Une nouvelle vie pour Sarah
Dix années s’étaient écoulées depuis que Sarah Crewe fût retrouvée par Mr Crisford, l’ami de son défunt père. Elle avait vingt et un ans et vivait en Inde. C’était une grande jeune femme, belle et élancée, ses longs cheveux bruns tombaient en magnifiques ondulations sur ses épaules, jusqu’au milieu de son dos, ses grands yeux étaient d’une couleur bleu azur, ancrés dans un visage au teint de porcelaine. Elle était considérée comme la princesse diamant par le peuple indien, mais pour elle, elle n’était qu’une simple jeune fille, devenue riche grâce à l’héritage de son père. Elle n’avait pas perdu l’empathie dont elle avait toujours fait preuve, d’ailleurs elle œuvrait dans plusieurs associations qui s’occupaient de la population pauvre des Inde.
Elle se souvenait comme si c’était hier, du jour où elle avait quitté son pensionnat pour filles de Londres. Elle avait alors promis à ses petites camarades, de revenir trois mois plus tard, juste le temps de s’occuper des formalités suite au décès de son père et aussi de se recueillir sur la tombe de ses défunts parents. Mais tout ceci avait duré plus longtemps que prévu. Elle poursuivit ses études auprès d’un précepteur, puis elle rencontra un homme plus âgé qu’elle, dont elle tomba tout de suite amoureuse. Et avec le temps, elle en oublia sa promesse.
Elle était assise à sa coiffeuse, se préparant pour aller déjeuner, lorsque quelqu’un toqua à la porte de sa chambre.
« Sarah ? dit-une voix qu’elle ne connaissait que trop bien.
— Oui entre Becky ! »
Becky était la dame de compagnie de Sarah, mais surtout sa meilleure amie. Elles avaient vécu ensemble cette dure période où elles étaient servantes, au pensionnat dirigé par Melle Mangin. Cependant, Becky l’avait toujours considérée comme une princesse. On leur donnait les tâches les plus ingrates, on les privait de manger quand elles ne finissaient pas leurs besogne à temps, et quand on les servait c’était seulement un morceau de pain et de l’eau.
Elles s’étaient toujours soutenues mutuellement, malgré les crasses que leur faisait subir la méchante directrice ainsi que quelques élèves, qui par jalousie leur menaient la vie dure. Cette expérience, avait crée un lien indéfectible entre les deux jeunes filles.
« Sarah ! cria la dame de compagnie essoufflée.
— Qu’y a-t-il Becky ?
— C’est une lettre de Mr Ram Dass. »
Il ne pouvait s’agir que de Mr Crisford, qui était reparti vivre à Londres. C’était lui, qui après la mort de Mr Crewe, s’était chargé de retrouver Sarah pour lui donner l’héritage gagné lors de l’exploitation minière de diamants. Ram Dass était un de ses serviteurs indiens. Quand Sarah et Becky étaient au pensionnat en tant que servante, elles dormaient dans une mansarde meublée seulement d’un lit, avec une couverture tellement fine, qu’elles avaient constamment froid.
Mr Crisford et Ram Dass habitaient la maison juste à côté de l’école, et la fenêtre de la chambre de l’indien, donnait sur la fenêtre de la mansarde des jeunes filles. Voyant dans quelles conditions elles vivaient, il profitait du temps où elles travaillaient, pour entrer par leur fenêtre en passant par les toits, c’était un vrai acrobate, et leur préparait une table remplie de bons plats, avec des beaux verres, des beaux couverts, des chandeliers qui illuminaient chaleureusement la pièce habituellement si sombre… Il leur fournissait également de bons oreillers douillets ainsi que de grosses couvertures épaisses.
Elle se rappellera toujours de cette soirée, où après une dure journée de travail sans manger, les deux jeunes filles épuisées, avaient découvert pour la première fois, ces délicieux plats chauds qui les attendaient. Elles n’en croyaient par leurs yeux. Pour elles, un miracle s’était réalisé et Sarah était persuadée que c’était l’œuvre d’une fée. Tous les soirs, Ram Dass leur préparait une table digne de princesses à leur insu.
Elle ouvrit avec hésitation la lettre que Becky lui tendit et la lut. Ses yeux s’emplirent peu à peu de larmes.
« Sarah ? C’est Mr Crisford ?
— Oui Becky… Il est gravement malade.
— Oh mon dieu Sarah ! Je suis tellement désolée ! »
Elles s’étreignirent avec beaucoup d’affection.
« Nous devons repartir là bas Becky !
— Tout de suite ! Je m’en vais de ce pas préparer nos affaires ! » répondit-elle déterminée.
Pendant ce temps, Sarah rejoignit son fiancé qui lisait le journal en buvant son café.
