Entre infini et au-delà
À cause des nombreuses précautions qu'elle dut prendre, Cassy ne mit pas moins de cinq jours pour atteindre les abords d'Ébènelle à dos de Galopa, un trajet qui aurait pu être deux à trois fois moins long en temps normal. Elle avait eu du mal à trouver son chemin dans Johto, cette région inconnue qu'elle découvrait pour la première fois.
Elle avait voyagé en toute discrétion et elle était presque certaine que ses poursuivants étaient dans l'incapacité immédiate de la localiser. Une pointe d'inquiétude persistait et elle continuait à rester sur ses gardes, mais elle se sentait tout de même moins en danger qu'après sa fuite du Bourg-Palette.
Cassy s'accorda une halte avant de rejoindre la ville. Elle avait chevauché presque sans s'arrêter depuis qu'elle était partie d'Azuria, effectuant maints détours et contours pour brouiller sa piste, et elle était épuisée, tout comme Galopa. Qui plus est, elle n'avait pas l'intention d'emmener son pokémon avec elle dans la cité.
Il ne passait pas suffisamment inaperçu, d'autant que ceux qui la traquaient savait qu'elle possédait une monture. La route 45, où elle se trouvait actuellement, regorgeait d'endroits où il pourrait paître en toute liberté et d'assez d'arbres pour se dissimuler sans attirer l'attention. Cassy abandonnerait également sa selle quelque part, où personne hormis elle ne pourrait la trouver.
Ce fut donc à pied qu'elle gagna Ébènelle. La ville était située à flanc de montagne et le chemin qui y conduisait était pentu. Lorsque l'adolescente parvint au sommet, là où un panneau indiquait l'entrée, elle était hors d'haleine. Elle n'était pas au bout de ses peines, car si les premières habitations étaient en vue, l'Arène était située au nord et surplombait la cité. Cassy allait encore devoir grimper.
Depuis qu'elle s'était mise en tête de venir ici, elle n'avait pas cessé de réfléchir à ce qu'elle dirait à Sandra lorsqu'elle la verrait, et plus important encore, à Peter si elle était amenée à le rencontrer, comme elle l'espérait. Elle avait décidé de se montrer franche et de leur avouer sans détour qu'elle souhaitait devenir dracologue, mais s'était juré de ne mentionner son glyphe et sa situation sous aucun prétexte.
Elle se sentait mal à l'aise. Que se passerait-il si son plan ne se déroulait pas comme elle le souhaitait ? Où irait-elle ? Elle avait mis du temps à comprendre qu'elle devait se rendre à Ébènelle, mais si elle n'y avait pas sa place, alors où serait-elle ? Lilith n'était pas réapparue dans l'esprit de Cassy pour qu'elle puisse lui poser la question et, de toute façon, cela valait mieux ainsi. Après ce qu'elle avait appris sur elle, elle n'avait plus aucune envie de lui adresser la parole.
Cassy savait que les Arènes possédaient deux entrées. L'une était privée, l'autre se destinait aux challengers. Bien qu'elle n'ait aucunement l'intention de se battre, d'autant qu'elle n'avait même plus son Galopa avec elle, la jeune fille opta pour celle-ci, s'attendant à être accueillie par les dresseurs professionnels qui assistaient les Champions dans leur tâche.
Contre toute attente, il n'y avait personne. Deux grandes portes vitrées coulissèrent pour libérer l'accès à un vaste terrain de combat intérieur, de l'autre côté duquel s'alignaient des rangés de gradins, complètement vides. Cela surprit Cassy, d'autant qu'elle venait de consulter les horaires épinglés au mur du bâtiment. Elle était en plein dans les heures d'ouverture.
- Euh... Bonjour, cria-t-elle pour se faire entendre. Y a-t-il quelqu'un ?
Elle sursauta lorsqu'un claquement sec lui parvint. Une porte en fer, à l'autre extrémité de la salle, venait d'être poussée. Une femme fit son apparition. Elle se dirigea vers elle et, à mesure qu'elle se rapprochait, Cassy put distinguer ses traits.
Elle semblait jeune, plus âgée que l'adolescente de quelques années seulement. Son visage d'albâtre n'était pas le plus joli qu'il soit donné de voir, en partie à cause de la moue méprisante qu'il affichait, mais il était serti deux superbes yeux bleus, qui rehaussaient un nez pointu. Ses longs cheveux, noués en queue-de-galopa, était de couleur turquoise, assortis à la combinaison moulante qu'elle portait. Une cape voletait derrière elle.
