la main sur au moins vos actes de naissance s’ils avaient cherché dans les registres des autres comtés, mais ils n’allaient pas retourner l’Angleterre tout entière pour si peu. »
Elle avait prononcé cette phrase comme avec une pointe d’humour, mais elle n’y avait pas mis la moindre émotion positive ; tout comme lui, elle comprenait pourquoi une telle chose n’avait pas été faite… mais était tout de même blessée qu’elle ne l’eût pas été.
Le fils était bien trop occupé pour remarquer cette similitude, cependant ; ses pensées suivaient déjà un train de pensée tout autre.
« Le pauvre petit… continua-t-elle tristement. Vous aviez tout juste perdu vos parents, et voilà que les services sociaux n’avaient pas d’autre choix que d’interroger ton frère pour tout reconstituer de zéro. »
Comme c’était pratique.
« J’imagine que les ravisseurs auront pris tout ce qui était dans le bureau de ton père, et qu’ils auront emporté vos papiers d’identité dans la foulée, que ce soit volontaire ou par accident, » grogna Roland.
Non. Il en doutait fortement.
Sa mémoire avait beau être floue et morcelée… Il était presque certain que ces hommes n’étaient pas restés assez longtemps pour fouiller la maison entière ; plus, même, il y avait fort à parier que si cela eût été le cas, son frère et lui eussent été trouvés et enlevés également, ou pire.
Il avait le vague souvenir de souvent voir son frère s’enfermer dans le bureau de leur père, et il imaginait toujours ce bureau rempli de feuilles de papier volantes, de livres neufs comme anciens, dans un désordre monstre et éparpillés sur toutes les surfaces horizontales — outre, ironiquement, le meuble dont servir de soutien pour des études intensives était censé être la fonction. Toutes ces piles de texte et d’informations n’avaient pas pu apparaître du jour au lendemain, et bien peu d’éléments ne lui paraissaient pas déjà familiers.
Il avait également la certitude, cette fois complète, que ces hommes n’étaient jamais revenus ; ce qui signifiait qu’ils n’avaient pas eu l’opportunité de récupérer quoi que ce fût d’autre avant qu’il ne fût adopté.
Pensant encore une fois à son frère… Il garda donc pour lui une hypothèse différente.
Mais qu’avait-il donc bien pu fomenter, d’autant plus à un si jeune âge…?
Il prit une longue inspiration. Il ferma les yeux fortement et secoua la tête, tentant de chasser une fois de plus ces images lointaines d’une enfance volée, et de les enterrer de force dans le monde de son inconscient, là d’où elles étaient venues ; en vain. Il expira longuement, son souffle coupé peinant à s’extirper de ses poumons et glisser hors de ses lèvres tremblantes.
« Il me semble… » Il hésita encore. Il avait bien de la peine à seulement formuler de tels mots. « Cela remonte à très longtemps, bien sûr. Mais j’ai comme ce vague souvenir que… vous teniez à adopter “Hershel” en particulier. Pourrais-je savoir pourquoi ? »
Il ne fut pas surpris de faire face une fois de plus à un silence pesant. Sa question — une accusation, même — était loin d’être anodine, après tout.
Pendant qu’il attendait sa réponse, il ignorait s’il osait espérer que ce souvenir était biaisé, et ses peurs infondées ; ou s’il s’était résigné à suivre ses implacables déductions jusqu’au bout.
« Tout le monde… Ils parlaient tous du “petit Hershel” qui avait repris les recherches de son père, soupira Lucille. Ce n’était qu’une question de quelques jours avant que la rumeur ne s’ébruite.
– L’on disait que tu avais commencé à te plonger dans ses recherches pour essayer de comprendre pourquoi il avait été enlevé, expliqua Roland. Nous voulions nous assurer que tu resterais hors de toute cette folie. Ces hommes sont sans scrupules et n’auraient pas hésité à s’en prendre à un enfant, même un enfant qui aurait à peine été capable de comprendre quoi que ce soit tout seul. »
Les tremblements de ses mains devinrent plus difficiles encore à contrôler.
