Entre infini et au-delà
Lorsque Cassy commença à revenir à elle, elle n'avait plus aucun souvenir de ce qui lui était arrivé. Elle avait vaguement conscience d'avoir perdu connaissance, mais elle n'aurait su dire où, ni dans quelles conditions. Elle se sentait complètement engourdie, comme si son corps avait été enveloppé de coton.
Ses paupières étaient encore trop lourdes pour être ouvertes, aussi fit-elle appel à ses autres sens pour essayer d'identifier son environnement, bien qu'ils soient troublés par la fatigue. Elle avait l'impression d'être étendue sur une surface tiède et moelleuse, tandis qu'une odeur douce-amère flottait dans l'air, celle familière du café.
Elle songea qu'une tasse lui ferait le plus grand bien, mais encore fallait-il qu'elle parvienne à bouger. Elle tenta de remuer les doigts, qui lui obéirent mollement. À mesure qu'elle émergeait du sommeil, son cerveau se remémorait des bribes concernant les évènements récents. Elle revoyait le Dôme Pokéathlon, Morgane et Esméralda, la nageuse... Et Sven.
Son cœur se mit à tambouriner d'effroi dans sa poitrine. Il lui avait injecté un produit pour la droguer, et à présent, elle était probablement entre ses mains, à moins que ses amis aient réussi à la libérer. Y avait-il la moindre chance pour qu'ils y soient parvenus ? Ou Sven les avait-il tous tués, ainsi qu'il l'en avait menacée ?
Cassy entrouvrit les yeux. Sa vision était floue, mais cela ne l'empêcha pas de se faire une idée des lieux. Les murs étaient tapissés d'un papier peint violet foncé, qui se mariait avec les nuances orange du soleil couchant que l'adolescente apercevait à travers la fenêtre.
- Enfin réveillée, ange noir ?
La voix de Sven lui paraissait lointaine, comme si de l'eau obstruait ses oreilles. Cassy tourna légèrement la tête et repéra sa sombre silhouette, assise avec sa nonchalance habituelle, dans l'angle de la pièce. Elle le vit se lever pour se rapprocher du lit, sur le rebord duquel il se laissa tomber.
- Il faudra que je revoie le dosage du somnifère à la baisse, si j'en ai encore besoin. Désolé, tu es la première à l'expérimenter. D'habitude, je n'ai pas à me soucier de garder mes victimes vivantes.
- Tu...
La bouche de Cassy était pâteuse, et encore un peu engourdie, ce qui rendait les mots difficiles à prononcer. Elle voulut repousser Sven lorsqu'il la saisit par les aisselles, mais elle était incapable de se débattre. Il la redressa pour l'appuyer contre le mur, avant de prendre sur la table de chevet la tasse de café dont elle avait senti les effluves.
Ils étaient dans une chambre d'hôtel assez chichement meublée. Bien que la situation de Cassy soit toujours aussi incertaine, elle éprouva une pointe de soulagement à l'idée de ne pas être de retour dans le quartier général de la Team Galaxie. Tout n'était peut-être pas encore perdu.
- Je suppose que tu seras ravie d'apprendre que tes amis vont bien. Enfin, sauf un. Il a été blessé en tentant de m'arrêter.
Un ? Peter ? C'était le seul homme qu'elle comptait parmi ses alliés. Cassy s'apprêtait à ouvrir la bouche pour demander des détails, quand elle se ravisa. Un éclair de lucidité lui permit de réaliser que Sven bluffait probablement dans le but de lui soutirer des informations. Le Maître de Johto était mondialement connu. S'il s'agissait de lui, le fils d'Hélio aurait employé son nom, et non une dénomination aussi vague qu'un « ami ».
- Personne n'a tenté de t'arrêter, répondit-elle, pour la simple et bonne raison que j'étais toute seule.
- Tu es décidément plus fine encore que je le croyais. La plupart des gens se font aisément duper.
- Je ne suis pas la plupart des gens.
- Non, sourit Sven. Tu es une Galaksija. Et tu es le dragon.
- La nageuse... Que lui est-il arrivé ?
- Je l'ignore. Je ne pouvais pas me concentrer sur toi et sur elle en même temps, alors j'ai privilégié la plus grosse prise.
- Tu as l'intention de me livrer à Hélio ? s'enquit Cassy.
- Pour le moment, je veux surtout t'entendre me parler. Me dire tout ce que je veux savoir, à commencer par le nom de tes complices et l'endroit où ils se cachent.