- Qu'est-ce que tu fais là, toi ? aboya-t-elle d'une voix forte. C'est pour un combat, c'est ça ?
- Non, bredouilla Cassy, désemparée par un tel manque d'amabilité. Je voudrais parler à Sandra Lance.
- Et qu'est-ce que tu lui veux, à Sandra, si ce n'est pas un badge ?
- En fait, c'est Peter que je recherche, et je me demandais si elle pourrait m'indiquer où le trouver.
- Peter ? Ce bourreau de travail ? Il n'y a qu'à la Ligue que tu peux le rencontrer, ma petite. Sa vie se limite à son titre de Maître de Johto. C'est à peine s'il sait encore qu'il existe des terres au-delà du Plateau Indigo.
- Vraiment ? Je croyais que Sandra était sa cousine ? Il ne vient jamais lui rendre visite ?
- Tu es bouchée ou tu es stupide ? grogna l'autre. Je viens de te répondre.
Cassy jaugea son interlocutrice. Elle n'avait jamais rencontré quelqu'un qui soit aussi impoli que cette jeune femme. Elle mâchait sans retenu son chewing-gum, entrecoupant chacune de ses phrases avec des bruits sonores de mastication. Comme pour indiquer que la conversation était terminée, elle fit une bulle si grosse qu'elle éclata presque sous le nez de l'adolescente.
- Je comprends, murmura Cassy sans tenter de dissimuler sa déception. Je... Merci, et pardon de vous avoir fait perdre votre temps.
Elle eut le sentiment que le sol se fissurait sous ses pieds, menaçant de l'engloutir. Elle allait devoir se résoudre à se rendre au Plateau Indigo, mais elle doutait que cela serve à quelque chose. Avec ce qu'elle venait d'entendre, il y avait peu de chance pour qu'elle obtienne quoi que ce soit de Peter.
- Pourquoi est-ce que tu cherches mon cousin ?
Cassy s'immobilisa alors qu'elle était sur le point de quitter l'Arène. Elle se retourna et étudia plus avant la femme avec qui elle échangeait. Contrairement à Peter, qu'elle avait déjà vu dans des magazines, elle ignorait à quoi ressemblait Sandra. Du moins, jusqu'à maintenant.
- Alors vous êtes... C'est vous...
- Sandra Lance, Championne d'Ébènelle. Si tu veux mon avis, moi aussi, je mériterais amplement ma place à la Ligue, mais à cause de l'ombre démesuré que cet idiot de Peter projette sur moi, ils ne me l'ont jamais proposé.
Cassy prit la décision de revenir sur ses pas et de tendre une main franche en direction de la dracologue, tout en se présentant. Cette dernière ignora sa paume offerte et l'adolescente ramena son bras le long de son corps.
- Alors ? insista Sandra. Pourquoi veux-tu parler à Peter ?
- J'ai l'intention de me spécialiser dans le dressage des dragons, avoua Cassy sans détour. J'ai pensé qu'il pourrait peut-être m'aider.
- Mais bien sûr... Quel est ton niveau ?
- Mon... niveau ? répéta la jeune fille.
- Oui. Combien de badges ? Quels résultats en championnat ? As-tu déjà affronté des Ligues ?
- Je... Non. En fait, je n'ai pas encore de pokémon.
- Tu es sérieuse ? s'exclama Sandra en fronçant les sourcils, songeant sans doute qu'il s'agissait d'une farce.
- Eh bien... Oui. D'ailleurs, puisque je suis ici, vous pourriez peut-être... Je ne sais pas. M'aider à en capturer un ?
Cassy avait formulé cette requête d'un ton suppliant, qui fut reçue avec un regard noir par Sandra. Son expression s'était renfrogné et elle fixait son interlocutrice avec plus de mépris encore qu'en début de conversation.
- Est-ce que tu t'entends parler ? Tu crois vraiment que je serais folle au point de confier un dragon à une petite idiote qui n'a aucune notion de dressage ? Ce n'est pas d'un Fouinar dont il s'agit, mais de créatures si puissantes qu'elles pourraient ravager des villes entières dans un élan de colère.