Il n’aimait vraiment, vraiment pas la tournure que cette conversation allait prendre. Il espérait qu’il était une fois de plus en train de partir sur des conclusions trop hâtives, basées sur des bribes de preuves incomplètes, mais… Mais s’il avait raison, alors toutes les pièces du puzzle s’assemblaient parfaitement, et étaient prêtes à dépeindre un portrait de famille maculé de sang.
« Bien sûr, quand nous avons vu que tu n’avais que trois ans, nous avons compris que ce n’étaient que des rumeurs sans fondement, ajouta son père avec un soufflement de nez rassuré, riant presque. Si ç’avait été ton frère, cela aurait été certes un peu plus plausible, mais déjà bien difficile à croire.
– Cela ne les a pas empêchés de chercher à le retrouver malgré tout ! gémit Lucille avec angoisse. Ces illuminés… Au moindre on-dit, ils sont prêts à harceler des innocents sans même réfléchir à vérifier leurs sources. Je n’arrive pas à croire qu’ils nous aient suivis jusqu’à Stansbury. »
La tête lui tournait. Cette énigme, désormais résolue, présentait une image du passé, du présent, et même de l’avenir, qui semblait si parfaite, si simple… si terrifiante.
« Peut-être aurait-il été plus sage de confier Hershel aux Sycamore, » entendit-il murmurer au loin. Il partit du principe que son père pensait que ces mots lui échapperaient ; compte tenu de ce qu’ils sous-entendaient, il comprenait bien pourquoi. « Nous ne l’avions que depuis quelques jours, il n’était pas trop tard pour les réunir à nouveau.
– Mais même s’il aurait été plus juste de ne jamais les séparer, Desmond a toujours refusé que nous parlions de lui, » chuchota-t-elle en retour avec un ton désolé.
Non.
Non, tout de même pas…
Son sang ne fit qu’un tour, et il le sentit intégralement quitter son visage.
« Vous… Vous êtes restés en contact avec lui pendant tout ce temps. Et vous ne m’en avez jamais parlé ? »
Même si l’un ou l’autre avait répondu, ses oreilles bourdonnaient au point qu’il n’y eût pas prêté garde. Qu’il y eût une justification ou non, que cette justification fût qu’il fallait le protéger de toute cette folie ou non, il n’en avait plus que faire. Il avait vingt-sept ans, et il était parfaitement capable et en droit de prendre ses propres décisions, merci.
Le manche du combiné craqua une fois de plus.
« Papa, Maman, j’ai une dernière question. Qui est Theodore Bronev ? »
Il tenta d’ignorer le fait qu’un étrange rictus nerveux avait commencé à trembler sur son visage.
Il entendit quelques bruits confus de l’autre côté de la ligne, et déduisit rapidement qu’ils n’en avaient pas la moindre idée. À ce stade, il eût été bien étonné du contraire.
« Je vais vous donner un indice, déclara-t-il avec une voix qu’il peinait à garder stable. Mes parents avaient deux fils : Hershel, et Theodore.
– Veux-tu parler de Desmond, alors ? s’étonna Lucille. Il est vrai qu’il tenait beaucoup à laisser aussi peu de traces de vos origines que possible, mais… Il aurait alors également changé son prénom après son adoption ? Il ne nous en a jamais parlé. Je me demande ce qui aurait bien pu le motiver à faire un tel choix… »
Le fils ne le savait pas non plus, mais même sans l’avoir vu ou entendu en plus de vingt ans, il avait sa petite idée.
C’est toi Hershel, maintenant.
« Mauvaise réponse. Theodore Bronev… C’était moi. »
Il eût préféré continuer tout de suite, mais à son grand regret, il avait déjà besoin de reprendre son souffle. Enfin ; cela donnait à ses parents le bénéfice de respirer eux aussi pendant quelques secondes, à condition qu’ils en fussent capables en un tel moment.
« Le véritable Hershel Bronev… voulait que vous m’adoptiez à sa place. Et il a réussi. »
Et il se tut.
