Entre infini et au-delà
- J'ai fait ce que vous m'avez conseillé. J'ai décidé de continuer.
La voix de Cassy se répercuta en écho dans les ténèbres désertes. La soirée avait été mouvementée, au Bourg-Palette. Après sa dispute avec Régis, Sacha avait quitté le laboratoire et son ami l'avait cherché partout, en vain. Il n'était pas rentré chez sa mère. Après le repas qu'ils avaient pris en silence avec le professeur Chen, le jeune scientifique avait entrepris de faire le tour de village à pied, pendant que l'adolescente prétextait une migraine pour se coucher tôt.
Elle s'attendait à retrouver sa mystérieuse inconnue dans ses rêves et elle ne s'était pas trompée. Elle n'eut pas à patienter longtemps avant que la plantureuse rousse la rejoigne. Grande, belle et ténébreuse, elle éveillait toujours la même fascination malsaine chez Cassy, en dépit de la méfiance qu'elle lui inspirait.
- C'est que ce vous souhaitiez, non ? insista la jeune fille, car l'autre restait silencieuse.
- C'est ta vie, ce n'est pas la mienne, finit-elle par déclarer.
- Vous m'avez dit qu'il s'agissait du bon choix.
- En effet. Je ne peux pas souffrir les gens qui acceptent de rester dans l'ignorance ou dans l'incertitude. Je préfère ceux qui ont soif de connaissances.
- Des connaissances, vous en avez, n'est-ce pas ? Où puis-je trouver des réponses à mes questions ? À Sinnoh ?
- Tu n'as pas le sens des priorités, Cassy, répliqua l'inconnue d'un ton condescendant. Même si tu perçais dès à présent tous les secrets qui t'entourent, tu ne serais pas de taille à leur faire face. Ils sont bien trop grands pour toi.
- Que dois-je faire, alors ?
- Tu portes le glyphe des dragons. Deviens ce dragon.
- Comment ? bredouilla Cassy. Je... J'ai tout essayé, mais ce n'est rien d'autre qu'une simple marque.
- Ce n'est pas du symbole dont je te parle, mais de toi. C'est toi qui as besoin de gagner en force, en courage et en ténacité. Il n'y a qu'ainsi que tu empêcheras les évènements de te dépasser lorsqu'ils surviendront.
- Quels évènements ? À quoi faites-vous allusion ?
- À ce qui se produira tôt ou tard. Que tu le veuilles ou non, Cassy, tu vas être impliquée dans une histoire qui excède les limites de ton imagination. Si tu veux survivre, je te conseille de suivre mes conseils.
- Vos conseils ? Vous ne m'en avez donné qu'un, jusqu'à présent.
- Voici le second, sourit la femme, machiavélique. Cesse d'implorer Arceus, il ne peut rien pour toi. Renonce à ta foi et suis le chemin qui s'ouvre devant toi. Celui que je te montre.
Cassy recula, les traits révulsés. Elle s'était toujours interrogée au sujet de l'identité de son interlocutrice et les propos impies qu'elle venait de tenir insufflèrent de nouveaux soupçons dans son esprit.
- Vous... Vous êtes une démone, c'est ça ? Une créature alliée de Darkrai, et vous voulez m'entraîner sur la voie des ténèbres.
- Tu es tellement manichéenne, Cassy, que tu pourrais presque me faire rire. Les ténèbres ne sont pas le mal, pas plus qu'Arceus est la lumière. Darkrai est effectivement l'un de mes amis, mais vous autres, humains, avec vos croyances primitives, vous êtes pathétiques. Vous ne voyez pas plus loin que ce que vous voulez voir.
- Je suis arcésienne, rétorqua l'adolescente. On m'a élevée dans le respect et la piété du Créateur.
- Et qu'a-t-il fait pour toi, parfaite petite dévote ? T'a-t-il guidée quand tu étais perdue ? T'a-t-il rassurée quand tu étais seule le soir ? T'a-t-il apporté une seule explication à ce qui se passe dans ta vie ?
- Je...
Cassy ne sut que répondre. Depuis son passage aux Colonnes Lances, elle nourrissait des doutes, qu'elle s'efforçait d'étouffer au plus profond de son cœur. Elle savait que toutes ses prières étaient restées sans réponse, à l'instar de ses questions. Elle refusait cependant de l'admettre, car l'inconnue jubilerait.
