Entre infini et au-delà
Un matin, Cassy fut réveillée en sursaut par un hurlement. Une vive lumière blanche filtrait à travers les interstices des volets fermés et, paniquée, elle redouta qu'il s'agisse du spot lumineux d'un hélicoptère, celui-là même qui l'avait traquée au Bourg-Palette. Elle repoussa sa couverture et se rua hors de son lit.
Elle saisit la pokéball de Draco, posée sur sa table de nuit, et la cramponna fermement dans sa main, tandis qu'elle sortait un sac de son armoire. Il était déjà rempli avec de la nourriture, une bouteille d'eau, un peu d'argent et des vêtements de rechange. Depuis les événements survenus au laboratoire du professeur Chen, elle se tenait toujours prête à partir en catastrophe.
Elle était en train d'enfiler ses bottes quand elle prit conscience que quelque chose n'allait pas. Tout était silencieux, dehors, or les hélicoptères produisaient un vacarme assourdissant. Prudemment, avec une seule chaussure à ses pieds, elle s'approcha de la fenêtre et éclata de rire.
Aucun rayon lumineux n'était en train de quadriller les environs de l'Arène. Il avait neigé toute la nuit, au point de recouvrir Ébènelle et ses environs d'un épais manteau blanc, sur lequel se reflétaient les rayons du soleil. C'était cette clarté qui avait alerté Cassy pour rien.
Rassurée, elle abandonna son sac sur le sol et ouvrit les volets pour contempler le magnifique paysage. Tout semblait avoir été enveloppé dans du coton jusqu'à perte de vue. Avec un sourire triste, l'adolescente ne put s'empêcher de songer aux nombreuses batailles de boules de neige qu'elle avait partagées avec Régis dans les rues du Bourg-Palette.
- Cassy ! Eh oh, Cassy !
Elle avait presque oublié que ce n'était non pas la lumière, mais un cri qui l'avait tirée du sommeil. Là encore, il n'y avait aucune menace. C'était simplement Sylvain qui l'appelait depuis l'extérieur. Des flocons s'accrochaient au bonnet qu'il avait enfoncé sur sa tête et il semblait engoncé dans son anorak pour se protéger du froid. Ébènelle possédait les températures les plus basses de tout Johto, en particulier en hiver.
- Qu'est-ce que tu attends ? s'époumona-t-il en sautant sur place, où ses pieds creusaient deux trous dans le tapis neigeux. Viens !
- J'arrive ! Donne-moi cinq minutes.
Cassy repassa la tête dans sa chambre, ferma la fenêtre et rejoignit l'armoire restée ouverte. Elle enfila un pull en laine, ainsi qu'un pantalon et des chaussettes épaisses, puis décrocha la cape de Sven, suspendue derrière la porte, pour la nouer autour de son cou. Elle n'était pas habillée aussi chaudement que Sylvain, mais elle avait pu constater qu'elle était moins frileuse que lui.
- Me voilà ! s'exclama-t-elle en sortant de l'Arène.
Elle s'immobilisa sur le seuil, car le Topdresseur n'était nulle part en vue. Elle scruta les environs, s'attendant à être la cible d'une farce, et elle ne se trompait pas. Elle leva les bras en voyant une boule de neige fondre sur elle, mais pas assez vite pour se protéger. Elle fut touchée à l'épaule, des pellicules blanches s'accrochant au velours de sa cape.
- Si Sandra te voyait, elle te dirait que tes réflexes sont affreusement mauvais ! se moqua Sylvain, en surgissant sur sa droite.
- Toi, tu vas le regretter ! répliqua Cassy.
Elle s'accroupit et ramassa sur le sol une poignée de poudreuse, qu'elle tassa consciencieusement entre ses mains, de manière à obtenir une sphère plus compacte. Elle visait très mal, aussi lui fallut-il trois tentatives avant de parvenir à toucher Sylvain.
- Et elle ajouterait aussi que tu ne sais pas tirer, renchérit le Topdresseur.
- Méfie-toi, grogne Cassy. La neige tient au sol et elle risque de rester plusieurs jours. Si j'enfouis ton corps dessous, à ton avis, combien de temps faudra-t-il pour le retrouver ?
- Euh... Joker ?
- Non... La guerre !
La jeune fille prit deux blocs de neige, un dans chaque main, et entreprit de pourchasser Sylvain. Grâce à l'entraînement intensif qu'elle subissait et aux kilomètres qu'elle avait déjà parcourus depuis son arrivée à Ébènelle, elle était plus rapide et plus endurante que lui. Elle n'eut aucun mal à le rattraper.
