Avec la Stabilité du Sable
Chapitre 7 : Chapitre IV : Le Paradoxe de Newcomb [ Deuxième Partie ]
7149 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 30/09/2022 13:30
Chapitre IV :
Le Paradoxe de Newcomb
— Deuxième Partie —
22 Août 1953 — 16:41
C’était la seconde fois de la journée que Dimitri se retrouvait à courir dans les rues de Bloomsbury à toute allure. La première fois avait été lorsqu’il croyait la vie de Claire et du voisinage en danger ; la seconde fois était en ce moment même, alors qu’ils avaient des arguments raisonnables pour songer que, dans le pire des cas possibles, la fabrique même de l’espace-temps était en jeu.
C’était, sans aucun doute, le pire jour de congé de toute sa vie, passée comme future. Heureusement qu’il habitait dans le quartier, et heureusement que les mots de Claire étaient encore frais dans son esprit pour lui donner courage et force sur le chemin… Et puis, après tout, en soi, le sport c’est la santé, se disait-il en essayant du mieux qu’il pouvait de taire le ton sarcastique qui accompagnait cette remarque.
⁂
Dimitri était rentré chez lui à peine vingt minutes plus tôt, s’était écrasé dans son canapé, et n’avait prévu aucun objectif particulier pour le reste de l’après-midi, autre que d’y rester au moins jusqu’au dîner. Sa fatigue était bien plus psychologique que physique ; ce qui était peu dire, étant donné le fait que le ménage et le marathon qu’il avait dû parcourir quelques heures auparavant pesaient lourd sur la balance. Quoi qu’il en fût, il avait volontiers cédé à l’appel d’une bonne sieste.
C’était sans compter son téléphone, qui était très vite venu le tirer d’un sommeil qu’il n’avait qu’à peine eu le temps d’effleurer. L’amour de sa vie, certes non réciproque mais malgré tout si irrésistible, avait eu du nouveau dans son enquête… Et elle n’avait pas que de bonnes nouvelles.
Il n’avait pas eu droit à beaucoup de détails, et n’avait pu seulement rassembler comme indices que les faits que l’entité se nommait désormais “Clay”, qu’iel provenait prétendument d’un futur qui n’était plus, et donc par conséquent, que le voyage temporel qu’iel avait effectué n’avait a priori pas été sans dommage sur le cours du temps tel qu’iel l’avait originellement connu.
Il avait été au départ bien sceptique, rappelant à sa collègue et amie que les paradoxes temporels de ce type n’appartenaient qu’au domaine de la fiction, et n’étaient pas censés être physiquement réalisables ; malgré tout, il lui avait offert sans grande hésitation la possibilité de justifier son opinion. Claire était suffisamment brillante pour savoir aussi bien que lui que, selon tout ce qu’ils savaient jusqu’alors, ce qu’elle décrivait ne pouvait être possible : il devait donc y avoir une très bonne raison pour qu’elle eût changé d’avis.
En premier lieu, elle avait une énième fois rappelé la manière incongrue, et tout autant fortuite que diablement précise, selon laquelle l’inconnu était apparu. S’il s’était agi d’un voyage temporel délibéré, minutieusement calculé et menant à une boucle temporelle classique et inoffensive, alors il eût été bien plus logique et prudent d’envoyer Clay avant l’expérience, et de lui confier la mission de les convaincre, Bill comme elle, de l’annuler. Au lieu de cela, Clay était arrivé pendant l’expérience, et les avait forcés de l’annuler — en générant par ailleurs une petite explosion qui avait endommagé leur prototype, et eût certainement été fatal pour n’importe quel humain normalement constitué, de surcroît.
Cela les avait par ailleurs menés à supposer que la nouvelle constitution de Clay avait été, justement, la seule raison derrière le fait qu’iel eût pu survivre à une apparition aussi fracassante. Cependant, son amnésie partielle, ainsi que son comportement naïf et parfois incohérent… Étaient-ils des signes qu’iel n’en était pas pour autant sorti indemne ? Si ses métamorphoses ne l’avaient pas atteint à un point tel que son métabolisme entier fût devenu méconnaissable, alors il était plus que probable qu’iel s’en fût tiré, dans le meilleur des cas, avec une commotion, dans le pire des cas, avec plus de dommages internes et majeurs encore que ce qu’il avait osé imaginer.
