Entre infini et au-delà
Cassy était émerveillée par ses appartements. D'après Sandra, il s'agissait des moins spacieux de l'Arène, mais pour elle qui avait passé ses dernières nuits à la belle étoile et qui avait dormi, le reste du temps, dans un cagibi aménagé au Bourg-Palette, c'était le grand luxe.
Sa chambre était deux fois et demie plus grande que celle qu'elle occupait dans le laboratoire du professeur Chen. Une immense armoire, à côté de la porte, attendait qu'elle y installe ses vêtements, bien qu'elle n'en ait pas assez pour la remplir ne serait-ce qu'au tiers. Un lit occupait l'espace central et un élégant bureau occupait le pan de mur opposé à l'entrée, celui où se trouvait la fenêtre.
Cassy disposait également d'une salle de bain personnelle, petite mais accueillante. Elle réunissait toilette, lavabo et douche, contrairement au Bourg-Palette où tout le monde devait partager la pièce commune située sur le palier, ce qui nécessitait parfois une longue attente.
La jeune fille avait pris le déjeuner dans la cuisine, en compagnie de Sylvain et Sandra, dont l'amabilité ne s'était améliorée en rien. La Championne s'était ensuite retirée de nouveau dans l'Antre du Dragon pour l'après-midi, que Cassy avait passé avec son nouvel ami le Topdresseur. Il lui avait fait découvrir l'Arène et ses environs. Ils étaient même descendus jusqu'au village.
L'adolescente avait saisi l'occasion pour faire un passage éclair dans une petite supérette et acheter une teinture pour cheveux décente, car son mélange à base de baies commençait à s'estomper, pendant que Sylvain consultait des magazines en lien avec l'élevage. Cassy en avait profité pour jeter un coup d'œil aux journaux locaux, dans lesquels elle avait puisé un léger soulagement.
Johto jouxtait Kanto, et la frontière n'était pas située loin du Bourg-Palette. Qui plus est, le professeur Chen était une sommité connue dans toutes les régions, même les plus éloignées. S'il avait dû arriver malheur, à lui ou à un membre de sa famille, la presse en parlerait, même une semaine après les événements. Cassy ne voulait pas se faire de fausse joie, mais elle envie de croire que Régis et lui allaient bien.
Après leur retour à l'Arène, ils avaient partagé un dîner frugal avec Sandra, puis la jeune fille, fatiguée par son long voyage et par le manque de sommeil, car elle n'avait dormi que d'un œil au cours du trajet qui la séparait d'Ébènelle, avait pris congé pour monter se coucher.
Elle tenait sous son bras un livre que Sylvain lui avait conseillé. Il l'avait pris dans la bibliothèque et il renfermait selon lui le b.a.-ba des informations indispensables à un dresseur débutant. Selon lui, le lire pourrait lui être utile. Cassy l'avait remercié chaleureusement pour sa sollicitude.
Étendue à plat ventre sur son lit, dans une chemise de nuit, elle se lança dans la lecture du premier chapitre, mais ses paupières lourdes se fermaient régulièrement, la contraignant à reprendre au début chaque paragraphe sur lesquels elle manquait de s'assoupir. Au bout de quelques pages, elle ne put plus lutter.
Un grognement lui échappa lorsqu'elle constata qu'elle ne dormait pas vraiment, mais qu'elle se trouvait dans les limbes. Elle n'était toujours pas certaine de vouloir avoir affaire à Lilith, mais celle-ci paraissait en avoir décidé autrement. Elle était déjà là, grande et plantureuse, à la fixer de ses yeux étincelants de cruauté. Elle lui adressa un sourire félin, que Cassy ne lui rendit pas.
- Je sais qui vous êtes, maintenant.
- Il était peut-être temps, tu ne crois pas ? répliqua la Première avec un haussement d'épaules désinvolte.
- Je n'en suis pas sûre. À présent, il m'apparaît clairement que je ne pourrai jamais plus songer à me fier à vous.
- Tiens donc... Et pourquoi cela ?
- Parce que vous êtes le mal. Même si j'ignore pourquoi, je gage qu'Arceus ne vous aurait jamais bannie s'il n'avait pas eu une bonne raison de le faire.
Le visage de Lilith sembla se diviser pour afficher deux réactions distinctes et contradictoires, comme si elle était partagée entre la fureur et l'amusement. Ses poings se serrèrent, ses muscles se contractèrent et ses sourcils se froncèrent, mais son sourire s'élargit.
- Arceus s'est appliqué à salir mon nom dans le monde d'en bas. Je te concède que je suis de nature à commettre les actes les plus sombres et les plus tordus qui me passent par l'esprit, mais je n'ai commencé qu'après.