Elle se concentra sur les tirs que l'adolescent projetait par-dessus son épaule pour la maintenir à distance, et les esquiva. Contrairement à la remarque de Sylvain, lorsqu'il l'avait prise par surprise, les réflexes de Cassy étaient plus que corrects. Sandra y veillait, en la soumettant à des exercices en tout genre. Autant dire qu'éviter les boules de neige était plus simple que l'attaque Bulle d'O d'Hyporoi.
Leur bataille les avait menés à proximité du bassin de l'Antre du Dragon. Il était recouvert par une solide couche de glace, sur laquelle le Topdresseur hésitait à s'engager. Cassy ne marqua pas la même réticence et fit un pas prudent sur la surface. Comme celle-ci semblait supporter son poids, elle s'y laissa glisser.
- Tu es sûre que ça ne risque rien ? demanda Sylvain. J'ai déjà vu des gens passer au travers et tomber dans l'eau gelée.
- Cesse donc de faire ton canarticho mouillé ! Même si ça devait se produire, ce ne serait pas la fin du monde !
Cassy se dressa sur la pointe de son pied et virevolta, sous l'œil toujours méfiant de Sylvain, avant qu'il se résolve à la rejoindre. Il tendit l'oreille, prêt à regagner la rive au premier craquement suspect, mais rien ne se produisit. Au moment de rejoindre la jeune fille, cependant, il s'avéra être un piètre patineur et chuta sur les fesses. Il se massa le bas du dos en gémissant.
- Tu n'es pas très courageux, commenta Cassy. C'est à se demander comment tu as pu survivre à Sandra tout ce temps.
- J'ai eu la chance que quelqu'un arrive et me serve de paratonnerre, répliqua-t-il sur le même ton moqueur. Elle passe tellement de temps à s'acharner sur toi qu'il ne lui en reste plus pour moi.
Incapable de se redresser, car il glissait à chaque tentative, Sylvain rejoignit la terre ferme à quatre pattes, sous les railleries de Cassy. Tandis qu'elle riait en se tenant les côtes, il en profita pour la viser avec une boule de neige qui la heurta si fort qu'elle bascula à la renverse, pour tomber à son tour.
Le combat était reparti, et il ne cessa qu'un long moment plus tard, lorsque les belligérants furent éreintés, trempés de la tête aux pieds. À bout de force, Sylvain se laissa tomber dans la neige et Cassy s'assit par terre à côté de lui, le souffle court. Ils avaient besoin de quelques minutes pour récupérer. Tandis qu'ils se reposaient, la neige recommença à tomber.
- Nous devrions rentrer avant d'être transformés en sculpture de glace, constata la jeune fille.
- Tu as raison. Regarde-toi, tu as d'énormes flocons dans les cheveux.
Cassy les secoua d'une main, par réflexe, puis renonça en constatant que c'était inutile. Le temps pour elle de marcher jusqu'à l'Arène, elle en aurait de nouveau autant. Alors qu'elle s'apprêtait à se lever, elle s'aperçut que le regard de Sylvain était rivé sur elle et ne la lâchait pas.
- Quoi ? demanda-t-elle en se mettant debout.
- Je... Rien. Rien du tout.
Sa réponse fut plus bredouillée qu'articulée et le rouge lui monta aux joues, tandis qu'il détournait précipitamment les yeux, gêné. Il enfonça ses mains dans ses poches, prêt à emboîter le pas à Cassy jusqu'au bâtiment, quand un timbre masculin s'éleva à proximité.
- Ah, la neige ! Un temps parfait pour entraîner les pokémon dragon !
Les deux adolescents tournèrent la tête en même temps pour voir un jeune homme gravir les derniers mètres du chemin pentu qui reliait Ébènelle à l'Arène. Ses cheveux étaient rouges, coupés court, son teint avait la blancheur du marbre et il arborait fièrement une combinaison bleu et rouge, qui s'enfonçait dans ses bottes. Une cape complétait sa tenue.
- Tu as pu venir ? lança une voix grincheuse avant que Cassy et Sylvain aient pu ouvrir la bouche.
Leur regard passa aussitôt du nouveau venu à l'entrée de l'Arène, sur le seuil de laquelle Sandra se tenait, les bras croisés. En dépit du froid qui régnait, elle ne portait pas de manteau par-dessus son pull et ne semblait pas avoir froid. Ses prunelles exprimaient une intense dureté.