« Daniel ?
— Hm ? dit-il en quittant à peine le journal des yeux.
— Je dois partir pour Londres. C’est Mr Crisford… »
Elle fondit alors en larmes, et son fiancé, s’empressa de la prendre dans ses bras. Il s’appelait Daniel Hawkins et était le directeur d’une grande succursale de bijoux. Ses bijouteries étaient présentes un peu partout en Inde, mais aussi dans d’autres pays. Sarah avait accepté de le laisser utiliser les diamants extraits de la mine, dont elle était propriétaire pour qu’il puisse en faire de splendides bijoux. Ils se rencontraient souvent donc pour parler affaire et elle tomba sous son charme.
C’était son assurance, qui l’avait attirée en premier lieu puis c’était aussi un homme très élégant qui prenait soin de son apparence. Elle se sentait bien et en sécurité auprès de lui. Seulement, il avait une réputation de « Don Juan » qu’elle refusait d’admettre car elle n’avait d’yeux que pour lui et il savait se montrer particulièrement habile et charmant. Lorsque Sarah lui annonça son départ il prit un air faussement peiné.
« Oh ma chérie… C’est affreux… Combien de temps devez-vous partir ?
— Je ne sais pas… Quelques semaines…
— Très bien. Ne vous en faites pas ma chère, je m’occuperai de tout pendant votre absence.
— Merci. Je vous écrirai dès que je serai arrivée.
— Très bien. Partez l’esprit tranquille. »
Il l’embrassa brièvement sur la bouche et retourna lire son journal. Sarah s’empressa de rejoindre Becky pour l’aider à préparer ses bagages.
Le voyage fut long mais elles arrivèrent enfin à destination. Un cocher les attendait pour les emmener chez Mr Crisford. En regardant les alentours, elle ne put s’empêcher de remarquer les changements qui s’étaient opérés en dix ans. Des souvenirs qu’elle pensait à jamais enfouis en elle ressurgirent.
En longeant le port, elle se rappela de la fois où elle avait envoyé une lettre à la police des Indes, pour avoir des informations sur la mort de son père. Elle n’avait pas d’argent pour affranchir la lettre, alors avec Peter, un enfant pauvre qui était devenu un ami sur lequel elle pouvait toujours compter, ils avaient interpelé les marins de chaque bateau, espérant en trouver un qui partait pour les Indes, et lorsqu’ils trouvèrent, ils demandèrent à un marin de déposer sa lettre à la police de là-bas.
En passant certaines rues, elle pensa à toutes ces fois où elle avait du y déambuler, fatiguée et à bout de force en portant le panier de course qu’elle devait faire pour l’établissement de Melle Mangin.
Une fois arrivée devant l’immense maison de celui qu’elle considérait comme son deuxième papa, elle ne put retenir son émotion. Becky était à côté d’elle et lui tenait la main pour l’encourager.
« Ca va aller Sarah, dit-elle pour la rassurer.
— Oui. Je dois me montrer courageuse, tu as raison Becky. »
Becky déchargea la voiture, empêchant Sarah de prendre ses propres bagages puis elles se rendirent jusqu’au perron, prêtes à frapper à la porte à l’aide du heurtoir. Après quelques secondes d’attente la porte s’ouvrit. Ram Dass les accueillit avec une élégante révérence.
« Mademoiselle, dit-il d’un ton solennel.
— Bonjour Ram Dass. Comment allez-vous ?
— Et bien, je suis très inquiet mademoiselle pour Mr Crisford.
— Il est si mal en point que cela ?
— Oui hélas, mais je vous en prie entrez donc. »
Il s’écarta pour laisser passer Sarah et aperçut alors Becky qui la talonnait. Il croisa son regard et resta bouche bée devant la beauté de celle-ci. Elle n’avait plus rien à voir avec la petite fille pauvre et mal fagotée de l’époque. Elle n’était pas très grande et portait une robe sobre, certes, mais qui mettait en avant ces formes plutôt généreuses. Elle avait des cheveux mi-longs, châtain clair, attachés par une tresse de côté qui tombait sur une de ses épaules. Une frange dégradée cachait un peu l’un de ces jolis yeux marron en amandes. Son visage était plutôt rond, cela lui donnait une petite bouille enfantine.
Becky rougit en voyant le regard insistant de Ram Dass et elle se rendit compte qu’il était toujours aussi beau. Grand, la peau mâte, des yeux légèrement étirés, marron profond et toujours avec son turban déposé sur la tête. Elle ne l’avait jamais oublié. Pour elle, il était comme un prince charmant venu à leur rescousse, surtout le jour où Sarah était tombée malade et qu’elle avait faillit en mourir. Elle reprit ses esprits lorsque Ram Dass s’éclaircit la gorge.