- Qui êtes-vous ? demanda plutôt l'adolescente. Quel est le rapport entre Arceus, Darkrai, vous, moi et tout ce qui se passe ?
- Tu veux savoir qui je suis ? Il serait temps ! Je pensais que tu ne poserais jamais la question. Je suis la Première. La reine des Succubes et des Incubes. Et mon nom est...
Un sifflement strident empêcha la femme d'achever sa phrase. Elle recula d'un pas, tandis qu'un cercle noir, à peine visible dans l'obscurité, apparaissait à ses pieds, entre Cassy et elle. Il s'élargit lentement, jusqu'à être assez grand pour permettre à un Séviper d'en surgir.
L'adolescente n'avait encore jamais vu un pokémon de cette espèce et recula par réflexe, à la vue de ses crochets pointus et luisants de venin, pendant que le serpent s'enroulait autour du corps de l'inconnue. Sa face à hauteur de son visage, il siffla quelque chose, comme s'il tentait de lui murmurer à l'oreille.
- Cassy, il faut que tu te réveilles, ordonna son interlocutrice avec gravité. Maintenant !
- Pourquoi ?
- Ils t'ont retrouvée.
- Qui ça ?
- Les humains qui te recherchent, ceux qui ont tué ta famille. Ils sont ici, et ce n'est qu'une question de minutes avant qu'ils encerclent le laboratoire. Tu dois fuir.
- Je ne...
Tout était embrouillé dans l'esprit de Cassy. Comment la femme pouvait-elle être au courant de cela ? Et s'il s'agissait de la vérité, comment allait-elle pouvoir s'en sortir ? Elle avait toujours désiré venger la mort des siens, mais elle n'était pas encore de taille à combattre qui que ce soit.
Avant qu'elle n'ait le temps de réfléchir plus avant à la situation, l'inconnue la saisit par les épaules et la poussa violemment à la renverse. Cassy eut l'impression de tomber, mais elle ne chuta pas dans le vide, pas plus qu'elle ne heurta un sol invisible dans la pénombre. Elle se réveilla simplement en sursaut, dans son lit, dans le laboratoire du professeur Chen.
Elle s'accorda une poignée de secondes pour tenter de recouvrer son sang-froid, puis repoussa sa couverture pour se mettre debout. Elle se précipita vers la commode, de laquelle elle sortit un pantalon, qu'elle passa par-dessous sa chemise de nuit. Elle ne perdit pas de temps à enfiler des chaussettes et plongea directement ses pieds dans ses bottes.
Un bruit assourdissant ne tarda pas à s'élever à l'extérieur du bâtiment. Il semblait se rapprocher, car il s'accroissait à chaque instant. Cassy saisit un sac en toile, dans lequel elle jeta toutes les affaires qu'elle parvenait à faire entrer à l'intérieur. Elle décrocha ensuite la cape de Sven, puis se rua dans le couloir.
Régis jaillit hors de sa chambre en même temps qu'elle, probablement tiré du sommeil par le vacarme qui régnait au-dehors. Il semblait encore à moitié endormi, mais un éclair de lucidité traversa son regard lorsque ses yeux se posèrent sur Cassy, prête à partir.
- Ne me dis pas que...
- Si, avoua-t-elle, confuse. Ce sont eux. Les assassins. Il faut que je quitte cet endroit tout de suite. Régis, je suis tellement désolée, je...
- Chut ! Ce n'est pas le moment de t'excuser, ni de traînasser. Viens !
L'adolescent la saisit par le poignet et l'entraîna vers la cage d'escalier quand une porte s'ouvrit dans leur dos. Le professeur Chen, ensommeillé, les cheveux coiffés d'un bonnet de nuit, les dévisagea d'un air hagard :
- Que faites-vous, tous les deux ? Et qu'est-ce que c'est que tout ce raffut ? On dirait un hélicoptère !
- Nous n'avons pas le temps de t'expliquer, grand-père. Cassy doit partir maintenant. Des gens vont arriver ici d'une seconde à l'autre, et ils n'ont pas des attentions louables à son égard.
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Auriez-vous perdu la tête ?
