Entre infini et au-delà
Le cœur de Kathy eut un soubresaut lorsqu'elle arriva, lancée au grand galop, au niveau des premiers champs. Les semences avaient séché, à défaut d'avoir été arrosées. Les voisins, qui s’en occupaient au début, avaient cessé de prendre soin de la ferme, songeant sans doute que c'était inutile puisque personne n'y reviendrait de sitôt. Heureusement, les troupeaux avaient suffisamment de quoi paître dans les prés pour ne pas mourir de faim.
La fillette, après avoir mis pied à terre, ouvrit la porte d'entrée dont elle avait conservé la clé au Centre Pokémon, rapportée de la maison par l'agent Jenny. Elle ignora le battant clos du salon, sur lequel étaient scotchées de longues bandes jaunes et noires qui en interdisaient l'accès. Elle ne put cependant retenir un tressaillement lorsqu'elle passa juste devant.
Elle emprunta l'escalier qui menait à l’étage, où se trouvaient les chambres, et pénétra dans la sienne. La pièce n'avait pas changé depuis la dernière nuit qu'elle avait passée à l'intérieur. Elle avait les mêmes murs beiges, les mêmes rideaux en dentelle, et la photo de famille était toujours posée sur la petite table de chevet fabriquée par son père. Quant à sa collection de poupées, elle trônait fièrement sur le rocking-chair.
Bien que la police ait déserté le Centre Pokémon, Kathy n’avait pas oublié leur principale crainte : que les agresseurs s’en prennent aussi à elle afin de neutraliser la dernière Granet, pour d’obscures motivations connues d’eux seuls. Elle n'avait donc qu'une solution pour laquelle opter si elle désirait se mettre à l'abri. Il lui fallait tourner le dos à son passé, au moins pour un temps, même si cela lui brisait le cœur. Cynthia avait raison. Elle devait rester en vie par tous les moyens si elle tenait un jour à retrouver ceux qui lui étaient chers ou, si c'était impossible, les venger.
Kathy sortit toutes ses affaires de la pièce, des habits au couvre-lit en passant par les jouets, et les transporta dans un vieux drap élimé jusqu’à la terrasse cimentée de la cuisine, où il arrivait autrefois à sa famille de déjeuner, lorsque le temps s’y prêtait. Les yeux de la fillette se gorgèrent de larmes en contemplant ces objets, vestiges de sa vie d’avant.
Elle se rendit ensuite dans la chambre de son frère, qui ressemblait plutôt à un laboratoire. Des tubes à essai remplis d'étranges substances, pour la plupart dangereuses ou inconnues, occupaient une grande partie des étagères et du bureau. Des livres jonchaient le sol, ouverts aux pages d'expériences qu'Eric avait dû tenter de reproduire ou de perfectionner. Veillant à ne rien déranger dans ce désordre organisé, Kathy s'approcha de l'armoire et en tira quelques vêtements.
Elle choisit les plus petits d'entre eux, contre lesquels elle troqua sa tenue. Son frère la dépassant d'une tête, elle dut malgré tout remonter les manches de la chemise blanche et retrousser le bas du pantalon en tissu. Elle se sentait étrangement mal à l'aise dans ces habits de garçon. Hormis en de rares occasions, pour monter Ponyta, Kathy n’avait jamais rien porté d’autre que des robes ou des jupes longues.
Luttant contre la nostalgie qui s’intensifiait à chaque seconde, elle s'empara du coupe-papier qu'Éric avait utilisé pour décoller les pages de la vieille encyclopédie posée à côté. En s’observant dans le reflet d'une fiole au liquide bleuté, l’enfant défit la natte que Cynthia lui avait tressée la veille et, attrapant son épaisse chevelure noire dans sa main libre, la trancha d'un coup sec.
Après avoir récupéré toutes les photos qui la représentaient et effacé toute trace plus ou moins subtile de son existence, y compris les cheveux qu'elle venait de couper, Kathy regagna la terrasse. Elle déposa les derniers fragments de sa vie ici sur le reste de la pile, après quoi elle alla chercher Ponyta, afin qu’il embrase le tout d’une unique Flammèche.
Pendant que son passé partait littéralement en fumée, la fillette entraîna sa monture en direction de l’écurie, où elle troqua sa selle d’amazone contre une autre, qui lui permettrait de s'installer à califourchon. Prenant appui sur une petite botte de paille, elle se hissa sur le dos du poney de feu.
