Entre infini et au-delà
Les agents de police étaient partis depuis un long moment. Kathy était parvenue à se détendre et pensait désormais avec un peu plus de clairvoyance. Elle réfléchissait à la situation, tâchant de relier les évènements entre eux, même si cela était compliqué.
— Infirmière Joëlle ! s'exclama le plus grand des adjoints en faisant irruption dans le commissariat. Allison m'envoie chercher l'enfant. Je dois lui poser plusieurs questions au sujet de l'affaire, si vous l’estimez en état de répondre, et si possible la ramener sur les lieux du crime. Puisqu'elle connaît l'endroit, elle sera la mieux placée pour repérer des éléments potentiellement suspects.
— Ce n'est pas à moi qu'il faut demander ça, répliqua la soignante, mais à elle. Katharina, est-ce que tu te sens capable de coopérer avec la police ou est-ce que tu préfères rester un peu tranquille ?
La fillette secoua la tête. Elle n'avait aucune envie de retourner à la ferme, pas après ce qu'elle y avait vu, mais elle n'avait pas vraiment le choix. Si cela pouvait aider sa famille, il fallait qu'elle surmonte sa peur et qu'elle suive cet homme.
— S'il vous plaît, murmura-t-elle néanmoins, ne m'obligez pas à remettre les pieds dans le salon.
Elle avait l'impression que l'image de la pièce était restée collée à sa rétine. Jamais Kathy n'oublierait ce spectacle d'horreur et elle ne le supporterait pas si elle devait le contempler une seconde fois.
— Nous en parlerons avec l'agent Jenny, d'accord ? En attendant, j'ai songé que tu aurais peut-être besoin de ça, indiqua l'adjoint en désignant une robe jaune pastel juchée de dentelle. Nous avons fouillé toutes les pièces de la maison. C'est bien à toi, non ?
Kathy acquiesça et le remercia d'une voix à peine audible, après avoir jeté un coup d'œil à sa tenue en lambeaux. L'infirmière Joëlle l'escorta jusqu'à un bureau désert, probablement celui de l'agent Jenny elle-même, et la laissa seule le temps de se changer.
Quand l'enfant ressortit, une poignée de minutes plus tard, elle avait une apparence un peu plus convenable, à l'exception de ses cheveux en bataille. La dirigeante du Centre Pokémon lui adressa quelques mots d'encouragement, qu'elle accompagna d'une caresse bienveillante, auxquels Kathy répondit par un simple signe de tête reconnaissant.
Elle suivit le policier hors du commissariat, devant lequel une moto les attendait. Avec précaution, il l'aida à s'installer dans le side-car où il boucla sa ceinture, avant de poser un casque sur sa tête et des lunettes sur son nez. Une fois qu'ils furent fin prêts, l'homme démarra.
Le trajet, bien que court, fut particulièrement pénible pour Kathy qui, au ras du sol, avait l'impression de respirer toute la poussière de la route. Elle aurait préféré effectuer le chemin sur son Ponyta, mais à cause du calmant que lui avait administré l'infirmière Joëlle, ses muscles étaient légèrement cotonneux. Jamais elle n'aurait pu monter, sans parler des brûlures dont elle souffrait aux jambes.
L'agent Jenny, en entendant le bruit brinquebalant émis par le véhicule, vint à leur rencontre. Elle les attendait de l'autre côté du petit pont de pierre qui marquait l'entrée de la propriété des Granet. Un ruban de terre étroit le reliait à la maison, mais la moto ne s'aventura pas jusque là-bas. L'adjoint s'arrêta au niveau de sa supérieure.
— C'est très courageux à toi d'avoir accepté de venir, déclara la femme une fois que Kathy eut été libérée du side-car.
La fillette s'abstint de souligner qu'elle aurait préféré rester à Mérolia et que, loin d'être brave, elle n'avait suivi le policier que mue par la conviction que cela pouvait avoir son importance vis-à-vis des siens.