Cette constatation était si évidente en rétrospective, que Dimitri s’était bien demandé comment ils avaient pu ne pas y penser plus tôt. Il avait immédiatement songé à ordonner à Claire de l’emmener à l’hôpital le plus proche, pour qu’ils pussent s’assurer que sa santé n’était pas en danger… Mais il s’était ravisé tout aussi vite.
Même à supposer qu’ils fussent parvenus à le conduire à l’hôpital sans encombre, ce qui déjà n’était pas une mince affaire, il eût été impossible de l’examiner sans que les docteurs ne découvrissent son secret. Pire : était-il même seulement possible de l’examiner tout court et d’établir un diagnostic fiable, au vu de son corps éternellement changeant ? Pour ce qu’il en savait, chaque transformation modifiait son métabolisme dans son ensemble, et simplement étudier son crâne en but de trouver des traces d’hémorragie interne se fût avéré impossible de toute manière. Et il n’avait pas même osé songer à ce qui eût pu être tenté, s’ils devaient faire face à la nécessité d’opérer un corps aussi stable et solide que de la pâte à modeler…
Non pas que Dimitri ne fît pas confiance au corps médical ; mais il doutait sincèrement qu’ils eussent pu réellement aider dans ce cas si spécifique. Et bien au contraire, il craignait les conséquences qui eurent résulté de la panique incontournable, lorsqu’ils eurent croisé de nouveaux témoins de ses métamorphoses encore peu contrôlables. Allier Clay et une chambre d’hôpital était un scénario qui pouvait tourner au vinaigre de tellement de manières différentes, qu’il n’avait pas cherché à les énumérer.
Ainsi, aussi contre-intuitif que cela pût paraître au premier abord… Il en avait conclu qu’emmener Clay chez un docteur ou un hôpital l’eût en réalité plus mis en danger, que de ne rien faire et prendre le risque que sa condition ne s’aggravât avec le temps.
Quoiqu’il en fût, Claire lui avait promis de s’en occuper plus tard ; mais seulement après qu’ils en eurent fini avec le problème qu’ils avaient déjà sur les bras. Pour autant qu’elle en sût, Clay n’était pour le moment pas beaucoup plus en danger que ne l’était toute autre personne vivant sur cette planète, et n’était donc pas la plus grande priorité.
« Mais qu’est-ce qui te pousse à croire que c’est forcément un paradoxe du grand-père ? avait-il alors insisté, toujours surpris qu’elle fût aussi convaincue.
– Ce n’est qu’un exemple parmi toute une liste qu’il nous a donnée, mais Clay a mentionné que le bâtiment en face du labo serait touché, qu’un enfant y perdrait ses parents, et que cela le pousserait vers la criminalité. »
Dimitri avait eu un léger sursaut, pris de court par une réponse aussi étonnante. La mention de telles personnes, complètement extérieures à l’expérience, avait été parfaitement inattendue dans leur conversation.
« Qu’est-ce qu’un orphelin a à voir avec toute cette histoire ? Et comment Clay aurait-il pu raconter un détail aussi anodin et imprévisible…?
– C’est beaucoup trop précis pour une boucle temporelle classique, avait-elle aussitôt acquiescé face à sa remarque. Clay a forcément vécu dans cette chronologie alternative, pendant assez longtemps pour être un témoin direct de tout ce dont il a parlé. »
⁂
Il existait, somme toute, deux grands types de paradoxes temporels.
Le paradoxe du grand-père impliquait qu’une personne revenant dans son passé et le modifiant, empêchait les conditions permettant son voyage temporel d’avoir lieu. Ce premier paradoxe était ainsi nommé par l’exemple d’un homme qui, pour une raison qui dépassait l’entendement, eût remonté le temps jusqu’à une époque à laquelle son grand-père n’était qu’un jeune enfant, et l’eût assassiné, empêchant sa propre naissance par la suite, et donc empêchant son propre voyage temporel.
