Derkomai's Mask

Chapitre 36 : La crise des Dahlias jaunes

8230 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 01/09/2024 20:25

Lui qui était toujours le premier à s’endormir, cette fois Sacha avait tout le loisir de sentir Serena se pelotonner contre lui au fur et à mesure que la nuit progressait. Les pieds froids de la jeune fille se réchauffaient contre son ventre, son sommeil agité jusqu’à ce qu’elle glisse son nez dans le creux de son cou. Était-ce ainsi toutes les nuits ? Dormaient-ils toujours si proches dans leur nid de coussins ?

Il jeta un coup d’œil aux lits qui les entouraient avec l’impression désagréable qu’on l’épiait. Sacha grogna, c’était à cause de Brice qu’il avait passé le reste de la soirée la boule au ventre et qu’il se retrouvait bien incapable de dormir, à compter les minutes qui le séparaient du matin, du moment où Serena téléphonerait… à qui au juste ? Elle ne pouvait pas appeler les centres pokémons au hasard en espérant qu'une infirmière lui dirait « Sacha ? Oui, il a fait halte chez nous cette nuit, je le préviendrai de votre appel dès qu'il sera levé ». Cela prendrait trop de temps, d'autant plus qu'elle n'avait aucune idée de la région où il pourrait être.

Eh oui, Sacha lui-même ne savait jamais où sa prochaine aventure le mènerait donc difficile pour ses amis de le retrouver à moins qu'ils contactent... Sa mère ? Bien sûr, sa mère, et même si Serena ne connaissait pas son numéro, elle pourrait toujours appeler l'éminent Professeur du Bourg Palette. Plus qu'à espérer que celui-ci trouverait une brillante excuse au fait que le dresseur au Pikachu soit trop occupé pour répondre à son amie de Kalos.

Le matin, déjà le matin. Un soupir contre sa nuque, une main qui glissait contre son torse, les orteils qui se reculaient avant de revenir précipitamment sur les écailles. Il ferma les yeux, feignant le sommeil pendant que Serena se débattait pour en émerger. Peut-être qu'elle renoncerait, que la chaleur des ailes suffirait à la retenir, à l'empêcher de partir à la recherche du dresseur qui n'existait plus.

- Hum... c'est vrai, Sacha, entendit-il soupirer.

La respiration du métamorphosé s'accéléra pendant qu'elle écartait avec précaution les ailes qui la couvraient. Une idée, une décharge, une idée, décharge, idée, vite, vite, vite ! Elle devait venir avant que Serena se lève, ou bien avant qu'elle mette ses chaussures, ou encore avant qu'elle s'éloigne... Plus le temps de réfléchir !

- Dracau, fit-il mine de se réveiller.

La jeune fille trébucha et s’empressa d’expliquer :

- Je me dépêche de passer mon coup de fil et je te prépare ton petit déjeuner juste après.

- Cauuuu, gémit-il une main sur le ventre.

- Tu ne peux vraiment pas attendre ?

- Feu.

Soupir de la dresseuse.

- D’accord, d’abord ton petit déjeuner et ensuite mon coup de fil.

Petite victoire pour Sacha mais il sentait bien qu'avec son ventre noué, il ne gagnerait qu'une dizaine de minutes, peut-être moins vu la fumée qui s'élevait déjà de la casserole. Du lait, des croquettes, au moins il n'y avait plus ces horribles crèmes « hyperprotéinées, hypercaloriques » au goût chimique.

- Tu es sûr que tout va bien ?

Sacha but d'une traite son lait pour taire les soupçons et le regretta aussitôt lorsque les glouglous de protestation menacèrent de remonter. Lentement, il saisit une croquette entre ses griffes, certain qu'il devrait abandonner ici même à moins qu'il trouve une idée de génie. Et justement...

- Dis donc, tu as un sacré appétit ce matin, remarqua la jeune fille.

Alors. Idée de génie n'était peut-être pas tout à fait le terme approprié, quant à dire que c'était une bonne idée... Disons que brûler la nourriture d'un Lance-Flammes dans votre œsophage, bien que très efficace, n'était pas forcément ce que vos voies digestives appréciaient le plus. Dans tous les cas, cela lui permit de tenir jusqu'à ce que les autres pokémons se réveillent et quémandent aussi leur collation du matin. Et voilà, une heure de gagnée. Bravo ! Félicitation ! Quel beau lot de consolation !

- Tu veux m'aider pour la vaisselle ? Tu n'es pas obligé tu sais, tu peux aller t'amuser avec les autres, proposa la dresseuse.

- Dra, insista le monstre.

Bruit d'une assiette éclatant au sol.

- Vraiment, ça ne me prendra que quelques minutes et j'ai l'impression que tu n'es pas encore très réveillé alors...

- Dracau.

Chant d'un verre brisé.

- Hum, Dracaufeu, je sais que tu veux m'aider mais je pense que j'irai plus vite si...

Bol en porcelaine pulvérisé.

- ...

- Caufeu.

- Je crois que ça suffit comme ça, dit-elle en lui retirant une tasse des mains.

- Dracau ? fit-il semblant de ne pas comprendre.

- Laisse cette assiette tranquille !

- Caudra, dracau, refusa-t-il.

- Dracaufeu, je compte jusqu'à trois et si à trois tu n'as pas... DRACAUFEU !

Excédée, elle poussa le reptile hors de la cuisine sans plus chercher à comprendre d'où lui venait sa folie sanguinaire contre la vaisselle. Mais il est quand même étrange ce matin, vraiment très étrange, pensait-elle entre chaque coup de balais.