Lancé au trot, Ponyta se dirigea vers les enclos, à hauteur desquels Kathy se pencha, la main tendue, pour ouvrir tous les verrous les uns à la suite des autres. Les barrières coulissèrent et les Tauros ne se firent pas prier pour s’échapper. Les Wattouat, plus prudents, mirent quelques secondes avant de leur emboîter le pas. Quand ils se décidèrent enfin, ce fut comme si un raz-de-marée de toisons crème s’abattait sur les champs alentour.
Kathy les suivit du regard durant un bref instant, tandis qu’ils piétinaient les semences desséchées et les mauvaises herbes qui avaient commencé à pousser, avant d’aller faire sortir les Écrémeuh de l’étable. Elle conclut en ouvrant la porte de la volière, d’où jaillit une horde d’Étourmi dans un puissant battement d’ailes.
Sur la terrasse, son enfance continuait à se consumer lentement. Les flammes avaient produit une épaisse fumée qui s’élevait haut dans le ciel. D’ici peu, elle serait visible depuis Mérolia, si ce n’était pas déjà le cas, et la police, constatant sa disparition, s’empresserait de se rendre sur place. Kathy n’avait donc plus une seule seconde à perdre.
Elle vérifia le contenu de la sacoche en cuir de sa selle, à l’intérieur de laquelle elle avait vidé les maigres possessions qu’elle avait décidé d’emporter. Les quelques vêtements pris dans l’armoire d’Éric étaient tassés au fond, presque entièrement dissimulés par les pokéball et le mouchoir offerts par Cynthia, la carte de Sinnoh craquée dans l’encyclopédie de l’agent Jenny, et son chapelet.
Elle s’accorda ensuite un dernier instant pour contempler les environs. La mélancolie lui enserra le cœur, tandis qu’elle se demandait si elle reviendrait un jour ici, sur cette terre qu’elle aurait souhaité ne jamais quitter.
Elle revoyait son père pêcher dans la rivière des Écayon sauvages que sa mère servait ensuite pour le dîner, avec un bon potage. Bien qu’elle ne puisse pas le distinguer de là où elle se trouvait, Kathy devinait, derrière la maison, le fil à linge où ils étendaient les lessives. Juste à côté, il y avait le petit potager d’Éric, qui lui permettait de cultiver les baies et les herbes nécessaires à la plupart de ses expériences. Grâce à un engrais de sa composition, les plantes y croissaient presque deux fois plus vite que la moyenne.
Ce paysage pourtant familier paraissait vide de sens aux yeux de Kathy. Il avait beau être le même, il semblait complètement différent, comme si tout ce qui faisait son âme s’était envolé en même temps que ses propriétaires. À l’instar de la fillette, il était abandonné, désolé.
À la seconde où elle tournerait le dos à cet endroit, Kathy n’aurait plus de foyer, elle qui n’avait déjà plus de famille. Elle était sur le point de partir vers l’inconnu, sans personne à ses côtés hormis son Ponyta, pourtant elle n’éprouvait aucune crainte, seulement des regrets.
Elle savait qu’elle n’avait pas le choix, qu’il ne lui restait que cela à faire. Puisqu’elle ne pouvait ni compter sur la police, ni se terrer indéfiniment au Centre Pokémon, elle devait prendre son destin en main. Cela nécessiterait le temps qu’il faudrait, mais elle finirait par comprendre ce qui s’était passé ici, et surtout pourquoi.
Elle avait beau avoir conscience des dangers auxquels elle s’exposait, sa détermination ne faiblissait pas. Qu’importe ce que la vérité pourrait lui coûter, elle en payerait le prix. Et s’il s’agissait de sa vie, alors tant pis. Après tout, ce n’était jamais que la dernière chose qu’elle avait encore à perdre.
Elle en avait d’ailleurs déjà laissé des pans entiers derrière elle. Elle n’était plus une sœur, plus une fille... Elle n’était même plus cette enfant innocente qui avait poursuivi un Cerfrousse dans la forêt. L’espérance et la naïveté l’avaient désertée, la rendant plus forte et plus dure que la douce et gentille Kathy qu’elle était autrefois.
Avec un peu de chance, cette évolution dans son caractère l’aiderait à aller au bout de ce qu’elle avait décidé d’entreprendre. Ici, sur les terres dont elle était la légitime héritière, elle en faisait le serment : elle lèverait le voile sur le mystère entourant la disparition de son frère et de ses parents.