Le paradoxe de l’écrivain impliquait qu’une personne revenant dans son passé et croyant le modifier, créait en réalité de toutes pièces les conditions qui allaient lui permettre de voyager plus tard — des conditions qui n’eurent pu apparaître sans son action sur le cours du temps. Ce second paradoxe était ainsi nommé par l’exemple d’un écrivain qui eût envoyé dans le passé son magnum opus, et dont l’alter-ego plus jeune n’eût fait que recopier mot à mot ce qu’il avait reçu avant de le publier et de devenir un grand auteur, au lieu de réellement l’écrire à partir de rien.
Tous deux défiaient la logique et la notion de causalité, mais de manières opposées. L’un détruisait l’intégrité de l’Histoire, par un élément qui s’empêchait lui-même d’avoir lieu ; l’autre la consolidait, bien que ce fût d’une manière peu conventionnelle, par un élément qui devenait sa propre cause.
Leur modèle théorique avait jusqu’alors suggéré que le premier était irréalisable : la contradiction sur le cours du temps qu’il engendrait était insoluble, ou presque, et il était impossible de prédire quelles conséquences une telle singularité pourrait avoir sur l’espace-temps. La solution la plus simple, donc, avait été de conclure qu’il était tout simplement impossible de créer une telle situation, peu importe leurs actions.
Le second, en revanche, était jugé inoffensif et parfaitement possible ; plus encore, il avait justement été une des motivations derrière leur projet — celle qui leur avait permis de recevoir le financement pour le réaliser. Les deux seuls aspects contre-intuitifs qui résultaient de cette situation étaient, d’une part, le fait que l’Histoire eût très bien pu suivre son cours avec ou sans cette boucle temporelle ; d’autre part, le fait que de l’information était, du moins a priori, créée de nulle part.
Les informations que Clay avait données devaient forcément avoir une origine connue et ancrée dans la réalité. Si, par exemple, il s’agissait de revenir dans le passé pour prévenir qu’un bâtiment allait s’effondrer, alors le seul moyen d’en obtenir la preuve était de l’inspecter et de vérifier que tout était aux normes. Soit l’inspection avait déjà été faite mais ignorée, et le messager était là pour mettre au jour son importance ; soit elle ne l’avait pas été, auquel cas le messager était là pour exiger qu’elle fût faite, afin d’obtenir la preuve que le risque était présent, et donc de justifier son voyage temporel futur.
Cependant, une information que le messager ne pourrait en aucun cas, à aucun moment délivrer, était une description de l’accident ayant lieu. Il pouvait sans souci relayer l’information que, si rien n’était fait, alors le bâtiment allait probablement s’effondrer ; il lui était possible de montrer des études et simulations permettant de supposer ce qui aurait pu se passer s’ils ne faisaient rien ; mais il lui était impossible d’avoir vu la catastrophe en elle-même se dérouler sous ses yeux. Il lui était impossible de savoir quand ou comment cela allait avoir lieu : il ne pouvait deviner quel mur serait tombé en premier, ou quelle aurait été l’ampleur des dégâts. Il lui était impossible de prédire le nombre de victimes impliquées, puisque l’accident n’avait, et n’aurait jamais eu lieu.
De ce qui lui avait été conté, Clay possédait des connaissances bien trop précises. Les détails étaient si nombreux, si spécifiques, et s’étalaient sur tant de temps après l’expérience qu’iel avait annulée… Il ne pouvait dès lors plus s’agir d’un avenir hypothétique, mais réellement d’une chronologie alternative qui était, ou avait été à un moment donné, tout aussi réelle que la leur.
Claire avait tant insisté, et ce point en particulier était si intrigant et inexplicable, qu’il s’était finalement laissé convaincre.
⁂
Claire n’avait pas pris le temps, et ne jugeait peut-être pas utile, de lui donner la liste complète des événements qui eurent été modifiés en conséquence ; mais il n’avait eu besoin de l’aide de personne pour déduire le plus immédiat. Il avait senti son cœur rater un battement lorsqu’il avait compris ; mais Claire ne lui avait pas laissé plus de quelques secondes seulement pour y penser, car elle avait déjà changé de sujet.