- Dracau ? entendit-elle une petite voix au loin.

- Non, je ne suis pas fâchée, soupira-t-elle. En revanche, j'aimerais bien que tu m'expliques pourquoi... Qu'est-ce que tu caches derrière ton dos ?

- Dra ? Cauuuuu dracau.

- Et où est mon sac ?!

- Drrrra... Feu.

- Ecoute, j'ai quelque chose d'important à faire ce matin et je n'ai pas le temps de jouer...

Elle fronça les sourcils en voyant les écailles de son pokémon pâlir et soudain, ce qu'avait dit Brice lui revint en mémoire :

- C'est le fait que j'appelle Sacha qui te gêne ?

- Dra, nia-t-il en détournant la tête.

Le problème d'être la mère adoptive d'un gros dragon de feu : c'était déjà problématique avec Brice, alors qu'est-ce que ce serait avec Sacha.

- Je t'assure que c'est quelqu'un de bien et je suis certaine que tous les deux vous deviendrez très vite amis, vous vous ressemblez tellement après tout.

Elle ramena sa main contre son cœur et mordit sa lèvre, se promettant d'arrêter ce genre de remarques.

- Allez, viens, je vais te le présenter.

- Dra ! recula-t-il.

Elle lui attrapa la main et le força à la suivre, dessinant dans sa tête un petit plan de discussion : d'abord dire bonjour, puis présenter Dracaufeu puis...

- Ah ! Te voilà enfin ! entendit-elle crier. La dresseuse de ce…

- Pandespiègle, souffla l’infirmière.

- Oui c’est ça, de ce petit Pandespiègle mal élevé.

Un homme de la soixantaine se tenait devant le comptoir de Joëlle et vu comment le panda s’était réfugié derrière Serena, elle craignait que les accusations du nouveau venu soient fondées.

- Qu’est-ce que tu as fait Pandespiègle ? murmura-t-elle.

Mais l’homme avait l’ouïe fine et il se fit un plaisir de répondre à la place du coupable :

- Il se trouve qu’hier ton petit monstre a escaladé ma clôture, saccagé mon jardin, et blessé mon pokémon, ça fait beaucoup tu ne trouves pas ?

"Et j’ai appris Poing Glace" compléta le monstre d’une petite voix.

Il sentit tous les regards se poser sur lui. Il n’avait pas le choix ! Aucun bambou dans cette forêt et puis il avait trouvé ce jardin avec en plus un pokémon capable de lancer des attaques psy : la « bénédiction » pour illuminer sa branche de bambou.

- Tu as escaladé une palissade ? Avec ton genou ?! s’écria Serena en lui tirant l’oreille.

- Je te signale qu’il y a plus important ! gronda l’homme. Et si tu ne veux pas qu’on règle ça chez l’agent Jenny, tu as intérêt à réparer les dégâts de ton pokémon.

- On va s’en occuper ce matin même ! dit-elle dans une courbette. Mais si vous pouviez me laisser un peu de temps pour…

- Je veux que mon jardin soit comme neuf d’ici ce midi, donc tu n’as pas une minute à perdre.

Serena lança un regard désespéré vers les visiophones à quelques mètres d’elle, mais elle comprit vite que cela ne ferait qu’enrager d’avantage le bonhomme si elle s’entêtait. Ainsi, elle remit son appel à plus tard et suivit son geôlier sans remarquer le large sourire du faux-pokémon. Sourire qui atteignit presque les cornes du monstre lorsque Serena, percluse de douleurs et pressée par Brice, quitta la ville en oubliant l’existence des visiophones. Elle aurait même pu passer le reste de la journée à ne plus y penser si le dresseur de Massko ne l’avait pas défiée dans un match pokémon en milieu d’après-midi. Mais voilà, Brice était un passionné de combat tout comme l’était Sacha et c’était peut-être la seule chose que Dracaufeu acceptait venant du garçon : un combat.

- Tu n’es pas dedans, remarqua le dresseur.

- J’ai oublié de lui téléphoner, avoua-t-elle. Bloque-le avec Danse-Flammes !

- Ah mince… Ce sera pour la prochaine ville. Lame feuille !

- Envole-toi ! Je n’ai plus le choix de toute façon. Tu as une idée de quand on l’atteindra ? Dracaufeu utilise… Dracaufeu ? Qu’est-ce qui arrive à ton aile ?

Sacha grimaça, il ne pensait pas qu’elle le remarquerait et il avait presque réussi à tout enlever ou brûler. Mais il restait encore quelques épines entre ses écailles et s’il ne dirait pas que c’était douloureux, cela n’en restait pas moins gênant quand il volait.

- Brice, désolée mais on s’arrête là. Dracaufeu, montre-moi ton aile.

- Caufeu, caudra, voulut-il la rassurer.

- Ne discute pas.

Brice observa le dragon étendre son aile, aussi crispé que quelqu’un qui devait rendre un mauvais rapport.

- Depuis quand tu as ça ? demanda-t-elle face aux écailles légèrement plus sombres autour des épines.

- Cau, accusa-t-il sans remord le garçon au bonnet.

- Et pourquoi tu ne l’as pas dit plus tôt ? On aurait pu demander à Joëlle de te les enlever.

- Drrrraaa, plaida le monstre.

La jeune fille se tourna vers son sac et en tira une pince à épiler. Les yeux du faux-pokémon se rétractèrent face à l’instrument de torture.

- Tend ton aile et ne bouge pas.

