Entre infini et au-delà
Le garçon lui était presque complètement sorti de la tête. Elle le savait à Sinnoh, depuis le jour même où elle avait embarqué sur le ferry à destination de Kanto, mais elle n'avait pas songé une minute à son retour, comme si cette pensée lui avait été inconcevable. Après avoir collecté les huit badges régionaux, il s'était rendu à la Conférence où il avait échoué en demi-finale, autrement dit à un rien de la victoire.
Cela faisait donc plus d'un an et quelques mois qu'il avait quitté le Bourg-Palette, et tout autant que Régis ne l'avait pas revu, même s'il lui avait passé des coups de fil à intervalle régulier. Cassy avait accepté tout cela sans rien dire, car cela ne l'avait jamais dérangée. Maintenant que Sacha était de retour, elle prenait seulement conscience de ce que cela signifiait réellement.
Durant les nombreuses périodes qu'elle avait passées chez le professeur Chen, que ce soit après avoir quitté l'école ou depuis qu'elle était revenue de Sinnoh, elle avait toujours vécu avec Régis, son confident, son meilleur ami, mais aussi le gardien de son secret. Elle n'avait jamais songé à l'effet que cela lui ferait d'avoir à le partager.
Pourtant, ce fut avec dignité qu'elle accepta Sacha. Elle le salua chaleureusement à son retour, même si son sourire en apparence gracieux n'était qu'un masque qu'elle avait imposé à son visage, le félicita même pour sa performance dans le tournoi et se montra aimable avec lui les jours qui suivirent.
Cependant, et il n'aurait pas été l'ami de Régis que cela n'eut rien changé, elle le détestait. Avec son air prétentieux et fier du garçon qui s'y connait mieux que quiconque en tout, dresseur aux compétences piètres et limités dont il ne cesse pourtant de vouloir faire étalage, Cassy l'avait pris en horreur. Sa première impression au visiophone ne l'avait pas trompé : il avait le quotient intellectuel d'un Ramoloss et l'âge mental des camarades les plus jeunes qu'elle avait eus à l'école.
Désormais, elle passait bien souvent ses journées seule, tout au plus en compagnie de son pokémon. Il lui arrivait régulièrement de partir faire de longues promenades à dos de Galopa. Parfois, elle partait à midi pour ne revenir que le soir, juste avant l'heure du repas, sans donner davantage d'explications que cela. Pourtant, personne ne sembla remarquer son brusque changement d'attitude, concomitant au retour de Sacha. Régis lui-même ne réagit pas.
Toutes les nuits, allongée sur son lit, elle contemplait mélancoliquement son chapelet, le posant généralement sans avoir énoncé la moindre prière car le coeur lui manquait. Elle souhaitait, bien que cela fut impossible et elle le savait parfaitement, remonter le temps. Elle voulait par-dessus tout retrouver son ami, et leur belle complicité qui s'était envolée.
Sur le calendrier suspendu au mur, à côté de sa table de nuit, elle rayait les jours. Cela faisait désormais plusieurs semaines que le dresseur était revenu de Sinnoh, et tout autant que Régis s'était progressivement éloigné d'elle, d'abord de manière presque imperceptible, jusqu'à ce qu'elle commence à ressentir l'absence au plus profond de son coeur, celle-là même qui l'avait poussée à quitter Vestigion pour venir le rejoindre.
Trop souvent, avant de s'endormir, elle pleurait. Ce n'était pas des larmes de crocodile qu'elle versait, ou les sanglots intarissables d'un caprice, non. Elle exprimait simplement seule, dans un silence presque total, la peine qui l'oppressait. Elle se sentait abandonnée, trahie. Elle se surprit même, malgré elle, à en vouloir au jeune scientifique pour l'avoir ainsi délaissée de la sorte.
Elle ne se souvenait que trop bien de ses paroles, prononcées lors de son anniversaire. Il lui avait juré que jamais rien ne se mettrait entre eux, faisant fi de tous les dangers qui planaient pourtant au-dessus de leur tête à l'instar d'une épée de Damoclès. Quand Cassy repensait à cela, ses crises se transformaient alors en véritable hystérie, où elle laissait évacuer sa rage en frappant son oreiller. Il l'avait acceptée quand tout s'était mis en travers de leur route, alors que désormais leur amitié était malmenée au gré du vent uniquement parce que Sacha était rentré auprès de lui. Elle avait déjà eu l'occasion de s'apercevoir qu'il n'y avait aucune logique en ce bas monde : elle en aurait dorénavant la preuve.