Soit elle-même ne s’en était, par un quelconque miracle, toujours pas rendu compte ; soit elle était déjà parvenue à s’en remettre et passer à autre chose… Il ne savait s’il devait la trouver courageuse, folle, ou même presque égoïste, à s’attarder si peu sur le fait qu’elle était morte sous d’autres circonstances — que ce n’était plus une question de supposition, mais d’événement qui avait, à un moment donné, bel et bien été réel, même s’il ne l’était plus dans leur nouveau présent.
Il y en aura toujours pour dire que le deuil est plus dur pour les proches que pour le mort lui-même, certes. Mais tout de même…
À l’écouter plus longtemps, il avait pu déduire assez rapidement qu’au moins une des raisons pour lesquelles elle y pensait à peine, était la même qui l’avait conduite à ignorer temporairement le problème de la santé de Clay : elle s’inquiétait désormais plus pour l’univers entier. Sauver sa vie, certes, elle appréciait bien sûr le geste ; mais à ce prix ? De toute manière, si l’univers tout entier voyait ses lois se réécrire et devenir tout à coup inhabitable, elle voyait peu d’intérêt à n’avoir pu survivre que quelques heures ou jours de plus, s’il s’agissait ensuite de condamner le reste du monde, elle-même comprise.
Non, comme toujours… Elle était dans le feu de l’action, et laissait le poids de ses émotions pour plus tard. Tout cela lui retomberait dessus à un moment donné, peut-être même avec le double d’intensité suite à leur accumulation dans l’ombre ; mais pas avant que le problème en cours ne fût réglé. Cette capacité à garder la tête froide face à une telle situation… Il l’enviait et l’admirait, tout autant qu’elle l’effrayait au plus haut point.
Les scénarios qu’elle avait proposés étaient improbables, formulés dans la panique, et donc faillibles ; mais ils reposaient malgré tout sur des bases solides, et son inquiétude était donc parfaitement justifiée. “Improbable” ne signifiait pas impossible.
⁂
Et donc, il avait aussitôt raccroché le combiné, renfilé sa blouse blanche, et refermé en coup de vent la porte de son appartement derrière lui, espérant encore une fois arriver au laboratoire aussi vite que physiquement possible ; car chaque minute qui passait sans qu’il ne pût avoir de nouvelles de Claire devenait toujours un peu plus insoutenable.
Oui, encore en cet instant, il ressentait le besoin d’avoir des preuves tangibles qu’elle était encore vivante, et que la réalité alternative dans laquelle Clay n’avait pas été là pour arrêter l’expérience n’était plus. Il l’admettait. Mais au vu de tous ces événements, pouvait-on réellement le blâmer ?
Le trajet lui avait paru interminable, alors qu’il était seul avec ses pensées. Lorsqu’enfin les portes du campus Gressenheller furent passées, suivies de celles de l’Institut de Recherche Multidimensionnelle, il se permit de reprendre un peu de souffle, avant de gravir les dernières marches qui le séparaient de leur laboratoire. Aujourd’hui plus encore que n’importe quel jour, pourquoi fallait-il que des trois étages dont disposait leur institut, comme par hasard, leur bureau fût situé au dernier…
Les clés peinèrent à entrer dans la serrure, et le martèlement de son cœur contre sa tempe sonnait presque comme si son corps entier se moquait de son incapacité à contrôler ses tremblements essoufflés ; mais enfin il put entrer, enfin il put se jeter sur tous les appareils dont il avait besoin, enfin il put tirer tous les leviers et activer tous les interrupteurs nécessaires, et finalement, enfin il put décrocher le combiné du téléphone, composer un numéro, et s’écraser sur une chaise en attendant qu’elle répondît, tandis qu’il gardait un œil éloigné mais aussi attentif que sa fatigue ne lui permettait sur les différentes mesures qu’il avait mises en route.