- Dra ! refusa-t-il.

- Je ne peux pas te laisser comme ça et… reviens ici ! Dracaufeu, je ne plaisante pas !

Le pokémon s’était envolé à toute allure et maintenant seules les plaines d’argiles savaient où il s’était caché.

- Eh bien, siffla Brice, je savais que les dracaufeus n’aimaient pas qu’on leur touche les ailes mais là…

- Il ne me fait toujours pas confiance pour ça, regretta-t-elle.

Brice posa une main encourageante sur l’épaule de la jeune fille et lui demanda :

- Dis-moi Serena, est-ce qu’on t’a déjà chatouillée ?

La dresseuse recula. Quel mauvais coup le garçon préparait alors qu’il levait les mains ? Mais il se contenta de plisser et déplisser ses doigts comme s’ils étaient des griffes.

- Pourquoi tu t’éloignes ? Tu ne me fais pas confiance ?

- Pas vraiment.

Le garçon fit la moue et soupira :

- Tu as cassé mon exemple, mais bon. Je suppose que Dracaufeu n’a aucun problème quand c’est lui qui touche ses ailes ou quand il a décidé de les diriger vers quelqu’un ou quelque chose, je me trompe ?

Il épousseta son sac et le remit sur ses épaules, prenant son temps pour ajuster les lanières.

- Réfléchis-y.

- Brice !

Le garçon interrompit son pas, lui qui était prêt à partir retrouver le dragon, c’était raté.

- Ce sera plus simple si on se sépare, expliqua-t-il.

- Tu penses que tu t’en sortiras si tu te retrouves face à lui sans moi ?

- J’ai assez de nourriture dans ce sac pour l’amadouer et c’est un peu de ma faute ce qui arrive. Je ne veux pas que tu croies que je suis le genre de gars à ne pas assumer ses responsabilités.

- Ce n’est pas juste « un peu » ta faute, lui rappela Serena. Et assumer les responsabilités de quelque chose qu’on n’aurait pas dû faire…

- Je sais, ça ne me rachètera pas. Mais ce n’est pas pour autant que je vais juste m’assoir et te laisser te débrouiller.

Serena ne put s’empêcher de pouffer face au côté fanfaron du garçon. Il avait ce côté bon enfant qui lui rappelait Sacha et c’était agréable de lui parler, quand il ne faisait pas ses plaisanteries douteuses.

- Si tu es décidé, se laissa-t-elle convaincre. Mais je te préviens, il est assez difficile en nourriture donc tu ferais mieux de ne pas trop compter sur ce que tu as dans ton sac.

- Laisse-moi deviner : il ne mange que ce que tu lui donnes ?

- Pas tout à fait, admit Serena. Il ne mange que ma nourriture pokémon, par contre si c’est quelque chose destiné aux humains...

- D’accord, je commencerai par mes sandwitchs.

Sur ces bonnes paroles, Brice partit de son côté, se hâtant au milieu des talus d'ocre jusqu'à être certain d'être à bonne distance de la dresseuse pour appeler son Kirlia.

- Tu peux le retrouver avec tes pouvoirs psychiques ?

Le pokémon n’eut aucun mal à le guider. Le dragon se cachait à l’ombre d’un monticule au milieu des asperges sauvages, du thym et des buissons rabougris par le soleil. Brice faisait de grandes enjambées pour éviter les fleurs piquantes qui minaient le chemin, attirant l’attention du reptile qui plaqua ses ailes contre la terre rouge.

- Pas de panique. Serena m’a déjà expliqué que tu n’aimais pas…

- Cau.

- Que tu détestais qu’on te touche les ailes, et je suppose que c’est encore pire si ce n’est pas elle.

Le métamorphosé se détendit un peu, Brice pour une fois semblait se comporter de manière raisonnable.

- Je suis quand même étonné que tu réagisses aussi mal. J’ai vu d’autres dracaufeus s’en sortir bien mieux que toi, et ils n’étaient pas aussi proches de leur

dresseur que tu ne l’es avec Serena.

Il n’était pas les autres dracaufeus, il n’était même pas un dracaufeu tout court ! Et la manière dont il sentait le toucher de la jeune fille à travers ses ailes c’était juste… Ce n’était pas douloureux, mais un mélange entre effrayant, électrisant et attrayant.

- C’est difficile, pas vrai ? Parce que c’est au-delà de la confiance, c’est accepter qu’elle devienne une partie de toi, l’accepter elle tout entière.

Sacha tritura ses doigts, les écailles se gorgeant de rouge pendant que Brice approchait et lui donnait un coup de coude amical.

- Tu es fragile mon vieux. Beaucoup trop fragile pour un pokémon.

- Dra, admit le métamorphosé.

Tout ce qu’il se passait avec Serena était si nouveau et différent, on ne pouvait pas lui en vouloir de se sentir parfois (très souvent) dépassé. Brice lui fit un sourire complice et lui tendit son sandwich. Un présent que le métamorphosé accepta non sans un grondement méfiant.

- Il est bon ?

Sacha prit une nouvelle bouchée. Sa queue balayait calmement les herbes sèches et ses grognements satisfaits donnèrent confiance au garçon pour s’approcher. Le métamorphosé jeta un coup d’œil pour vérifier qu’il n’essayait pas d’atteindre ses ailes, Serena lui avait déjà fait le coup, mais Brice se contenta de lui tendre un autre sandwich.

"Merci."

Brice s’assit et observa le monstre, triturant un brin de luzerne pour s’occuper le temps qu’il finisse.