- Je dois avouer que je suis surprise de ne pas avoir reçu un Roucool ou un appel visiophonique de Clément pour te décommander.
- Je t'avais promis que je serai là, répondit celui qui n'était nul autre Peter Lance, le Maître de Johto.
- Comme lors des trois précédentes visites que tu as annulées à la dernière minute.
Sandra fit quelques pas dans la neige, à la rencontre de son cousin. Son visage se renfrogna à mesure qu'elle se rapprochait de lui, laissant des empreintes dans son sillage. Au lieu de s'arrêter face à lui, elle s'immobilisa un peu avant, à hauteur de Sylvain et Cassy.
- Je suppose que vous n'avez eu aucun mal à reconnaître Peter, étant donné qu'on le voit plus souvent à la télévision qu'ici.
- Sandra, je...
- Peter, l'interrompit-elle sans se soucier de ce qu'il allait dire. Je te présente Cassy. J'essaye de lui apprendre des trucs, mais ce n'est pas facile avec un cerveau aussi lent que le sien. Et voici Sylvain, un stagiaire Topdresseur qui se démarque par son inutilité chronique.
- Ravi de faire votre connaissance à tous les deux.
Peter franchit la distance qui le séparait de Sylvain et lui serra la main, avant de baiser courtoisement celle de Cassy, rougie et refroidie par la neige. Elle dut se forcer pour le gratifier d'un sourire, car elle n'y parvenait pas naturellement. Pas avec la colère de Sandra qui irradiait jusqu'à elle.
- Tu penses pouvoir trouver ta chambre tout seul ou il va falloir que je t'y conduise ? aboya la Championne. Depuis le temps, je ne serais pas étonnée que tu aies oublié.
- Je...
- La première porte à gauche, en haut de l'escalier.
C'était l'appartement qui faisait face à celui de Sylvain, lui-même voisin de celui de Cassy. La jeune fille observait Sandra du coin de l'œil, qui tourna les talons en rejetant la tête vers l'arrière avec un air méprisant, avant de s'éloigner vers l'Arène. Peter la regarda disparaître à l'intérieur sans rien dire, puis baissa les yeux.
- Vous n'avez pas de bagages ? s'enquit Sylvain, qui détaillait le dracologue de la tête aux pieds, impressionné de rencontrer pour la première fois un Maître régional.
Cassy ne partageait pas son excitation, d'une part par ce qu'elle compatissait avec Sandra, de l'autre parce qu'elle avait côtoyé Cynthia pendant assez longtemps pour ne rien trouver d'extraordinaire à la situation.
- Cette Arène, c'est un peu chez moi aussi, rappela Peter, même si ma cousine est convaincue du contraire. Je laisse toujours des affaires dans ma chambre, pour les retrouver à chacune de mes visites. Sauf si Sandra a décidé de les faire livrer au Plateau Indigo entre-temps.
- Pourquoi ça ?
- Parce que c'est ce qu'elle a fait lors de ma dernière visite. J'ai découvert les placards vides à mon arrivée, et elle m'a expliqué que tout m'attendrait à la Ligue, puisque c'est là-bas que je vis.
Sylvain éclata de rire et Cassy esquissa un sourire triste. Elle reconnaissait bien le caractère de Sandra dans cette action, mais elle éprouvait également de la peine pour elle. Ces mises en scène avaient pour objectif de durcir la carapace de la Championne, de l'aider à se préserver de son affection pour Peter, afin de moins souffrir lorsqu'il repartirait pour sa véritable maison.
Cassy la comprenait mieux que quiconque, car elle savait à quel point il était difficile de se séparer de ses proches. Elle-même aurait donné n'importe quoi, à l'approche des fêtes, pour être au Bourg-Palette et échanger ses cadeaux avec Régis. Elle ne doutait pas que sa souffrance, qu'elle s'efforçait d'intérioriser avec autant d'application que Sandra, était au moins égale à la sienne.
Peter n'était guère différent de son meilleur ami. Régis l'avait délaissée pour Sacha, et lui privilégiait son travail à sa famille. Peut-être n'avaient-ils pas conscience, contrairement à elle, qu'il fallait chérir chaque instant avant qu'il soit trop tard. C'était la leçon que Cassy avait retirée de la disparition d'Éric, et son cœur se serra davantage à sa pensée, tandis qu'elle franchissait les portes de l'Arène.