- Je le sais. C'est vrai, je n'ai pas d'expérience en matière de dressage, mais je suis éleveuse. Les pokémon, ça me connaît.
Cassy se garda bien de dire que ses seuls contacts avec les dragons se limitaient à les nourrir, à l'exception du Dracolosse du professeur Chen. Sandra la dévisagea longuement et l'adolescente décida de poursuivre :
- Écoutez, j'ai encore tout à apprendre, mais vous, vous avez certainement d'excellents conseils à me donner, et...
- J'ai l'air d'une prof, peut-être ? rétorqua la dracologue. Je suis Championne d'Arène, je n'ai pas de temps à perdre avec des morveux.
- Oui, en effet, vous avez l'air surmenée.
D'un regard, Cassy balaya la salle de combat déserte, avant de prendre conscience de l'insolence dont elle venait de faire preuve. Ce n'était que partie remise, cependant, vu la façon odieuse dont Sandra s'adressait à elle depuis le début de leur conversation.
- L'Arène est fermée, aujourd'hui.
- Quoi ? s'étonna Cassy. Sur la porte, il est indiqué que...
- C'est moi la Championne. C'est moi qui décide si elle est ouverte ou fermée, et je dis qu'elle est fermée.
L'adolescente afficha une mine blasée. Voilà qui expliquait pourquoi le bâtiment était désert, à moins que ce ne soit tout simplement l'antipathie naturelle de sa propriétaire qui fasse fuir tous les challengers potentiels. En plus d'aboyer, Sandra semblait tout à fait capable de mordre.
- Je ne te retiens pas, lâcha-t-elle. Libre à toi d'aller voir mon cousin à la Ligue. Enfin... Quand je dis voir, c'est un bien grand mot.
Comme Cassy ne réagit pas immédiatement, partagée entre la colère et la déception, Sandra la contourna et quitta l'Arène par la porte que la jeune fille avait franchie dans l'autre sens. Elle disparut dans un mouvement de tissu. Quelques secondes s'écoulèrent avant que Cassy se résolve à en faire de même.
Elle glissa les mains dans les poches de son pantalon et donna un coup de pied à un caillou qui se trouvait sur son chemin. Traînant les pieds, elle contourna le bâtiment pour rejoindre le chemin menant à Ébènelle. Elle l'avait presque atteint lorsqu'elle vit une silhouette se déplacer le long de la route en terre. Quelqu'un venait à l'Arène.
Lorsque l'autre fut plus près, Cassy put le distinguer. C'était un adolescent. Âgé à vue d'œil d'une quinzaine d'années, il était plutôt grand, avec des cheveux châtains coiffés en bataille. Ses yeux noisette brillaient d'une lueur joyeuse, qui allait de pair avec son sourire. Son teint était légèrement hâlé, en dépit de la saison automnale. Quant à ses habits, ils étaient plutôt décontractés, se composant d'un jean et d'un pull en laine qu'il portait par-dessous une veste en tissu. Son apparence lui conférait une allure sympathique et avenante.
- Salut ! lança-t-il à Cassy sitôt qu'il la vit. Tu es un challenger ? Tu as mal choisi ton jour pour venir, on dirait. Sandra n'a pas l'intention de disputer des matchs, aujourd'hui.
- Oui, elle me l'a dit, mais ça n'a pas d'importance. Je n'étais pas venue pour ça.
- Pourquoi es-tu ici, alors ? Si cette question n'est pas indiscrète, bien sûr.
- Je...
Cassy observa l'adolescent. Il était parfaitement affable et le ton franc avec lequel il s'exprimait inspirer la confiance. Elle ouvrit la bouche pour lui répondre, mais ayant perçu sa légère hésitation, il la devança :
- Au fait, je m'appelle Sylvain Galaksija.
- Je suis Cassy, répondit-elle en serrant la main qu'il lui tendait.
- Cassy... Ton visage me dit quelque chose. Nous serions-nous déjà croisés ?
- J'en doute, assura-t-elle avec un sourire forcé. J'arrive de... d'Azuria. Je veux devenir dracologue et je cherche quelqu'un qui pourra m'y aider.
- Tu as frappé à la bonne porte, si je puis dire. Sandra est une sommité dans son métier.
- C'est aussi une vraie peste, marmonna la jeune fille entre ses dents.