Heureusement, la réponse ne se fit pas attendre. Claire eut même la bonté de lui faire part de son tracas lorsqu’elle entendit son souffle encore haletant, et de présenter ses excuses pour l’avoir autant pressé. Elle ne manqua pas de faire remarquer qu’elle pensait devoir attendre quinze, ou même vingt minutes, avant qu’il ne pût arriver sur place, démarrer les machines, et lancer les tests ; mais certainement pas huit. Il se contenta de répondre que ce n’était rien, que c’était pour une bonne cause et qu’il s’en remettrait, alors qu’il faisait de son mieux pour ignorer l’écœurant goût ferreux de l’hémoglobine qui avait gagné sa gorge pour la deuxième fois de la journée.
« J’ai essayé de faire quelques calculs en considérant un système plus simple, mais je crains de ne pas pouvoir arriver à grand-chose en faisant autant d’approximations, déclara rapidement une Claire bien dépitée au travers du combiné. J’aurais aimé pouvoir donner quelques prédictions, mais il y a tellement de variables à prendre en compte…
– Je doute qu’il soit possible de résumer ce qu’il s’est passé à de simples équations, soupira-t-il en retour. Ne t’inquiète pas, les scanners sont en route. Nous verrons bientôt de quoi il retourne.
– En tout cas, je ne vois véritablement aucune explication solide derrière la situation de Clay, conclut-elle. Cela a forcément un lien avec son voyage temporel, mais comment une telle chose aurait-elle bien pu arriver…? »
Il n’avait aucune réponse à lui offrir, et il était certain que ce ne seraient malheureusement pas les tests qu’il était en train de faire qui allaient pouvoir les aider sur ce point. Néanmoins, ces tests allaient au moins avoir le grand atout de leur révéler une bonne fois pour toutes dans quel état l’espace-temps lui-même se trouvait, et s’il était temps pour eux de faire leurs dernières prières en attendant la fin du monde.
⁂
Objectivement, les premiers résultats ne s’étaient pas fait attendre très longtemps. Subjectivement pour les deux physiciens, douze minutes formaient un délai aussi sempiternel que le flux d’hypothèses toujours plus alarmistes qui avait agrémenté leur conversation, bien plus riche en mots complexes et techniques tournant en rond, qu’en véritables paroles constructives.
Et donc, après que Dimitri eut observé les tableaux et graphes avec grande attention et appréhension… Le verdict tomba :
« …Tout est normal. »
C’était… presque décevant. Ils avaient assisté au premier voyage temporel de l’Histoire, ce voyage temporel avait a priori résulté en un paradoxe du grand-père ou une de ses variations, et… Leurs scanners ne détectaient absolument rien ? Était-ce vraiment tout ?
« Tu es sûr ? insista l’assistante, estomaquée et sceptique. Tu ne vois même pas de distorsion locale ? Clay est forcément passé par un vortex en arrivant à notre époque, non ? Et la faille serait sûrement restée ouverte suite au paradoxe…
– C’est la première chose que j’ai vérifiée, rétorqua-t-il dans un souffle éberlué, mais je ne vois vraiment rien. Ou alors, s’il y a eu une interférence, elle est trop faible pour que nous puissions la détecter… J’ai aussi du mal à y croire, mais il semblerait que la faille s’est bel et bien refermée sans causer de dommages. »
La bonne nouvelle était qu’en fin de compte, du moins en apparence, personne n’était en danger. La mauvaise était que désormais… Ils se sentaient plus ignorants et confus encore face à cette situation, qu’ils ne l’étaient au départ. Que se passait-il donc ?
Comme l’avait rappelé Claire, un vortex, puis une faille, s’étaient forcément ouverts pour que Clay eût pu quitter son époque, passer au travers, puis en sortir et se retrouver dans leur laboratoire. Mais pour que cette faille se fût fermée aussi rapidement après les faits, sans laisser de trace…
Dimitri n’eût pas été étonné d’un tel résultat, si seulement l’aspect “paradoxe temporel” du problème n’était pas à prendre en compte. Leur propre machine possédait certes une erreur de conception qui la rendait en pratique instable ; mais cette erreur était distincte du fonctionnement théorique de leur prototype, et était complètement indépendante de la partie responsable de générer le vortex en lui-même.