- Tu veux qu’on rejoigne Serena ?

- Cau…

- Je ne te cacherai pas qu’effectivement, elle ne compte pas lâcher l’affaire, s’amusa-t-il de voir la mine dépitée du dragon.

- Caudracau.

- Mais j’ai peut-être une idée si tu tiens à tout prix à ce qu’elle n’y touche pas.

- Dracau !

Sacha était tout ouïe et Brice faisait tourner son bonnet autour de son doigt. Il dodelina de la tête comme s’il hésitait à transmettre l’arcane secrète à ce jeune apprenti.

- Tu le répèteras à Serena ?

- Cau ! jura Sacha la main levée sans avoir vraiment écouté.

Brice laissa la force centrifuge emporter son couvre-chef avant de le rattraper d’un geste vif en plein vol.

- Dis-lui que tu es humain, et tu verras qu’elle ne t’approchera plus jamais.


***


Il sait. Le vrombissement dans sa tête étouffait tous les bruits. Il sait ! Un flux tendu de terreur qui le court-circuitait. Il sait ! Il sait ! Il sait ! La nuée insatiable piaillait et dévorait la moindre pensée.

Un claquement de doigt sous son nez. Sacha releva la tête, le corps droit et raide, l’esprit toujours engourdi. Depuis quand ? Ses poumons écrasaient son souffle, son cœur se congestionnait de sang et sa voix pendait dans sa gorge.

- J’ai bon ?

Un nouveau pouls contre les épines. Son aile irritée, l’œdème invisible qui pulsait et la chaleur qui se diffusait au reste du corps refroidi. Highway to Hell chantait la douleur en comprimant sa conscience. Vite et fort. Depuis quand savait-il ? Vite et fort. Un jour, deux jours à moins qu’il n’ait compris depuis le début. Vite et fort. Ce n’était pas ce « quand » là qui importait. Sacha se ranima. Le « quand » il dirait tout à Serena ne devait jamais trouver réponse. Il mordit le bord de sa langue anesthésiée, le goût du sang ravivant son existence.

- Draaa, Dracau ? nia-t-il.

L’innocence de ces mots tachés de sang. Brice leva un œil contrarié et déçu vers le dragon.

- C’est vrai que c’est un peu fou.

- Cau, caufeu, confirma le métamorphosé.

- Et si je demandais à Serena ! s’exclama-t-il. Surtout… qu’est-ce qu’elle disait déjà ? Ah oui, que tu étais un pokémon étrange.

Le faux pokémon se recroquevilla sur lui-même pendant que Brice fouillait dans son sac.

- Pas juste étrange, mais un pokémon étrange.

Les mots roulaient sur la langue du garçon, souriaient contre ses dents et triomphaient sur le dragon. La bête dominée, le dresseur n’eut aucun mal à glisser une tablette entre ses griffes.

- Je ne parle pas le dracaufeu. Donc, j’attends de toi des mots compréhensibles.

Il tapotait l’écran du doigt, sa bonne humeur dégoulinante dans chaque vibration.

- Tu en es capable, non ?

- Feu, nia le faux-pokémon.

Le garçon retira son bonnet comme on le ferait à une messe ou à un enterrement. Cela tombait bien, Sacha n’aspirait en ce moment qu’à être enseveli sous le marbre.

- Tu as fait des erreurs Dracaufeu. Et si pour l’instant j’ai fait pencher la balance en ta faveur… Tu ne veux pas l’essayer ?

Le besoin d’obéir au dresseur comprimait sa conscience humaine. Il pressa le bouton, attendit, l’écran s’obstina dans sa noirceur.

- D-Dra ?

La voix du monstre n’était plus grave et forte. Elle était le couinement du reptile effondré au sol, des épines plein les ailes et le nez déchargeant sa douleur.

- C’est fait pour écrire, pas pour jouer, lui expliqua Brice.

Sacha trouva le fin stylet caché sur le côté. A peine extrait de son antre qu’il glissait et disparaissait dans l’herbe. Le métamorphosé scruta le sol avec la même hébétude qu’un homme ivre. A moitié concentré, à moitié inconscient, persuadé qu’il réussirait.

- Détends-toi mon vieux ! dit Brice d’une tape amicale dans le dos. Je ne vais pas te manger, en fait il y aurait plus de chance que l’inverse se produise.

Il lui avait coupé le souffle avant de le lui rendre. Était-ce pour cela que le garçon n’avait encore rien dit, par peur des représailles ? Sauf que Sacha n’en serait jamais capable à moins… Brice pouvait le croire, il pouvait croire que sous cette peau de pokémon se cachait un monstre capable de le réduire en cendre s’il ne tenait pas sa langue.

Dans un regain d’espoir, le métamorphosé étendit ses ailes, gronda, fit même mousser un peu de bave le long de ses lèvres tel un pokémon galvanisé par le pokérus.

- Tu crois que Serena ne se rendra pas compte si… dit Brice en tranchant sa gorge du pouce et en tirant la langue. Je ne pense pas qu’elle voudra garder ce genre de pokémon avec elle, à moins que ce soit aussi le sort que tu réserves à ta chère dresseuse et là j’ai du souci à me faire.

Aussi brillante fut la perche qu’on lui tendait, Sacha refusait de la saisir tant elle le dégoûtait.

- Dracau, dracaudra !

- Je te l’ai déjà expliqué, je ne comprends pas très bien le dracaufeu, se moqua le garçon.