— J'ai besoin de t'interroger dans le cadre de l'enquête, poursuivit l'agent Jenny. Tu veux bien ?
Kathy répondit par l'affirmative, tout en se demandant comment elle allait pouvoir prononcer des phrases complètes. Elle ne s'exprimait quasiment que par bribes, depuis son arrivée au commissariat, et formuler des propos plus longs nécessitait un effort considérable.
— Tes parents ont-ils des ennemis ? Des gens qui leur en voudraient pour une raison ou pour une autre ?
— Non. Ils... Ils s'entendent bien avec tout le monde, je crois, informa Kathy en s'appliquant à respirer entre chaque mot. Ils font du commerce avec les villageois et des échanges avec les fermes alentours. Cela se passe toujours très bien.
— Et ton frère ? Que peux-tu me dire sur lui ? Quel âge a-t-il ?
— Il s'appelle Éric et il a quinze ans. Il ne parle pas beaucoup, mais il est très intelligent. Il lit énormément, alors il connaît plein de choses.
— Hmm... Je vois. Il n'y a rien qui a attiré ton attention, récemment ? Comme... Je ne sais pas. Un détail inhabituel ? Un comportement étrange ? La présence d'inconnus ?
— Non, rien du tout.
— Et maintenant ? Est-ce que tu remarques quoi que ce soit d'anormal, ici ?
Tout en l'interrogeant, l'agent Jenny l'avait entraînée en direction de la maison, que Kathy balaya du regard, à l'instar des environs. Il n'y avait rien qui lui paraissait sortir de l’ordinaire dans ce décor familier. Elle serra les dents lorsque, la prenant par l'épaule, la policière la fit entrer à l'intérieur. Elle n'insista cependant pas quand l'enfant refusa tout net de pénétrer dans le salon. Cette pièce mise à part, l'habitation était exactement telle que Kathy l'avait laissée avant de partir se promener dans les bois avec Ponyta.
De retour dehors, l'agent Jenny la pria de patienter le temps qu'elle s'entretienne avec ses collègues, non sans lui avoir assuré que son adjoint, prénommé Yann, la ramènerait au Centre Pokémon tout de suite après. Kathy se dirigea donc vers l'enclos des Wattouat et s'assit en équilibre sur la solide barrière en bois, que son père avait fabriquée de ses mains.
Malgré la distance et les bêlements des pokémon, la fillette perçut des fragments de la conversation des policiers. Ils s'exprimaient d'une voix rapide, professionnelle, même si celle de l'agent Jenny trahissait une certaine émotion.
— Je n'ai jamais vu un cas pareil, déclara-t-elle. Ces gens semblaient mener une vie paisible et les dires de l'enfant concordent avec ceux des voisins : ils étaient plutôt discrets, mais toujours cordiaux et bienveillants. Il ne peut donc pas s'agir d'un règlement de compte.
— Ni d'un vol. Ils ne devaient pas rouler sur l'or, et Roger a trouvé une boîte pleine de bijoux dans la chambre parentale. Personne n'y a touché.
— De simples cambrioleurs n'auraient de toute façon eu aucun intérêt à faire disparaître la famille, encore moins avec une telle sauvagerie.
— S'il s'agit d'un meurtre, pourquoi avoir pris la peine de cacher les corps en laissant tout ce sang ? Et s'il s'agit d'un enlèvement, comment expliquer un pareil carnage ?
— Je crois que c'est la question qui nous rend tous perplexes, admit l'agent Jenny. Il va falloir effectuer des recherches, tenter de trouver des cas avec un modus operandi similaire. Plus nous aurons d'informations à notre disposition et plus nous serons à même de comprendre ce qui s'est passé ici.
Kathy perçut le manque de conviction dans l'intonation de la policière. Ils n'avaient en réalité aucune idée du sort qu'avait subi sa famille, ni de la façon dont ils allaient s'y prendre pour les retrouver, si tant est qu'ils soient toujours vivants. Une boule obstrua sa gorge et, l'espace d'une seconde, elle crut qu'elle ne parvenait plus à respirer.