Cette erreur de conception allait avoir pour conséquence de faire imploser la machine avant, pendant, ou juste après qu’elle eût effectué sa tâche. Elle était suffisamment critique pour causer la mort des personnes à proximité, une fois que les câbles liés au système de refroidissement eurent lâché, trop fragiles pour supporter le flux nécessaire pour garder le générateur sous contrôle tout du long de l’expérience, et que ce dernier se fût emballé en conséquence. Mais elle ne l’était pas assez pour causer de dommages sur l’espace-temps.
Les résultats qu’il avait sous les yeux n’eurent pas été surprenants si Clay avait subi un voyage temporel classique, utilisant une machine similaire à la leur. Cependant, si l’Histoire avait effectivement été modifiée, si un paradoxe du grand-père avait eu lieu, alors… Que fallait-il en conclure ? Que, contre toute attente, le fait que Claire fût vivante ou morte, le fait que leur machine eût explosé ou non, le fait que Clay eût changé ou non le cours du temps… Que l’impact de toutes ces divergences, de toutes ces contradictions, était somme toute si faible ?
C’était… une sensation bien étrange, que de se sentir aussi petit et insignifiant au sein du cosmos. Dimitri lisait sur ces graphes que sa vie entière eût pu être anéantie ou reconstruite en ce jour, la sienne autant que celles de bien d’autres autour de lui ; et que pourtant… La physique même, qui l’avait tant fasciné et fait rêver durant des années, était désormais en train de lui faire comprendre qu’à son échelle…
Ha. Quelle arrogance de leur part, que de songer que leurs actions pussent un jour avoir un tel impact sur le monde ; alors qu’en réalité, la vie ou la mort d’une personne, les joies et désespoirs d’autres, ne laissaient aucune trace sur l’espace-temps froid et implacable.
Personne n’était en danger, certes ; mais désormais que cette peur était retombée, s’ajoutait une nouvelle question semblant anodine, et pourtant si terrible :
Et maintenant ?
⁂
« Si c’est vraiment tout… Il faut que je reparle à Clay, reprit la jeune femme au bout d’un long silence. Je suis vraiment désolée pour le dérangement.
– Ne t’inquiète pas, tu as bien fait, rassura-t-il. Au moins, maintenant nous sommes fixés. » Le fait qu’elle mentionnât le voyageur temporel éveilla cependant sa curiosité, aussi osa-t-il demander : « De quoi comptes-tu parler avec lui, au juste ?
– De ses plans, soupira-t-elle avec une petite pointe d’exaspération. Malgré son amnésie, Clay semble se souvenir d’autres catastrophes futures que nous pourrions empêcher. Si les scanners affirment que modifier le cours du temps plus qu’il ne l’a déjà été n’aura aucune conséquence visible, alors… J’imagine que cela vaut au moins la peine de savoir de quoi il retourne. »
Effectivement, à juger de ce qu’il avait sous ses yeux, tout portait à croire que la voie était libre pour toutes sortes de pérégrinations de ce genre ; aussi n’émit-il aucune objection, et bien au contraire, exprima sa joie à l’idée d’avoir d’une part un petit ange gardien capable de sauver plus de vies encore, et de l’autre un charmant couple de deux cerveaux capables de veiller à ce que son savoir fût utilisé à bon escient.
Soupirant longuement en soulagement, Dimitri salua sa collègue et lui souhaita une bonne enquête. Éloignant le combiné de son oreille, il plongea sa main libre dans une des poches de sa blouse… et sentit la présence d’un certain petit carré plat et métallique, dont il avait jusqu’alors complètement oublié l’existence. Ses yeux s’écarquillèrent face à ce rappel soudain, et il tenta aussitôt d’en informer son interlocutrice :
« Oh, Claire, attends—! »
Mais elle avait déjà raccroché. Tant pis.