« Mademoiselle Becky, dit-il avec une nouvelle révérence.
— Bonjour Monsieur Ram Dass », articula-t-elle difficilement.
Il s’empressa de prendre leurs bagages à l’aide d’autres serviteurs et fit signe à Sarah de le suivre à l’étage où reposait Mr Crisford. Becky leur emboita le pas. Arrivée devant la porte de la chambre, Sarah eut un instant d’hésitation mais son amie avenante, lui prit la main ce qui l’encouragea à rentrer après avoir inspiré profondément. Elle aperçut Mr Crisford, allongé dans son lit, accompagné d’un docteur qui surveillait son état. Ce dernier se leva pour la saluer.
« Comment va-t-il Docteur ?
— Mr Cristford est atteint de la silicose, dit-il d’un ton plein de compassion. Cette maladie est du à la trop grande inhalation de particules de poussières, présentes dans les mines. Cela fait un mois que nous stabilisons son état, mais sa capacité respiratoire ne cesse de décroître. J’ai bien peur qu’il ne lui reste plus beaucoup de temps. »
Elle se doutait d’un tel diagnostic. Elle fit appel à toute la force qu’elle avait en elle, pour ne pas fondre en larme et s’approcha du lit. Le docteur décida de les laisser seuls.
« Mr Crisford ? »
Il ouvrit les yeux et la contempla.
« Sarah ! Tu es venue ! dit-il d’une voix faible.
— Bien sûr ! Je suis venue dès que j’ai su. Comment vous sentez-vous ?
— Et bien, ce n’est pas la grande forme pour être honnête. »
Après une quinte de toux, il respira un instant et reprit :
« Mais je suis tellement heureux de te voir !
— Oh Mr Crisford ! dit-elle ne pouvant plus retenir ses larmes.
— Ne pleure pas ma petite Sarah, répondit-il en lui prenant la main. C’est le cours de la vie. »
Elle renifla et se reprit tout en essuyant ses larmes.
« Sache que je suis fier de ce que tu as accompli, ajouta-t-il. Et que ton père serait aussi très fier de toi. Tu es devenue une belle jeune femme, forte et généreuse.
— Vous avez été comme un deuxième père pour moi, c’est grâce à vous si j’en suis là aujourd’hui et je ne vous oublierai jamais.
— Je vais rejoindre ton père et nous veillerons ensemble sur toi de là haut. »
Sa phrase s’atténua progressivement jusqu’à ce qu’il perde conscience.
« Docteur ! », cria-t-elle en plein désarroi.
Il arriva aussitôt pour examiner Mr Crisford puis conclut qu’il s’en était allé. Sarah regarda son visage figé sur un léger sourire et constata qu’il avait un air apaisé. Elle posa alors sa tête sur le torse de l’homme et laissa libre cours à son chagrin. Après de longues minutes, elle ressortit de la chambre et se retrouva face à Becky et Ram Dass. Ils comprirent à son regard que c’était fini. L’indien rentra dans la chambre pour revoir une dernière fois son maître à qui il tenait tant, tandis qu’un autre domestique proposa aux jeunes filles de se rendre dans le salon et leur servit un thé et des petits gâteaux. Becky et Sarah restèrent silencieuses. Lucky, le chien de Mr Crisford apparut pour saluer affectueusement Becky et Sarah, qu’il avait immédiatement reconnu. Sarah se mit à genou et caressa l’animal.
« Mon pauvre Lucky, ton maître s’en est allé, mais ne t’inquiète pas je prendrais soin de toi », chuchota-t-elle.
Le chien émit un petit gémissement et lui lécha les mains. Elle le laissa et se rassit dans son fauteuil, pensive.
« Becky ? dit-elle soudain déterminée.
— Oui ?
— Beaucoup de souvenirs me sont revenus pendant le trajet. Tu te souviens de Peter ?
— Bien sûr que je m’en souviens ! Ainsi que de Lottie et de Marguerite.
— Lottie et Marguerite, répéta-t-elle songeuse. J’avais promis de revenir…
— Oui je sais, mais tu as eu des impératifs à régler…
— Non Becky. Je ne dois pas me voiler la face, je me suis enfermée dans mon confort, en laissant derrière moi toutes les personnes qui comptaient tellement pour moi… Mais maintenant que je suis ici, je compte bien rattraper mes erreurs. La vie est tellement courte. J’aimerais retrouver Marguerite, Lottie et Peter, pour savoir comment ils vont et ce qu’ils sont devenus !
— Je suis d’accord, répondit Becky enjouée, et je t’accompagnerais ! »
C’était décidé. Sarah et Becky partiront à la recherche de leurs amis. Mais avant cela, Sarah devait passer par la journée difficile des obsèques de Mr Crisford.