- Je n'en ai pas. J'apprends de mes erreurs, Sven, et la dernière que j'ai commise a été de faire confiance à des gens qui n'en étaient pas dignes. J'ai découvert que mon frère est à moitié fou, que tu es un psychopathe et que...
« Sylvain est mon cousin », termina-t-elle mentalement, avec une pointe de tristesse. « Même si ce n'est pas sa faute. »
- Un psychopathe, tu ne crois pas que tu exagères un peu ? répliqua Sven en feignant d'être vexé.
- Tu préfères meurtrier ?
- Je préfère quand tu susurres mon prénom du bout des lèvres.
Avec la pointe de son index, il lui caressa la joue, mais Cassy tourna la tête aussi brusquement que le lui permettait son état pour lui mordre le doigt. Sven, loin de s'énerver, esquissa un sourire masochiste.
- Vas-y, j'aime quand ça fait mal, murmura-t-il à son oreille, après qu'elle l'eut recraché.
Elle l'ignora et but plutôt une gorgée de café qui avait refroidi. Face à un individu aussi malin que lui, Cassy allait avoir besoin de toute sa lucidité, et elle espérait que la boisson lui en procurerait.
- Comment as-tu su qu'il y aurait un glyphe au Pokéathlon ? insista Sven.
- Je te l'ai expliqué sur place. Je l'ignorais, mais je l'espérais.
- À d'autres. Est-ce que tu sais pourquoi je suis venu, moi ? Parce que je me doutais qu'il y aurait une forte concentration de gens, et que parmi eux, je détecterais peut-être un membre de la Confrérie. Mon instinct me souffle que tu avais exactement les mêmes motivations, alors question suivante : comment espérais-tu le localiser ? Et ne me réponds pas que tu avais l'intention de t'en remettre à la chance, je ne te croirai pas.
Cassy garda le silence, se contentant d'avaler d'une traite le contenu de sa tasse. Quand elle eut terminé, elle grimaça, écœurée. Hormis la cuisine de Sandra, elle n'avait jamais rien goûté d'aussi mauvais que du café froid.
- Très bien. J'ai comme l'impression que tu ne me laisses pas le choix.
Sven enfonça une main dans la poche de son pantalon, d'où il sortit deux cordelettes qui avaient l'air solide, en dépit de leur finesse. Il se pencha ensuite sur Cassy, qu'il saisit par les bras. Elle eut beau tenter de le repousser farouchement, elle était encore trop faible et il n'eut aucun mal à la maîtriser. Quelques instants plus tard, elle était attachée au montant du lit.
- Puisque tu ne veux pas coopérer, je vais devoir employer la manière forte. Est-ce que tu sais ce que c'est, ange noir ? s'enquit-il en désignant l'objet qu'il venait de dégainer.
Elle hocha la tête. C'était un scalpel que Sven tenait entre ses doigts, et Cassy dut prendre sur elle pour empêcher ses yeux de s'écarquiller d'effroi. Elle avait toutes les raisons du monde d'être effrayée, depuis qu'elle savait de quoi le fils d'Hélio était capable pour parvenir à ses fins.
- Chaque fois que tu me mentiras, tu recevras une nouvelle incision. Non pas que ça m'enchante d'abîmer un corps aussi parfait, mais s'il n'y a que ça pour te délier la langue...
Cassy serra les dents lorsque Sven caressa son avant-bras avec la lame, avant de lui infliger une coupure de quelques centimètres. Une goutte de sang glissa le long de sa peau diaphane, qu'il essuya avec son index. Il le porta ensuite à ses lèvres pour suçoter le liquide écarlate, tout en susurrant :
- Délicieux. Je sens que je vais bien m'amuser.
Comparée à son dégoût, la douleur de Cassy était supportable, mais elle ne tarderait pas à devenir intenable si les blessures se multipliaient. L'adolescente ne pouvait révéler la vérité à Sven, même sous la torture, mais elle pouvait toujours en inventer une. Il fallait simplement qu'elle soit convaincante, si elle voulait réussir à le duper.
- Encore une fois, qu'est-ce qui t'a conduite au Pokéathlon ?
Sven était déjà prêt à l'entailler une nouvelle fois quand Cassy eut une illumination soudaine. La respiration saccadée, en raison de la situation à laquelle elle était réduite, elle avoua :
- J'ai des visions.
- Des visions ? répéta le jeune homme en arquant les sourcils, sceptique. Et tu penses vraiment que je vais avaler ça ?