Des larmes brillaient dans ses yeux lorsque Yann se dirigea vers elle pour la reconduire près du side-car. Elle le suivit d'un pas lent, sans prononcer un mot et sans lâcher le sol du regard. Ils avaient presque atteint le véhicule quand elle aperçut un nuage de poussière, de l'autre côté du pont, soulevé par un van.
Il s'arrêta en bordure du chemin et une femme en descendit. Les cheveux blonds vénitiens, bouclés, elle était très mince et surtout très grande, une impression accentuée par la combinaison noire moulante qu'elle portait. Elle tenait du matériel sous son bras, notamment des bouteilles d'oxygène et une paire de palmes. Un Mustébouée bondit à côté d'elle.
— Escouade aquatique, annonça-t-elle à Yann en dévoilant un badge que Kathy n'eut pas le temps de voir. Nous sommes venus de Littorella aussi vite que possible. C'est cette rivière qu'il faut passer au crible ?
D'un geste, elle désigna le torrent, et le policier lui répondit par un hochement de tête affirmatif, avant de lui conseiller de s'adresser à l'agent Jenny pour plus de détails. La femme porta deux doigts à ses lèvres pour émettre un sifflement strident, au son duquel surgirent trois Musteflot. En file indienne derrière leur évolution, ils lui emboîtèrent le pas.
Yann aida une nouvelle fois Kathy à monter dans le side-car. Il avait l’air gêné et ne cessait de jeter des regards anxieux en direction de la nouvelle venue, qui discutait désormais avec la policière, ses pokémon formant un arc de cercle autour d’elle. La fillette tendit l’oreille pour tenter d’écouter ce qu’elles se disaient.
— Le courant est fort, estima la femme. Je vais faire mon possible, mais m’est avis que s’il y a des cadavres, ils auront été emportés. Si c’est le cas, je ne vous cache pas qu’il sera extrêmement difficile de les retrouver, parce qu’ils peuvent tout aussi bien déjà être au large.
Ces paroles soulevèrent le cœur de Kathy, qui se sentit soudain nauséeuse. Par réflexe, elle se pencha par-dessus le rebord du véhicule, bien qu’elle ait l’estomac vide, n’ayant rien avalé depuis le petit-déjeuner. Yann la retint par l’épaule au moment où elle manqua de basculer et l’aida à se rasseoir.
— Ce n’est pas... commença-t-il avec l’air de quelqu’un qui cherche ses mots avec soin. C’est une simple procédure, par laquelle il nécessaire de passer lorsque quelqu’un disparaît. Ça ne signifie pas que les tiens sont morts, juste... Disons qu’il ne faut écarter aucune piste.
Kathy l’écouta, sans vraiment se laisser convaincre. Elle savait que Yann tentait surtout de la rassurer, et elle le soupçonnait de ne pas penser une seule des phrases qu’il venait de prononcer. Ils avaient vu le salon, tout comme elle, et ils devaient certainement songer qu’il n’y avait que peu d’espoir, voire aucun, de retrouver les Granet vivants.
En dépit de son apparente fragilité lorsqu’elle avait fait irruption au commissariat, Kathy n’était ni sotte ni naïve, et elle estimait être en droit de connaître la vérité concernant sa famille. C’étaient ses parents, son frère qui avaient disparu. Elle ne voulait pas qu’on la berce d’illusions dans l’unique but de la ménager.
Elle s’apprêtait à ouvrir la bouche pour le dire à Yann, mais celui-ci ne lui en laissa pas l’occasion. Il lui enfonça le casque de sécurité sur la tête et enfourcha la moto, dont il fit rugir le moteur. Kathy ne put que se retourner pour jeter un dernier regard à sa ferme, qu’elle vit s’éloigner en même temps que sa conviction de retrouver un jour ses proches.