Un bruit de sirène s’éleva, non loin de là, et Kathy sursauta, tandis qu’elle apercevait le scintillement de gyrophares bleus derrière les arbres. À ce vacarme qui venait de déchirer le silence paisible de la campagne se joignit un vrombissement de moto. L’agent Jenny arrivait, escortée par ses collègues. Les véhicules roulaient en direction du pont qui reliait la route au chemin de terre conduisant à la ferme.
Kathy s’interdit de paniquer. Il fallait qu’elle trouve un moyen de s’échapper, étant donné que la police bloquait l’unique direction qu’elle connaissait. Elle se tenait encore à hauteur des prés, désormais déserts, ce qui n’était pas plus mal. Les Écrémeuh, peu réactives, et les Wattouat, toujours groupés, empêcheraient l’équipe de l’agent Jenny de se déplacer aisément.
La fillette réfléchit à vive allure. Si elle s’enfuyait en coupant à travers les enclos, elle arriverait tôt ou tard dans un champ voisin, où l’un des fermiers ne manquerait pas de la remarquer. Un Ponyta flamboyant surgissant des tiges de maïs, cela ne passerait pas inaperçu. La police n’aurait donc aucun mal à suivre sa trace.
Un aboiement sonore pressa Kathy de trouver une solution, qui s’imposa d’elle-même. La forêt. C’était le seul moyen qu’elle avait de se soustraire à l’agent Jenny et aux Caninos que ses collègues étaient sur le point de lâcher pour flairer sa piste.
Cette idée ne l’enchantait guère. Non seulement elle s’était égarée la seule et unique fois où elle s’était enfoncée dans le bois, mais surtout, cela lui rappelait de très mauvais souvenirs. L’heure n’était pas aux lamentations, cependant. Elle devait essayer, sans quoi elle le regretterait.
Le fait de monter à califourchon et non plus en amazone lui offrait l’avantage considérable d’être bien plus à l’aise. Dans cette position, elle pouvait se dresser debout sur ses étriers, et ainsi pousser la vitesse de son pokémon à son paroxysme, sans être gênée par les secousses.
Kathy s’enfonça sous le couvert des arbres, où les aboiements continuèrent à se faire entendre, accompagnés par des cris humains. Elle s’efforça de prendre les chemins les plus escarpés, sautant par-dessus des troncs renversés ou se faufilant au milieu de plantes à l’odeur nauséabonde pour tenter de masquer celle de Ponyta, mais rien n’y fit. Les Caninos la suivaient toujours.
Quand son poney commença à fatiguer, elle songea que tout était perdu. Son allure faiblissait, au contraire de celle des chiens incandescents qui semblaient se rapprocher un peu plus à chaque seconde. Décidant de tenter le tout pour le tout, Kathy bifurqua brutalement pour repartir dans l’autre sens, parallèlement au chemin qu’elle avait tracé jusque-là. Les pokémon de la police ne réaliseraient peut-être pas immédiatement qu’elle n’avait pas continué droit devant, ce qui lui permettrait de reprendre un peu d’avance sur eux.
Cela parut fonctionner, car le son des aboiements s’estompa quelque peu. Kathy autorisa Ponyta à ralentir légèrement son rythme, sans quoi elle craignait de le voir s’effondrer d’épuisement. Il lui fallut un petit quart d’heure pour regagner la ferme, avec la satisfaction d’avoir semé ses poursuivants.
Elle émergea prudemment du bois, redoutant de se retrouver nez à nez avec des policiers qui seraient restés sur place, ou peut-être l’agent Jenny elle-même, mais il n’y avait personne. Avec un soupir de soulagement, Kathy en déduisit qu’ils avaient tous choisi de la suivre dans la forêt.
Elle remonta jusqu’au pont le chemin de terre qui sinuait entre les glèbes, passa devant les véhicules de la police et s’engagea sur la route. Alors que la ferme s'apprêtait à disparaître définitivement de son champ de vision, la fillette se tourna dans sa direction pour lui adresser un dernier signe de la main, qui avait des airs d’adieu. Comme pour se convaincre elle-même, elle murmura dans un souffle, la voix gorgée de larmes :
— Je n'oublierai jamais, quoi qu'il arrive. Je me souviendrai toujours de vous.
Kathy mit ensuite un petit coup de talon dans les flancs de Ponyta pour qu'il suive la voie qui s'offrait à eux, celle de l’inconnu.