Sacha observa l’empreinte de ses griffes, inquiet d’avoir abimé la machine jusqu’à ce que lui vienne le vague souvenir de sa mère lui achetant un nouveau jouet pour éviter qu’il ne gâche plus de papier à dessiner des pokémons. L’ancien humain appuya sur le bouton et Ta-dam ! l’écran était à nouveau vierge. D’accord, c’était comme ça. Du plat d’une griffe, avec précaution et délicatesse, il imprima de nouvelles marques sur le tableau.

- ‘Je lui dirai que tu es parti’

Les pattes de mimitoss firent sourire le dresseur.

- Tu diras que l’odeur c’est du Gruikui ayant utilisé Flammèche ? A Unys pourquoi pas, mais à Hoenn… Non, mon vieux, si tu commences le travail, il faudra le finir.

Sacha tressaillit, sa queue dressée par le stress et son dos se spasmant au niveau des ailes. Soit Brice cachait bien sa peur, soit il ne croyait pas une seule seconde que le monstre puisse lui faire du mal. Que faire alors ? Une devise, un rire diabolique ? Allons, il avait affronté la Team Rocket tous les jours depuis son voyage, il devrait bien pouvoir en tirer quelque chose !

- D-Dra… Dracau, dracaudr…

- La tablette, rappela le garçon.

Le métamorphosé observa l’objet, réfléchissant à ce que dirait James dans cette situation avant de se rappeler que Jessie avait plus le profil de la vraie méchante… ou bien la moins clown des trois bandits.

- ‘Si tu es prêt à tester’

Sacha observa son message, y ajouta un point d’exclamation et fier de lui le présenta au garçon. Mais Brice, loin de s’effrayer mis sa main devant ses lèvres pour apaiser un rire.

- D’accord, tant mieux même. Mais si on arrêtait de plaisanter pour que tu m’expliques comment tu t’es transformé.

- ‘Je ne plaisante pas’

- Moi non plus Dracaufeu. Moi non plus je ne plaisante pas. Tu ne lui feras pas de mal, pas la moindre égratignure et j’en suis plus que ravi.

- Dr…

- Au pire, j’ai mes pokémons avec moi et bien que je ne doute pas de ta puissance, tu ne m’auras pas en un coup. J’aurai le temps de fuir, avec quelques brûlures peut-être, mais qu’importe. Je pourrai rejoindre Serena, je pourrai tout lui dire. Pourquoi ne pas éviter ça ? Pourquoi ne pas, le plus simplement du monde, répondre à mes questions. Je te promets que ce ne sera pas long.

- ‘Promets que tu ne lui diras rien’

Sans hésiter, le garçon leva la main et posa sa main contre son cœur tout en déclarant avec ferveur :

- Je le jure.

Brice avait retrouvé le stylet et le tendait au monstre, un sourire amical et réconfortant quand il demanda :

- Alors mon pauvre ? Comment tu t’es retrouvé dans la peau d’un pokémon ?

- ‘Un masque’

- Qui ?

- Dra ?

- Qui te l’a donné ?

Brice avait mis ses mains dans ses poches, mais ses épaules tremblaient.

- ‘Le professeur Edivo’ Il hésita avant d’écrire en plus petit : ‘il me l’a pas vraiment donné’

Il perçut une pointe de déception chez le dresseur qui tapotait sa tempe du bout de l’index.

- Donc tu l’as volé ?

- ‘NON !’ Sacha avait écrit trop gros et il se dépêcha d’effacer les lettres capitales pour inscrire sa défense : ‘J’ai voulu le rattraper pour éviter qu’il se brise et il m’est tombé dessus’.

- Tombé dessus ? Et tu t’es transformé comme ça, juste parce qu’il t’est tombé dessus, par pur hasard ?

Non, pas du tout, Sacha avait bien évidemment fait exprès de se retrouver dans cet état. Bravo Brice, quel génie !

- Comment tu t’appelles.

- ‘Sacha Ketchum’

- Jamais entendu parler.

- ‘Finaliste de la ligue de Kalos,’ se vexa l’ancien dresseur.

- Donc pas une seule ligue de gagnée ?

Il disait ça comme si c’était facile. Mais qu’il attende un peu d’avoir participé à sa première ligue pour critiquer.

- Enfin, peu importe. Dis-moi pourquoi Serena n’est pas au courant à ton sujet.

Les griffes du monstre crissèrent. Pouvait-il évoquer Arthur sans l’accord de la principale concernée ? ll ne mit pas longtemps à décider que non.

- ‘Reprendre confiance en elle. Première fois qu’elle participe aux concours.’

- Mais elle a déjà obtenu deux rubans. Je pense que ton objectif est largement accompli.

- ‘Pas redevenu humain.’

- Et… ?

Sacha se crispa et même s’il effaça plusieurs fois sa réponse, c’était la vérité :

- ‘Abandonner le Grand Festival pour m’aider’

Le garçon se désintéressa vite de la tablette pour triturer l’élastique de son bonnet.

- Tout de même, j’ai du mal à comprendre. A ta place je ferais tout pour retrouver mon corps, d’autant plus si la seule chose qui me retient est que mon amie pourrait possiblement louper une saison de concours. Et puis, soyons honnête, est-ce que c’est vraiment impossible de trouver un accord pour qu’elle continue son voyage pendant que toi tu cherches un moyen de reprendre ta forme normale.

Ce que Brice disait était ce que Sacha avait prévu dès le début. Mais en fin de compte, est-ce que sa présence aiderait vraiment l'archéologue ? Le métamorphosé se doutait déjà de la réponse et il préférait donc rester ici plutôt que d'être inutile là-bas.