S’adossant contre sa chaise et levant ses pieds pour les poser nonchalamment sur le bureau vide face à lui, Dimitri saisit la petite carte vert émeraude entre ses doigts, la sortit de sa poche, et la fit jongler devant ses yeux avec une curiosité nouvellement retrouvée. Il ignorait toujours comment en récupérer le contenu ; mais il avait désormais sa petite idée quant à sa nature exacte, ainsi que la véritable raison de sa présence en cet endroit et en ce moment précis.
Ainsi donc, leur nouvel ami avait d’autres souvenirs concernant ce fameux futur disparu, et même plus encore, Claire avait mentionné qu’iel avait conçu des “plans” pour les alerter d’accidents à venir, et les empêcher d’avoir lieu ?
Cela changeait tout. Absolument tout.
Tout s’éclaircissait dans son esprit, désormais. Quelqu’un était délibérément revenu dans son passé : soit en vue de générer une boucle temporelle telle que celles qu’ils comptaient originellement générer avec leur propre projet ; soit en vue de modifier l’Histoire purement et simplement, comme Claire l’avait déduit, et comme lui l’avait pensé aveuglément jusqu’à cet instant précis.
Au vu des éléments dont ils disposaient pour le moment, il lui était impossible d’écarter une hypothèse plus que l’autre : la première était la seule que leur modèle théorique pouvait expliquer… mais la seconde était la seule qui avait la moindre chance de laisser place à une explication derrière l’état désastreux dans lequel Clay s’était retrouvé, et d’expliquer comment iel pouvait en savoir autant sur un futur qui n’eût autrement jamais existé.
Dans les deux cas, peu importe l’option qu’il considérait, l’aspect “délibéré” de cet acte lui apparaissait désormais comme une pure évidence. Cet étrange petit carré vert, dont le titre évoquait quelque avenir devenu inatteignable… Son contenu comme son rôle étaient devenus on ne peut plus clairs.
Par le passé, de tous âges et de toutes civilisations, l’humanité aura laissé pour les générations futures différents éléments : des ouvrages, des artéfacts, des monuments… Tout autant de capsules temporelles de toutes sortes, dont le but était d’être découvertes des siècles, voire des millénaires plus tard, et de révéler leurs secrets à quiconque aurait la chance de les retrouver en état, et l’intellect nécessaire pour en comprendre le sens.
Eh bien, d’une certaine manière, cette petite carte électronique ne pouvait être qu’une sorte de capsule temporelle, mais en sens inverse : un artéfact futuriste rempli d’informations sur son époque d’origine, qui avait été envoyé dans le passé dans le but d’être déchiffré. Bien que l’inscription qui figurait sur la face verte de ce petit carré mystérieux fût au premier abord cryptique, le contexte derrière l’apparition de Clay la rendait on ne peut plus claire. Après tout, qu’était donc un futur qui n’était que partiellement fictif, et avait pour but de le rester, sinon une destinée égarée ?
Et enfin, le dernier élément : puisque quelque chose avait dû mal se produire durant le voyage temporel, ce qui semblait avoir causé l’amnésie comme l’étrange situation du voyageur impliqué… Il était probable que s’iel avait été envoyé depuis un futur qui allait être réécrit, accompagné d’une source d’informations telle que ce qu’il avait entre ses doigts, alors celui ou ceux qui l’avaient envoyé ici savaient parfaitement ce qu’ils faisaient. Si leur but avait été de modifier le passé et de créer délibérément un paradoxe temporel en toute connaissance de cause, alors ils avaient sûrement tout prévu, ou presque.
Clay était un messager, et cette petite carte était une assurance que le message serait bien délivré ; une solution de secours dans le cas où il devait arriver malheur à leur émissaire, et qu’iel se fût avéré incapable de jouer son rôle.
Tout cela était un fin tissu de déductions qui s’enchevêtraient parfaitement, créant un scénario logique et clair comme de l’eau de roche… Mais cela remettait en question une des conjectures qu’ils avaient formulées jusqu’alors.
En effet, si leur futur d’origine, désormais irréalisable, avait voulu envoyer un voyageur temporel à leur époque dans un but précis, et avait également envoyé avec lui ce qui était très certainement fait pour être une mine d’informations sur des événements futurs et un plan précis sur la démarche à suivre… Pourquoi envoyer un enfant ?