- Après quoi ? interrogea Cassy, suspicieuse.
- Après mon bannissement. Arceus n'avait aucune raison valable de me contraindre à l'exil. C'est parce qu'il l'a fait que j'ai entrepris de me venger.
- Je ne vous crois pas. On ne châtie pas les gens sans raison. Laissez-moi réfléchir une seconde... Vous avez pris part dans la mutinerie de Giratina, c'est ça ?
Cette fois, Lilith éclata d'un rire sonore, qui fit frissonner Cassy. Les yeux de son interlocutrice pétillaient davantage lorsque, en recouvrant son sérieux, elle ramena son attention sur elle.
- Tu devrais arrêter d'appuyer tes raisonnements sur la Pokible. Ce n'est qu'un ramassis de stupidité, rédigé par des humains qui sont passés à côté de l'essentiel. Giratina ne s'est pas mutiné contre Arceus. Il a été condamné par lui à vivre en reclus dans le Monde Inversé, parce qu'il a commis le pire crime aux yeux de l'Alpha.
- S'il ne l'a pas trahi, ce dont je doute, alors qu'a-t-il fait ?
- Il s'est épris d'une humaine, et pas de n'importe laquelle. Celle qui a inspiré tous les autres.
- Vous voulez dire que... Vous ? C'est vous ?
- Mais c'est que notre dragon en devenir comprend vite, susurra Lilith. C'est moi, en effet. Je suis l'épouse de Giratina, ce qu'Arceus n'a jamais pu tolérer.
Cassy eut un mouvement de recul et afficha une moue révulsée. C'était encore plus dégoûtant que les informations révélées par Sven au sujet des Succubes et des Incubes. Se livrer à des actes poképhiles avec l'un des Dragons légendaires... L'espace d'une seconde, elle crut qu'elle allait vomir.
- C'est immonde, bredouilla-t-elle. Immonde, immoral et... contre-nature.
- Je reconnais bien là ton tempérament d'arcésienne, répliqua Lilith, car l'Alpha a eu la même réaction que toi. Son premier réflexe a été de nous séparer, Giratina et moi. Lui dans le Monde Inversé, moi dans le monde d'en bas, parmi les humains. À partir de ce jour, mon unique but a été de retrouver mon mari et, ensemble, de nous venger d'Arceus. C'est à ce moment-là que Darkrai entre en scène. Grâce à ses pouvoirs, il a créé des créatures sorties tout droit des ténèbres : les Succubes et les Incubes. Leur durée de vie était limitée, mais ils ont tenu assez longtemps pour me permettre de me constituer une véritable armée d'hybrides mi-humains mi-pokémon.
- Des Gijinkas... souffla Cassy, dont la répugnance s'accroissait de seconde en seconde.
- Exactement. Hélas, notre plan ne s'est pas déroulé aussi bien que nous l'espérions. Arceus et ses partisans nous ont vaincus, décimant presque toutes mes troupes et me privant à jamais de ma faculté d'enfanter. Depuis ce jour, j'ai trouvé refuge dans le Monde Inversé avec Giratina et les quelques dizaines de Gijinkas qui ont survécu, mais le portail est scellé depuis l'extérieur, si bien que je ne peux pas en sortir avant que quelqu'un m'en délivre, ce à quoi Darkrai travaille activement.
Cassy resta figée. Ses yeux écarquillés jetaient des regards hagards autour d'elle et finissaient toujours par revenir se poser sur Lilith. Ses pensées se bousculaient dans son esprit et son crâne lui donnait l'impression qu'il allait exploser. Elle porta une main à ses tempes, mais cela ne suffit pas à l'apaiser.
- Vous êtes... Vous êtes monstrueuse, cracha-t-elle entre ses dents.
- Je te demande pardon ?
- Et vous êtes complètement folle ! s'époumona Cassy. Vous êtes à l'origine des Gijinkas, ces horreurs que vous avez conçues, Darkrai et vous, dans l'unique but d'assouvir votre vengeance contre le Créateur. En agissant de la sorte, vous auriez pu altérer l'équilibre !
- L'équilibre n'a pas eu besoin de moi pour être altéré, même si par la suite, j'ai grandement contribué à l'ébranler, je le reconnais. Il serait vain de nier que je ne prends pas de plaisir à tout le mal que je cause autour de moi, mais mon principal objectif est avant tout de retrouver la place qui me revient de droit. Cela fait, j'aurai tout le loisir de me consacrer au sort que j'infligerai à Arceus et à tous ceux qui se sont un jour opposés à moi.
- Dire que j'ai accepté de vous écouter... De suivre vos conseils...