- De quoi tu as peur au juste ?

- D-Dra ?

- Pourquoi quand je te parle de redevenir humain tu as l’air plus effrayé qu’intéressé ?

Sacha toucha son visage. Qu’est-ce que Brice racontait ? Il voulait retrouver son corps, évidemment qu’il voulait retrouver son corps ! Et ensuite qu’est-ce que tu feras ? lui murmura un vieil ami. Ses yeux, sa gorge lui faisaient mal, comme s’ils bouillaient. Ce qu’il ferait ? Une fois redevenu dresseur, il pourrait continuer à revisiter Hoenn avec Serena. Non, Sacha, non, je te demande ce que tu feras après.

- Je vais la prévenir.

Brice remit son bonnet sur sa tête sans se préoccuper des pupilles réduites à des lames de rasoir.

- Dra ?

- Quoi ? Tu ne pensais tout de même pas t’en tirer comme ça ?

Sacha cligna des yeux, toute sa matière grise se dégonflant et l’abandonnant à un hein ? béat. Brice haussa les épaules, nullement affecté par la détresse du monstre.

- Tu ne pouvais pas profiter d’elle éternellement.

- ‘tu avais PROMIS’

- Les promesses sont faites pour être brisées mon vieux, grandis un peu.

Le faux-pokémon crissait des dents. Qu’est-ce que ça pouvait lui faire ? Qu’est-ce que ça pouvait lui faire s’il restait un peu plus longtemps son pokémon ?!

- ‘Je ne peux pas la laisser’

- Ah oui ? Pourquoi, dis-moi ? Pour dormir avec elle, la toucher, profiter de la vue pendant qu’elle prend son bain à côté de son innocent pokémon ?

Du bout de la queue à la pointe des ailes, le faux pokémon tremblait. Il ne s’était jamais abaissé à ça, il avait toujours… c’est vrai qu’il y avait eu quelques accidents quand elle décidait de finir de s’habiller dans la chambre. Sauf qu’il ne s’amusait pas à la regarder ! Oui, peut-être écarquillait-il les yeux quelques secondes, mais il ne les gardait pas grands ouverts !

- C’était plus facile de l’approcher en pokémon, pas vrai ?

Le cœur de Sacha se serra, la voix du garçon se déformait, se lissait de courbes plus enfantines. C’est toujours plus facile avec les pokémons, c’est pour ça que tu les préfères aux humains. Une pokéball et c’est ami pour la vie, avec toi pour toujours !

- ‘Protéger’

Brice haussa un sourcil, cette fois permettant au dragon le bénéfice du doute :

- De qui ?

- ‘C’est à Serena de t’en parler’ gribouilla-t-il rapidement. ‘Si elle le veut,’ ajouta-t-il en plus grand.

- J’y comptais bien, murmura le garçon en arrachant la tablette des mains du dragon. Mais si elle est vraiment en danger, tu ne crois pas qu’il y a plus compétent pour veiller sur elle ?

Sacha entrouvrit la bouche sans réussir à parler. La réponse était simple pourtant : Arthur avait réglé ses comptes là-haut et depuis plus rien, pas le moindre petit membre de la Team Aqua pour finir le travail. En fait, Sacha n’était même plus sûr que ces comptes aient vraiment existé. Mais pourquoi alors ? Pourquoi l’idée qu’elle découvre qui il était le mettait si mal à l’aise !

Tu ne seras plus son pokémon.

"Attends," marmotta Sacha.

Son petit sourire moqueur, les épis de son bonnet qui brunissaient sous le soleil pendant que ses pas l’emmenaient loin du dragon. S’en souvenait-il à présent ? De ce chaud été au Bourg Palette, de Régis qui du haut du monticule raillait : Attrape-moi si tu peux !

"Attends !"

Il avait compris, Régis avait compris au décours d’une simple pique, une petite remarque dont il n’aurait jamais imaginé la douleur qu’elle provoquerait. Tu aimes vraiment beaucoup les pokémons. Assez pour continuer de les chercher quand tous ceux de sa classe étaient à l’anniversaire de la petite Gabriella. Mais ce n’était pas le moment d’y repenser quand toutes griffes dehors, il plongeait vers Brice.

Bien sûr, oublie Gabriella, oublie le fait qu’elle a donné le carton d’invitation à moi (moi qui n’étais même pas dans votre classe, même pas dans votre école !) et pas à toi. Cours après les pokémons pour l’oublier !

"Tais-toi !"

L’éclat vert qui frappa sa tempe fut une bénédiction, la douleur une absolution, lui qui à présent roulait le long de la pente, tombait…

- NON !

Le métamorphosé releva péniblement la tête, ses yeux salis par la terre ne lui permettait de distinguer que la forme du garçon à genou, la main tendue vers lui comme s’il avait voulu le rattraper.

- Non…

Un cri, un murmure, Sacha ne savait s’il l’avait rêvé ou non. Son crâne l’élançait et malgré tous ses efforts, le faux-pokémon ne faisait que retomber le nez dans la poussière.

- C’est fini maintenant… Fini ! Tu entends !

"Attends-moi," supplia-t-il.

Encore aveugle, il se releva, poursuivit celui qui se moquait, celui qui savait que Sacha était bien incapable de le rattraper. Non Sacha, non, tu ne cherches pas à les rattraper. C’est toi qui les fuis. C’est toi qui, obnubilé par tes chers pokémons, ne cherche pas à rester avec eux. Il trébucha, tomba sur son aile enfonçant encore plus les épines dans les nerfs.