Très honnêtement, une partie de lui était tentée de leur souhaiter une bonne fin d’après-midi, de leur raccrocher au nez, et de les laisser ruminer sur ces derniers mots et ce qu’ils impliquaient. Heureusement pour eux, malheureusement pour lui, il parvint tant bien que mal à se convaincre que Claire eût très certainement été déçue d’un tel comportement.
Au travers du combiné, il entendit au loin les sanglots terrifiés de sa mère, et les murmures nerveux et étouffés de son père, qui grommelait des bouts de phrases décousus à propos se s’être fait avoir par un gamin de sept ans.
Le fils n’était pas certain de savoir comment conclure, en toute honnêteté ; et la dernière part de lui qui cherchait encore à garder son calme craignait que, s’il daignait ouvrir la bouche de nouveau en un tel moment, rien de bon et poli n’en sortirait.
Il fallut plusieurs longues secondes de plus, mais enfin Roland se décida à lui adresser la parole de nouveau.
« Peut-être serait-il plus sage de reparler de tout cela plus tard, fiston. Cette discussion mérite plus qu’un coup de téléphone. Nous devrions en parler en face à face. »
Il fut bien reconnaissant que son père partageât son besoin d’en finir.
« Oui… Tu as raison, Papa. Nous devrions en parler tous ensemble. »
Il laissa le silence perdurer. Quelques secondes furent nécessaires avant que ses mots ne fissent leur effet.
« “Tous” ensemble…? répéta finalement Lucille d’une voix blanche.
– N’est-ce pas évident ? rétorqua-t-il aussitôt. Il me semble que cette conversation implique mon frère autant que nous trois, » déclara-t-il avec autorité et détermination.
Il ignorait s’il détestait plus la dureté de ses propos, ou sa voix craquelée par l’émotion.
« Vous échangez déjà avec lui depuis des années, ajouta-t-il avec une amertume à peine voilée. Ce n’est pas comme si je vous demandais d’inviter un inconnu. »
En d’autres circonstances, il eût attendu au moins qu’un des deux ne répondît à son invitation. En ce moment précis, le fait qu’il dut attendre plus de cinq secondes était devenu trop insoutenable, et il laissa tomber le combiné sur son socle. La main encore tremblante, il eut besoin d’un instant de quasi immobilité pour seulement se rendre compte de ce qu’il venait tout juste de se produire.
Finalement… Il prit une grande inspiration ; ferma les poings ; les desserra lentement ; et ouvrit la porte du salon, se dirigeant droit vers sa poule aux œufs d’or fraîchement sortie du poulailler de l’absurde.
Desmond Sycamore. Il avait enfin son nom.
Conservation de l’Histoire et équilibre de l’espace-temps ou non, il était hors de question de laisser quelque organisation criminelle douteuse causer du tort à son frère. Peu importaient leurs moyens et leur détermination, ils ne porteraient pas la main sur lui ou sa nouvelle famille.
Il ne laisserait jamais une telle chose arriver. Pas avant que lui-même n’eût au moins eu le temps de lui rendre personnellement visite, de prendre le thé par une charmante après-midi nuageuse, de sagement et calmement lui exiger des explications, et de lui dire ses quatre vérités en face à face avec franchise, honnêteté et transparence, comme tout gentleman digne de ce nom.
⁂
Il ne se fit pas remarquer tout de suite. Lorsqu’il retrouva son salon, ses deux invités étaient plongés au beau milieu d’une conversation centrée sur ce qu’il eût, sous d’autres circonstances, relégué au rang de simples aventures rocambolesques et donc fictives.
« Et il y a aussi la fois où il a dû résoudre un problème d’héritage à Saint-Mystère…
– Ah, tout de même ! se rassura la jeune femme avec soulagement. Tu m’as bien eue, j’ai failli croire que tu n’allais nous donner que des affaires remplies de révélations incroyables et de pièges mortels.