Une nuit, alors que la douleur intérieure qu'elle éprouvait était devenue quasiment insupportable, elle s'était levée en silence et avait quitté sa chambre. Elle était restée pelotonnée en boule, les jambes ramenées contre son buste et enlacées par ses bras, contre la porte de Régis presque jusqu'à l'aurore, avant de regagner finalement son lit, des larmes aux coins des yeux.
Il lui parlait toujours, certes, mais beaucoup moins qu'avant. Si Sacha vivait en compagnie de sa mère dans le voisinage, il passait le plus clair de son temps au laboratoire, allant parfois même jusqu'à venir prendre le petit-déjeuner en leur compagnie. Sa présence à elle seule avait le don de rendre Cassy furieuse pour le restant de la journée. Son comportement l'exaspérait de toute manière. N'y avait-il donc pas une Ligue qui allait débuter bientôt et à laquelle il pourrait participer, si possible à des lieues de là ?
Un matin, après avoir passé une nuit particulièrement épouvantable au cours de laquelle elle n'avait que très peu dormi, la jeune fille n'entendit pas son réveil sonner. Elle se leva donc plus tard qu'à l'accoutumée, mais le professeur Chen ne la réprimanda pas. Elle l'avait déjà informé souffrir d'insomnies chroniques depuis quelques temps.
Elle était en train de laver dans l'évier les restes de son petit-déjeuner lorsque son regard se posa sur la fenêtre, qui elle-même donnait sur le vaste terrain. Comme nul n'avait su à quelle heure elle serait enfin debout, c'était Régis qui avait été chargé de ses tâches de la matinée. Il avait sans doute dû se porter volontaire. Sur ce point, rien n'avait changé : il suffisait qu'elle lui demande un service pour qu'il s'exécute. C'était cependant la distance avec laquelle il le faisait qui la troublait.
- Laisse, je vais finir, déclara-t-elle d'un ton sec en le rejoignant dans le pré où elle lui arracha quasiment le seau de nourriture des mains.
- Cela ne me dérange pas. Regarde-toi, tu as une mine épouvantable, tu ferais bien d'aller te recoucher. Je peux parfaitement te remplacer pour la journée.
Mais Cassy insista et il finit par céder. Ce fut sans ajouter un mot qu'elle tourna les talons pour se diriger vers le petit étang, tandis que son ami rejoignait Sacha, comme toujours, qui s'exerçait avec son précieux Pikachu en riant aux éclats. La jeune fille avait fini par ne plus faire d'efforts pour cacher son animosité à son égard. Tout au plus avait-il le droit à un "bonjour" et à un "au revoir", mais c'était là le maximum de ses capacités.
Tout en alimentant les Poissirène, elle observa son reflet dans la mare. Régis avait raison, elle avait une tête à faire peur. N'ayant pas pris le temps de se coiffer, ses cheveux étaient emmêlés sur son crâne, rendus ternes et cassants par la fatigue. Le manque de sommeil avait également laissé d'autres marques, comme ses traits tirés ou les cernes qui se faisaient de plus en plus visibles sous ses yeux.
Une larme coula le long de sa joue, pour aller troubler l'eau calme. Elle eut pendant une seconde l'impression d'y voir sa vie. Tranquille, sereine, mais parfois agitée par une émotion externe qui la chamboulait plus qu'elle ne voulait se l'admettre. Elle aurait tant voulu que son ami l'aime encore, autant qu'il l'avait aimée autrefois. Elle aurait pu accepter, à contrecoeur mais quand même, de partager son affection, or celle-ci semblait désormais n'être plus qu'exclusive à Sacha.
Cassy balaya l'onde de ses doigts avant de se relever violemment pour poursuivre sa tournée. Elle termina, comme de coutume, par les Ponyta et les Galopa, afin de passer un peu de temps avec le sien. Il était allongé les pattes repliés sous lui dans le paddock, où elle le rejoignit. Elle se coucha contre son flanc, la tête posée à hauteur de son garrot. Elle aurait voulu pleurer, mais cela ne vint pas : sa peine était de par trop lourde à porter pour qu'elle en ait encore la force.