"Serena…"

Son maigre cri glissa dans le vallon sans réussir à franchir la moindre colline. Était-elle au courant à présent ? Criait-elle son prénom (Sacha !) dans ces plaines sans fin ? Que feras tu quand la pokéball se brisera ? Hagard, Il boitait au milieu des arbres chétifs, de l’herbe rabougrie. Une ombre, une empreinte dans cette terre si étrange qui se disloquait sous ses pieds, ce désert qu’il avait cru laisser derrière lui.

"Reviens."

Le sable enrayait ses cris, grippait sa voix, lestait ses gémissements. Seul, perdu, épuisé des ondulations de ce paysage à la fois vivant et désolé. La pokéball Sacha, ta pokéball. Mais il voulait rester, être avec Serena, que ce soit humain ou pokémon, que ce soit Sacha… Ne pleure pas, oh s’il te plait ne pleure pas.

S’assoir à l’abri, replier ses ailes pour s’y cacher, pour ne plus l’entendre. Ce n’était pas juste le désert, Sacha le comprenait à présent qu’il s’enlisait, sombrait, étouffait.

"Non, non, c’est faux, c’est faux, c’est faux."

Vraiment ? Alors vas-y ! Redeviens humains ! Montre-moi ce que tu feras quand tout ce qui vous unira se résumera au même lien qui unissait ton père et ta mère.

Voilà, voilà ce qu’il advenait quand le torrent imbibait le sable ! Il ne devenait pas une terre fertile, ni un sol lisse et résistant, mais bien des sables mouvants, un mélange visqueux et difformes qui engloutirait celui qui s’y était aventuré. Et personne, absolument personne ne viendrait le…

- Je t’ai trouvé.

Un murmure de l’autre côté des ailes. Sacha voudrait rester immobile, se contenter d’attendre sous le soleil, vivre dans cet été éternel. Tant qu’il ne bougeait pas, tant qu’il ne se débattait pas, il ne risquait pas de sombrer, de disparaitre, ou du moins cela se ferait bien plus… Lentement, il ouvrit les ailes pour la voir, pour que des milliers de questions naissent et meurent jusqu’à ce qu’il n’en subsiste plus qu’une seule dans son âme noyée :

Qui ? Qui as-tu retrouvé cette fois ?


***


Elle ne se préoccupait pas de la terre salissant sa robe quand elle s’agenouilla face à lui. Serena voulait des réponses et elle les voulait ici et maintenant. Le faux-pokémon déglutit, accablé par les iris d’où ruisselaient reproches et incompréhension.

- Tu… Je n’arrive pas à comprendre pourquoi… Brice…

Elle s’arrêta, prit une grande et longue inspiration le temps de rassembler ses pensées pour lui avouer :

- Brice m’a tout raconté.

Ses entrailles se tordirent jusqu’à l’ischémie lui arrachant une grimace de douleur. Libre d’être à nouveau lui-même, ce n’était pourtant que de la colère qu’il éprouvait. Il l’imaginait si bien retrouvant Serena (Où est Dracaufeu ?) et Brice avec son petit sourire, le ton posé et calme, qui d’une phrase et d’une seule phrase (Dracaufeu ? Voyons Serena, il n’y avait aucun Dracaufeu là-bas, il n’y a même jamais eu de Dracaufeu tout court.) précipitait le monstre dans le ravin. Les flammes s’échappaient comme le sang d’une blessure, les écailles vibraient dans un dernier râle, la colère dernière lueur d’une flamme agonisante.

- Y compris la partie où tu l’as menacé, ajouta-t-elle.

Crève imposteur, crève ! Les lèvres se retroussèrent d’avantage, les crocs saillirent pour former un terrifiant et menaçant… Sourire ? Un sourire de renoncement et de résignation qui pris au dépourvu la jeune fille.

- Alors c’est vrai, tu es vraiment…

Elle tremblait, ses mains se crispaient sur sa robe, il s’attendait à ce qu’elle soit surprise, pas que son visage s’abime comme si on venait de la frapper.

- Pourquoi ?

Sa voix vola contre l’ouïe du monstre, ronde et fragile, comme une bulle de savon. Sacha crut la sentir frémir, la fine surface malmenée par la pression, tendue à l’extrême.

- Pourquoi tu ne m’as rien dit ?

La bulle éclata. Elle implorait, les yeux levés vers lui, les mains jointes près de son cœur. Non, non elle se trompait. Il ne lui cachait rien, il ne voulait rien lui cacher parce qu’il avait toujours eu l’intention de lui dire.

- Dra…

S’il avait eu plus de temps, si Brice ne s’en était pas chargé à sa place, elle aurait compris. Que c’était pour elle, pour l’aider et éviter qu’elle ne sacrifie son rêve pour lui et finalement se retrouve seule à pleurer, à le détester. C’était pour ça, c’était pour ça qu’il devait continuer de l’encourager, continuer de lui rappeler :

"N’abandonne pas Serena. Tu ne dois pas abandonner."

Des grognements difformes, un frémissement hydatique qui se larvait dans ses poumons, sa rate, son foie et son cœur. Il y avait toujours été en vérité, bien enkysté dans les tissus, dans cet hôte accidentel mais pourtant délicieux.

- Je… On va trouver une solution, je te le promets.