- Tu le regrettes ? répliqua Lilith. Où serais-tu, si tu ne l'avais pas fait ? En train de mourir de faim et de froid sur le bord d'une route ? Aux mains de tes ennemis ou tuée par eux ?
- Je crois que je préfèrerais encore ça au fait d'être ici, avec un être aussi abject que vous.
- Tu ignores tout de ce dont tu parles. Tu es encore trop proche de la lumière pour avoir conscience de la nature même des choses. Je n'étais pas plus mauvaise que toi, lorsque je suis apparue. C'est mon existence qui a fait de moi ce que je suis devenue, et je gage que tu connaîtras toi aussi un destin identique.
- Ça m'étonnerait, siffla Cassy.
- C'est ce que tu dis maintenant, mais tôt ou tard, tu éprouveras le désir inconscient de faire du mal. Une haine farouche s'emparera de toi et ton seul désir sera de te transformer en Séviper ou n'importe quelle autre créature qui te permettrait de déchiqueter la gorge de tes adversaires, de les vider de leur sang... C'est d'ailleurs pour cette raison que tu es ici, non ? Tu peux me critiquer, me mépriser, cela ne change rien au fait que nous sommes pareilles, toi et moi. Oserais-tu prétendre que tu n'as pas souhaité venger la mort des tiens ? Que tu n'es pas prête à tuer pour assurer ta propre survie et celle de ceux que tu aimes ?
La jeune fille garda le silence. C'était vrai. Elle avait voulu faire payer le sort de sa famille à leurs meurtriers, et à présent, elle souhaitait devenir une dracologue pour être capable d'affronter ceux qui lui voulaient du mal. Cela faisait-il d'elle un monstre pour autant ? Elle refusait de croire qu'elle était comme Lilith, malgré tout ce que celle-ci prétendait.
- Je ne serai jamais comme vous, gronda-t-elle. C'est terminé, à présent. J'exige que vous me laissiez tranquille,
- Tu exiges, toi ? rétorqua la Première avec un sourire menaçant. On ne peut pas dire que tu manques de cran, mais je ne suis pas certaine que tu aies vraiment saisi à qui tu as affaire, ma petite.
- Vous pouvez me menacer, mais si vous étiez vraiment en mesure de me faire du mal, je ne pense pas que vous auriez attendu si longtemps. À part apparaître dans mes cauchemars, vous n'êtes capable de rien d'autre.
- Un conseil, Cassy : ne me sous-estime pas. Il vaut mieux m'avoir dans son camp que contre soi. Si je ne t'ai rien fais jusqu'à présent, c'est parce que je n'ai aucune raison de te vouloir du mal. Tu n'es pas mon ennemie et je ne suis pas la tienne, alors ne me soumets pas à la tentation de te donner une bonne correction juste pour te remettre à ta place. Tu le regretterais.
Sur ces mots, Lilith tourna les talons et, sitôt qu'elle eut fait quelques pas, les ténèbres l'engloutirent. Cassy se réveilla en sursaut dans son lit, le corps trempé de sueur et la joue collée aux pages sèches du livre qu'elle lisait avant de s'endormir. Hors d'haleine, elle se sentait patraque.
Elle roula sur le dos et posa l'ouvrage sur la table de chevet, où la lampe était encore allumée. Un frisson lui parcourut l'échine tandis qu'elle songeait à cette abomination qu'était Lilith. Son cœur, déjà fou dans sa poitrine, accéléra davantage et sa respiration se fit plus sifflante.
Une bile acide afflua dans sa bouche, alors que de violentes nausées la secouaient. En dépit de son malaise, elle dut s'arracher à son matelas pour se précipiter dans la petite salle de bain, où elle régurgita son dîner dans la cuvette des toilettes. La gorge en feu, elle s'effondra ensuite sur le carrelage pour profiter de sa fraîcheur.
C'était la première fois qu'elle se sentait si mal après l'une de ses rencontres oniriques avec Lilith. Son réveil était éprouvant, aussi bien physiquement que psychologiquement, et Cassy avait le sentiment que cela n'était pas seulement dû aux répugnantes révélations qu'elle avait entendues.
Était-ce la réponse de Lilith à ses accusations ? L'avait-elle affaiblie de manière à lui prouver qu'elle pouvait l'atteindre, même depuis le Monde Inversé ? Dans ce cas, que pouvait faire l'adolescente pour lutter contre cela ? Dormir le moins possible ? Elle y laisserait ses forces. Il n'existait aucune issue, et c'était justement cela qui rendait les cauchemars si terrifiants : il n'y avait pas moyen de leur échapper.