- Professeur Chen, je suis Katharina Granet, choisit de révéler l'intéressée. Ma famille a été assassinée à Sinnoh, près de Mérolia, il y a deux ans. Peut-être avez-vous même déjà entendu parler de cette histoire. Je suis venue à Kanto pour me cacher de ces personnes qui en ont après moi, mais ils ont fini par me retrouver. Vous n'aurez qu'à dire que... Que vous ne saviez rien. Que vous ignoriez de tout de moi et de ma situation, mais surtout, ne me mentionnez jamais sous le nom de Cassy Rilène. Avec un peu de chance, je pourrai continuer à user de cette couverture.
- Régis... De quoi parle-t-elle ? Je ne comprends rien !
- Ne t'inquiète pas, grand-père. Je m'occupe de tout.
Le jeune scientifique dévala quatre à quatre les escaliers, Cassy dans son sillage. Leur rythme était si rapide qu'ils manquèrent de trébucher et de rouler les dernières marches. L'un comme l'autre, ils se concentraient moins sur leurs gestes que sur leurs pensées, car ils réfléchissaient à un plan.
- Il faut que tu me dénonces, cria Cassy pour couvrir le bruit des pales. Dis-leur que je viens de t'avouer la vérité à mon sujet et que, pris de panique, tu as décidé de me jeter dehors, mais que tu es prêt à leur fournir ton entière coopération. N'hésite pas à employer tous les moyens possibles pour te protéger, ainsi que ton grand-père, et ne te fais pas de soucis pour moi. Pense à vous avant tout.
Régis allait protester, mais Cassy l'en empêcha en plaquant un doigt sur ses lèvres. L'heure n'était pas à l'hésitation. Ils allaient devoir agir vite et bien, sans perdre de temps à tergiverser, s'ils voulaient tous avoir une chance de s'en sortir vivants.
- Va chercher quelques provisions dans la cuisine, suggéra l'adolescent, pendant que je te sors une boîte de poffins pour Galopa.
Cassy s'exécuta. Mieux valait partir avec un peu de nourriture en réserve, pour elle autant que son pokémon, car ils allaient sans doute devoir parcourir une longue route sans faire de haltes s'ils tenaient à échapper à leurs poursuivants. Elle sortit des placards tout ce qu'elle pouvait emporter avec elle, puis regagna le laboratoire.
Régis l'attendait, sous l'œil toujours abasourdi du professeur Chen, qui les avait suivis au rez-de-chaussée. Son Magby et son Noctali se tenaient tous deux aux côtés de leur jeune dresseur. Leur vue contraria Cassy.
- Tu as l'intention de te battre ? Je sais que tu es doué, mais ils sont certainement très nombreux, et...
- Non. Noctali est d'accord pour se laisser brûler. Ces gens savent peut-être que tu as un Galopa et si je leur dis que j'ai tenté de te retenir pour te livrer à eux, mais que tu as blessé mon pokémon pour t'enfuir, ça n'en sera que plus crédible.
- Tu as raison. Tu es un génie, Régis. Si tu permets...
Avant qu'il n'ait le temps de réagir, Cassy avait déjà replié son bras pour lui asséner un coup de poing au visage. Elle se sentit terriblement coupable, mais au moins, son geste avait eu le résultat escompté. Le choc avait rougi le teint de son ami et un filet de sang s'écoulait de son nez.
- Pour me faire pardonner, ajouta-t-elle en l'embrassant sur la joue. Et pour te dire adieu.
- Au revoir, pas adieu, rectifia Régis.
Cassy aurait aimé le croire, mais elle savait qu'elle ne devrait jamais le revoir. Par sa faute, le professeur Chen et lui étaient menacés de mort. S'ils s'en sortaient tous vivants, elle ne courrait plus jamais le risque de les mettre en danger, or le meilleur moyen qu'elle aurait de les protéger, à l'avenir, serait de rompre définitivement tout lien avec le Bourg-Palette.
Le cœur lourd, luttant contre les larmes, la jeune fille se força à ne pas se retourner tandis qu'elle se dirigeait vers la porte du parc. Elle ne devait pas laisser ses émotions, aussi douloureuses soient-elles, la dominer. Si elle voulait survivre, elle allait avoir besoin de toute sa lucidité.