- Oui. Je ne sais pas ce qu'Éric a raconté le jour où je me suis enfuie, mais après avoir perdu connaissance à cause des gants de combat, je lui ai fait croire que j'avais vu Palkia et Dialga en train de se déchaîner sur ce monde-ci. En fait, ce n'était pas la première fois que ça se produisait, et ça n'avait rien à voir avec les potentiels pouvoirs que je suis censée posséder.
- Dis-m'en plus, ordonna Sven.
- Ton père et ses hommes ont recherché les Cré's pendant des décennies et les parents de Sylvain sont même morts pour ça. Tu crois vraiment que j'aurais pu découvrir leur emplacement sur une simple intuition ? Alors que même les plus grands archéologues ont échoué ? Non. Je les ai vus.
- Comment tu expliques ça ?
- Je n'en sais rien. C'est peut-être un don que je possède naturellement, en tant que dragon.
Sven resta silencieux quelques secondes. Il paraissait toujours un peu dubitatif, mais moins qu'au début, si bien que Cassy supposa que ses explications faisaient leur petit effet. Cela ne la surprenait pas vraiment, puisqu'il ne s'agissait pas de mensonges à proprement parler. Après tout, les informations concernant les Cré's et les Dragons pouvaient réellement s'apparenter à une vision, puisqu'elle les tenait de Lilith.
- Quand est-ce que ça s'est manifesté pour la première fois ? interrogea Sven.
- Quand nous nous sommes séparés à Azuria, après que tu m'as sauvé la vie au Mont Sélénite. Je fuyais la Team Galaxie sans savoir de quoi il en retournait, à l'époque, j'avais peur et je n'avais nulle part où aller. J'errais sans autre but que celui de leur échapper, jusqu'à ce que mon esprit me montre l'Arène d'Ébènelle, et surtout Sylvain. Je crois... Je crois que c'est ce jour-là que mon destin s'est mis en marche, bien plus que le jour où mon glyphe est apparu.
- Comment ça ?
- J'avais besoin de réponses, expliqua Cassy. Et Sylvain m'a menée jusqu'à Éric, qui m'en a apporté une grande partie.
- Il y a tout de même une logique qui m'échappe. Pourquoi est-ce que ces... visions t'ont mises sur la voie des Cré's avant de te montrer les Dragons ?
Cassy blêmit et croisa mentalement les doigts pour que cela ne se remarque pas. Son cerveau se mit à réfléchir à plein régime, dans le but de trouver une parade à opposer à la question de Sven. Elle finit par avoir une idée, à son grand soulagement.
- Ce n'est qu'une théorie, parce que je suis loin de comprendre tout ce qui se passe, mais je pense que ça me montre ce que j'ai envie de voir. Quand j'ai aperçu Sylvain, j'étais seule et désespérée, et j'ai été conduite jusqu'à un membre de ma famille, le seul encore vivant à ne pas être cinglé. Pour ce qui est des Cré's, aussi étonnant que ça puisse paraître, je voulais vraiment vous aider, à ce moment-là. Et puis... Et puis, j'ai commencé à avoir des doutes. Éric me paraissait de plus en plus fou à lier, tu as tué cette Ranger et... À cause de tout ça, j'en suis arrivée à me demander si j'avais vraiment fait le bon choix. C'est alors que j'ai vu les Dragons, et j'ai pris conscience de mon erreur.
- Et le glyphe ?
- Comme pour Sylvain. J'ai passé les premières semaines qui ont suivi ma fuite à bouger sans arrêt, afin que vous ne puissiez pas me retrouver, puis j'ai réfléchi. À quoi bon tenter de vous échapper si c'était pour être tuée par les Dragons dès que vous les auriez relâchés ? Je me suis dit qu'il faudrait que je vous arrête, tout en sachant pertinemment que seule, je n'en aurais pas les moyens.
- Et tu as eu une vision du Pokéathlon, résuma Sven.
- Exactement.
Le fils d'Hélio ne releva pas. Pensif, il fit tournoyer son scalpel entre ses mains, pendant que Cassy essayait de se redresser autant que le lui permettaient ses bras liés. Si le lit était confortable, c'était loin d'être le cas de sa position.
- Est-ce que je peux te poser une question, moi aussi ? s'enquit-elle.
- Je t'écoute, ange noir.
- Qu'est-ce que tu as l'intention de faire de moi, maintenant ?
Un sourire sadique étira les lèvres de Sven, le même qu'il avait au moment de pousser Marion du haut de la falaise. Cassy déglutit avec difficulté quand elle le vit se pencher sur elle et approcher son scalpel de son visage. Elle ferma les yeux, terrifiée, tandis qu'il donnait un coup sec avec la lame.