La réponse lui semblait désormais simple : ils avaient commis une grave erreur lors de leur estimation de l’âge de leur nouvel ami. Cette puérilité, cette innocence, cette naïveté… Peut-être n’étaient-elles finalement liées non pas à son âge, mais plutôt à son amnésie partielle, et probablement plus encore à des dommages majeurs qui lui eurent été infligés par la même occasion. Encore une fois, il espéra que Claire saurait vérifier d’une manière ou d’une autre que la santé de Clay n’était pas en danger.
Encore une fois, cependant, cela ne résolvait pas pour autant le mystère principal. Paradoxe du grand-père, paradoxe de l’écrivain… Sans connaître la nature exacte de l’époque depuis laquelle provenait le voyageur temporel, comment pouvaient-ils savoir auquel des deux ils avaient affaire ? Dimitri avait des conjectures, mais voyait peu de moyens concrets de trouver des preuves indiscutables, et donc de lever ses doutes une bonne fois pour toutes.
Le paradoxe de l’écrivain avait l’avantage d’être conforme à la fois à leur modèle théorique, à la fois aux graphes qu’il avait sous les yeux ; mais il n’expliquait ni la situation de Clay, ni ses souvenirs si précis d’un futur qui n’aurait jamais dû exister. Selon Claire, iel ne pouvait être un messager venu relater des instructions concises et spéculatives ; c’était un véritable témoin, qui avait été physiquement présent lors d’événements qui ne pouvaient désormais plus avoir lieu.
Le paradoxe du grand-père avait pour désavantages de contredire ce que des décennies de recherche avaient établi, simplement par le fait qu’il pût, finalement, exister. Mais en contrepartie, si un élément aussi fondamental que le fait qu’il fût réalisable hors de la fiction s’avérait vrai, alors cela remettait en cause plus de la moitié de ce qu’ils savaient sur le fonctionnement des voyages temporels : et cela ouvrait donc les portes d’un domaine entièrement nouveau et inexploré, rempli de possibilités. Cette voie ne promettait pas de réponses immédiates et parfaites sur les nombreux points d’ombres qui parsemaient cette affaire… Mais contrairement à son opposé, elle donnait au moins la possibilité que tous les mystères fussent résolus.
Que choisir ? Une hypothèse toute faite et conforme à ce qu’ils connaissaient, qui résolvait la moitié des problèmes avec perfection, mais était incapable d’expliquer l’autre moitié ? Ou une hypothèse qui n’expliquait rien dans l’immédiat, mais pouvait possiblement résoudre la totalité de l’affaire si du temps lui était consacré, aussi bien qu’elle avait une chance de ne rien pouvoir expliquer du tout ? Un cinquante-cinquante, opposé à un tout-ou-rien…
Claire était certaine qu’il s’agissait d’un paradoxe du grand-père : il allait donc, encore une fois, faire confiance à son jugement. La voie du “tout ou rien”… Désormais qu’il savait que la fabrique de l’espace-temps était hors de danger, cela se présentait comme une voie plutôt intrigante ; excitante, même.
Si les métamorphoses de Clay étaient liées à une instabilité moléculaire, comme Claire l’avait suggéré… alors il serait logique de penser que ce petit carré métallique, qui avait voyagé à ses côtés, allait également en montrer des symptômes. Certes, il n’allait pas pouvoir tester l’effet sur un organisme vivant sans pouvoir garder Clay sous les yeux ; mais ce petit objet lui donnait déjà de quoi faire, et allait sans aucun doute lui donner des réponses. Tout résultat, succès ou échec, était un pas de plus vers la vérité, après tout.
Un peu plus tôt, la question “Et maintenant ?” l’avait intimidé, presque paralysé sur le moment. Mais désormais, à bien y réfléchir… Il avait peut-être sous les yeux la réponse à cette question.
Claire avait déjà son propre mystère à résoudre, et lui comptait l’assister de son côté. Eh bien, pendant qu’elle était occupée sur son enquête… Peut-être que percer les secrets de cette petite capsule temporelle serait une bonne manière de commencer la sienne.