– Oui, mais ensuite il y a eu cette histoire de meurtres en série et de vieil homme qui enlève les villageois, et à la fin on a appris que tout était pour de faux parce que les habitants étaient des robots. Et aussi, le professeur a failli se faire écraser par une grande roue télécommandée, et Flora et lui n’auraient probablement pas survécu s’il n’avait pas réussi à construire un deltaplane avec les rideaux de sa chambre. »
Claire soupira, glissant une main fatiguée entre ses yeux et ses lunettes, murmurant qu’elle regrettait d’avoir parlé trop vite et qu’elle eût mieux fait de se taire.
Il jugea qu’il s’agissait pour lui du moment le plus opportun pour faire savoir qu’il était de retour. Il fit légèrement craquer le parquet lorsqu’il avança de quelques pas, et obtint l’attention de la physicienne tandis qu’il fermait la porte d’entrée derrière lui.
« Oh, Hershel ! s’exclama-t-elle avec un étrange cocktail mêlant surprise, réconfort, et inquiétude. Comment te sens-tu ? Que s’est-il passé ? »
Il ouvrit la bouche, mais rien n’en sortit. Il baissa les yeux pour ne pas avoir à la regarder ; les dirigea vers le petit métamorphe qui, contrairement à elle, n’avait pas bougé de sa place ; les ferma, poussant un soupir tendu.
Lorsque ses paupières se rouvrirent, rien ne sortait de ses pupilles d’ébène autre qu’une détermination pure et sans limite.
« Clay, interpella-t-il avec autorité. À tout hasard, aurais-tu d’autres révélations incroyables concernant ma vie personnelle dont je devrais être tenu au courant ? »
La jeune femme marqua un rapide mais délicat pas en arrière, prise de court ; elle échangea un regard silencieux avec l’interrogé ; iel ne le remarqua pas, et donc ne le lui rendit pas non plus.
« Euh… Claire a dit que ce serait peut-être mieux d’attendre que vous ayez eu un peu le temps de souffler avant que je… »
Iel détourna brièvement les yeux pour enfin croiser ceux de la personne qu’iel venait de mentionner ; et iel découvrit que les siens étaient devenus grands comme des soucoupes, et rayonnaient de cette si poignante douleur qui prenait pour racine les plus primitives plaies de la trahison.
L’enfant cligna des yeux avec confusion, puis rouvrit légèrement ses lèvres en un petit et timide cercle pour mimer un silencieux « Oh… », signe de sa compréhension légèrement trop tardive des conséquences que ces exactes paroles allaient avoir. Était-ce pour cette raison qu’elle avait dit qu’il n’avait pas besoin d’entendre ça non plus ?
En sa défense, l’homme eut au moins la décence de ne pas tenter de répondre avec le mensonge qu’il était en train de penser si fort en tête, qu’il n’avait malgré tout aucunement besoin d’user de sa voix pour partager son ressenti comme son opinion. Son corps froid et tremblant d’angoisse comme de rage, son visage crispé et ses lèvres sèches, ses yeux bien trop insistants comme deux épées de Damoclès tombant sur sa cible, parvenaient d’eux-mêmes à rétorquer qu’il était parfaitement calme.
Claire tenta de prendre la parole et de l’apaiser, mais il ne parut pas même l’entendre. Lentement, mais sans la moindre hésitation, il marcha en direction de l’origine de tous les événements qui avaient petit à petit rongé et gangrené son après-midi comme sa santé mentale par tous les bouts.
« Clay. »
Le voyageur temporel se sentit intimidé au point que, pendant un court instant, ses frissons atteignirent une amplitude suffisamment grande pour se hérisser dans son dos et momentanément danser comme de petites vagues de ferrofluide attirées par un aimant invisible.
« Y a-t-il autre chose que je devrais savoir ? »
Succombant sous le poids de la pression, le pull de ce qui ne ressemblait quasiment plus à Luke Triton s’ouvrit en deux, et vira au violet. Iel enterra sa tête dans ses épaules et ses bras s’agrippèrent à sa sacoche noire, alors que ses yeux le fuirent à la vitesse de l’éclair. Malgré lui, quelques mots courts mais tellement lourds de sens lui échappèrent :
« Randall est en vie. »