Elle caressa la robe aux couleurs chaudes et réconfortantes de son compagnon, le crin se faisant doux sous ses doigts. Il était finalement le seul ami fidèle qu'elle ait jamais eu, si elle exceptait Cynthia qu'elle regrettait au fond d'avoir quittée. Elle ne l'avait pas recontactée depuis son départ, et la Championne ne l'avait pas fait non plus. Elle devait penser que pour reprendre une vie normale, elle avait besoin de couper tout ce qui la liait à son passé. Au début, Cassy avait été reconnaissante de ce geste, qui commençait désormais à lui peser. Au moins aurait-elle pu parler à quelqu'un de temps à autre, se confier à une oreille attentive qui aurait pu la réconforter. A plusieurs reprises elle avait songé à l'appeler, mais elle ignorait où la joindre. A la Ligue ? Elle espérait qu'elle était toujours en compagnie de Léa, donc à arpenter les routes en vue des différents Concours qu'offrait la région Sinnoh.
La solitude, qu'elle avait un temps chéri, lui était devenue insupportable. Elle avait tant d'affection à offrir à Régis, qui n'en avait désormais que faire puisqu'il avait retrouvé celle de Sacha. Cela lui était douloureux de voir tout ce en quoi elle avait cru un jour s'effondrer sous ses yeux. Cette belle amitié, cette entité parfaite qu'ils constituaient à eux deux, tout ceci s'était envolé, emporté par le vent.
Même le Bourg-Palette, qu'elle avait considéré jusqu'à présent comme une terre d'accueil, son foyer qui lui avait offert une maison quand elle en avait eu besoin, lui paraissait bien fade. Elle comprenait à présent que si elle avait aimé ce modeste village, c'était plus pour le symbole qu'il représentait, témoin de sa relation qu'elle avait cru éternelle avec son ami. Sans cela, il n'était rien, il perdait tout son sens.
Cassy regrettait surtout plus que jamais d'avoir renoncé et de s'être détournée de son but. Elle avait cru trouver la paix en tournant définitivement le dos à son passé pour regarder son avenir qui commençait ici, au laboratoire, aux côtés de Régis, or elle n'était plus que devant un paysage flou qui, semblait-il, ne la mènerait nulle part. Elle s'était de son propre-chef engouffrée dans une impasse.
A force de méditer, ou plutôt au contraire de torturer son esprit qui souffrait déjà assez, la lassitude gagna la jeune fille. Elle lutta un moment, puis ce fut la fatigue qui l'emporta, aidé par le confort tiède du corps de Galopa contre le sien. Elle s'assoupit à l'instant même où ses paupières se fermèrent.
Après avoir passé de nombreuses nuits à vagabonder dans les limbes désertes, celles-ci avaient fini par disparaître, laissant Cassy tranquille. Pourtant, elles réapparurent sans crier gare. Mais cette fois-ci, quelqu'un s'y trouvait. La belle inconnue à l'apparence sauvage était de retour.
- Tu regrettes.
Ce n'était pas une question, mais une affirmation, et le ton était sans appel. Cassy fit un pas dans sa direction, s'attendant à la voir disparaître à tout instant, comme toujours lorsqu'elle avait cru se rapprocher, mais cela ne se produisit pas. Jamais elle n'avait été aussi près de son interlocutrice, quasiment à un bras de son corps nu.
- Pourquoi êtes-vous revenue après de si longs mois si c'est juste pour me dire cela ?
La femme étendit la main en direction de celle de Cassy. Elle tressaillit quand, pour la première fois, leur peau entra en contact. Les doigts qui relevèrent la manche de sa chemise étaient glacés, ce qui lui arracha un nouveau frisson. L'inconnue effleura le glyphe avant de plonger son regard dans le sien. Elle attrapa ensuite le bijou qu'elle portait autour du cou.
- Magnifique collier, susurra-t-elle avec un sourire sadique. Mais sa valeur serait sans doute moins grande s'il n'avait pas été offert par une personne bien particulière. Dis-moi, qu'est-ce que cela t'a fait de perdre celui pour qui tu as tout arrêté ?
- Vous n'avez pas le droit ! Je vous interdis...
- Arrête cela immédiatement. Je t'ai déjà dit de ne pas me donner d'ordres. Contrairement à ce que tu sembles penser, je ne te veux pas de mal. Après tout, la volonté de Giratina est telle que nous sommes quasiment deux soeurs. Il n'est pas encore trop tard pour te battre, Cassy, car tout ce que tu connais va bientôt basculer. Il fallait que je t'en avertisse.
Avec une expression mystérieuse, la femme lui tourna le dos avant de disparaître, laissant la jeune fille perdue au milieu des limbes, plongée dans l'incompréhension la plus totale.