- Ah, ça... Elle n'a pas un caractère facile, en effet, mais quand on apprend à la connaître, on s'aperçoit vite qu'elle n'a pas un aussi mauvais fond qu'elle le laisse paraître. Je réalise un stage à l'Arène pour parachever ma formation de Topdresseur. J'étudie à l'Académie de Mauville. Il a fallu que j'insiste longuement pour que Sandra consente à m'accueillir ici. Je crois que la détermination est une qualité qu'elle apprécie.
- Tu veux dire que... qu'il faudrait que je réessaye ?
- Si ça te tient à cœur, il serait idiot de baisser les bras à cause d'un refus, non ? fit Sylvain en accompagnant ses propos d'un clin d'œil chaleureux.
- Je ne sais même pas où elle est. Elle a quitté l'Arène avant moi et...
- Si elle a quitté l'Arène et que je ne l'ai pas croisée sur cette route, elle ne peut être qu'à un seul endroit : dans l'Antre du Dragon.
Sylvain pointa un doigt en direction de la falaise au pied de laquelle l'Arène avait été bâtie. À sa gauche s'étendait un point d'eau, juste devant une cavité sombre et lugubre qui donnait sur l'intérieur de la paroi abrupte.
- Je vois... Est-ce que, par hasard, tu aurais un ou deux conseils supplémentaires à me donner ? Ils seraient les bienvenus.
- Eh bien, Sandra est très vaniteuse. Elle a un égo aussi démesuré qu'un Wailord et elle est sensible à la flatterie. Tu peux te servir de ça pour essayer de l'amadouer. Enfin, le plus important : ne lui parle jamais, jamais, jamais de son cousin. Les relations qu'elle entretient avec lui sont extrêmement compliquées.
Cassy grimaça. C'était une information dont elle aurait voulu disposer quelques minutes auparavant, mais elle survenait un peu tard. Le mal était fait concernant Peter et elle ne pouvait pas revenir en arrière.
- Je te remercie. Je vais retourner parler à Sandra et suivre tes recommandations. Ce n'est pas comme si j'avais quelque chose à perdre, après tout.
- Bonne chance, et surtout bon courage. N'hésite pas à venir me dire comment ça s'est passé. Je serai à l'Arène.
Sylvain gratifia Cassy d'un sourire qu'elle lui rendit, reconnaissante. Si elle n'avait pas croisé cet aimable adolescent, elle serait en train de regagner la route 45 en réfléchissant à un nouveau plan. Au lieu de cela, il avait su lui redonner de l'espoir et de la détermination.
Cassy se dirigea vers le plan d'eau et entreprit de le contourner. Sa surface n'était pas très vaste, mais il semblait particulièrement profond. Son instinct lui soufflait qu'il s'agissait d'un bassin artificiel, creusé de la main de l'homme. L'eau qui s'infiltrait dans la terre la rendait boueuse et glissante. À deux reprises, la jeune fille manqua de basculer dans les flots.
Parvenue devant l'Antre du Dragon, Cassy s'accorda quelques secondes, puis entra. Elle frissonna aussitôt, à cause de la différence de température ; il faisait beaucoup plus frais à l'intérieur. L'endroit était sombre et humide. Des stalactites pendaient au plafond, le long desquelles des gouttelettes ruisselaient pour s'écraser sur le sol en pierre.
Un immense lac souterrain occupait la majeure partie de l'espace. De nombreux ponts en bois le traversaient, de manière à relier entre elles les différentes berges. À cause de la pénombre, Cassy les distinguait à peine, et elle ne voyait pas non plus le fond de la grotte.
Elle fit prudemment un pas sur le ponton, qui paraissait rongé par la moisissure. Après avoir tâté sa solidité avec son pied, elle osa s'y engager avec un soupçon d'appréhension. Elle n'avait pas fait un pas complet qu'un bruit troubla le silence presque irréel du lieu. Un regard sur les alentours indiqua à Cassy que la surface du lac s'agitait.
Méfiante, elle choisit de rester sur ses gardes et d'observer pour tenter de comprendre ce qui se passait. Une ombre longiligne se découpait sous l'onde et, avant que l'adolescente ait pu l'identifier, elle jaillit hors de l'eau dans une gerbe d'éclaboussures pour fondre sur Cassy. Elle hurla.