L’abcès creva dans un borborygme répugnant, une vomique chocolat au goût salé lui donnant la nausée. Oh… si seulement on lui avait accordé plus de temps pour se préparer, ponctionner le pus, stériliser les cavités. Mais à présent il fallait pallier au plus pressé : tousser, cracher, régurgiter les parasites qui s’étaient multipliés, cycles après cycles.

- Je peux… Je vais t’aider.

Ce qui aurait dû l’achever, le fissurer tout entier, curieusement se rétracta. Ces yeux bleus, ce poison azolé, il le sentit diffuser en lui, paralyser ce qui le blessait. Cependant, autre chose le maintenait, l’obligeait à se maintenir. La pokéball Sacha. Une petite seringue de noradrénaline qu’on lui injecterait pour resserrer ses artères et empêcher sa tension de chuter en-dessous du point critique, artificielle mais tellement efficace. Tu as vu son pouvoir sur les pokémons, sur ces amis qui jamais ne t’abandonneront grâce à elle. Le métamorphosé écarquilla les yeux, sa bouche s’ouvrant et se refermant, sans voix. Et à présent que c’est toi qu’elle a capturé…

- Tu as vraiment si peu confiance en moi ?

Il émergeait à peine de son choc qu’il sentait sa vie à nouveau en danger. Pas de neige ici, mais Sacha craignait qu’elle trouve vite de quoi la remplacer. Il épia les mains de la dresseuse, certain qu’elle lui jetterait à la figure quelques fleurs de thym, mais à la place elle les leva pour lui caresser la joue.

- Drarrraaa ? s’étrangla-t-il.

Alors, oui, c’était devenu habituel entre eux parce qu’il fallait bien qu’il joue de temps en temps son rôle de pokémon. Sauf qu’il avait toujours imaginé que cela disparaitrait à la seconde où Serena apprendrait qu’il était humain. Après tout, quand ils voyageaient à Kalos, elle ne lui avait jamais caressé les cheveux, ou gratouillé l’arrière des oreilles, ou même étreint au point de frotter sa joue contre la sienne.

- Cau-cau-caudraaaaa ?!

Mais visiblement, Serena ne s’en formalisait pas plus que ça, pas du tout même vu comment ses doigts parcouraient la nuque du dragon.

- Peut-être ton évolution qui a précipité les choses.

- Dra… CAU ?! Dracaudra, dracau ?

Il avait repoussé les mains de la jeune fille. C’était surtout Brice qui avait précipité les choses, et bon sang pourquoi continuait-elle de le caresser comme ça ?

- Eh bien tu sais pour…

- Dra… ?

La jeune fille zieuta autour d’elle, montrant enfin un signe de malaise avec ses joues rosies. Pas cramoisies comme l’étaient les écailles du reptile en ce moment mais bien d’un rose pâle et fade.

- Ne me dis pas… Que tu ne comprends pas ce qui t’arrive ? demanda-t-elle éberluée.

Sacha pencha la tête sur le côté et fronça les reliefs qui lui servaient de sourcils. En savait-elle plus que lui au sujet de sa transformation ? Et vu comment elle le dévisageait ça semblait être grave, très grave même.

- Dr-Dra, déglutit-il.

L’étonnement de la jeune fille redoubla et elle vérifia à nouveau autour d’elle qu’il n’y avait personne pour les épier.

- Alors ce n’était pas qu’une impression, tu as vraiment du mal à comprendre ton corps, murmura-t-elle.

Sacha vérifia sa queue, ses écailles qui avaient repris un teint normal sous la panique et ses ailes. Mais rien, il ne voyait pas ce qui clochait encore avec son corps, si évident que même Serena s’en était rendue compte.

- Dracau ? la supplia-t-il de lui expliquer.

Elle baissa la tête et entremêla ses doigts, puis expliqua d’une petite voix :

- Si tu as mué, c’est en quelque sort, parce que, ce que tu ressens…

Le faux pokémon vérifia à nouveau ses écailles avant de se traiter d’idiot. Elle ne faisait bien évidement pas allusion à la mue qui toucherait un Arbok, bien que c’était étrange d’utiliser ce terme. « Changer », « métamorphoser » ou « transformer », par contre « muer »… Serena aimait-elle les jeux de mot ? Au moins si elle en faisait, c’était qu’elle ne s’inquiétait pas trop pour lui et ne lui en voulait pas. Enfin, pas comme si elle avait des raisons de lui en vouloir, pas vrai ?

- C’est parce que tu es en chaleur, admit-elle.

- Dra… Cau ? répéta-t-il.

Evidemment qu’il était en chaleur, c’était tout le principe d’un dracaufeu : pokémon flamme, capacité spéciale brasier. DracauFEU, on ne faisait pas plus clair et évident.

- Oui c’est… Tu sais bien, tu cherches une partenaire.

La tête de Sacha lui tournait. C’était Serena sa partenaire et dresseuse, et il ne comptait pas se faire capturer par qui que ce soit d’autre.

- Fais un effort, supplia la jeune fille.

Elle tira son navi-map de sa poche et tapota rapidement dessus. Le faux pokémon voyait toujours trouble quand elle lui montra la photo qui l’avait motivée à choisir le concours de Refville.

- C’est une réserve de dracaufeus. Je me disais qu’il y aurait une chance pour qu’on y retrouve ta famille, mais tu pourras peut-être aussi y trouver une gentille dracaufeu avec qui tu voudras fonder une famille. Même si je ne tiens pas à être grand-mère tout de suite, finit-elle avec un sourire crispé.

Le visage de Sacha explosa de rouge. De toute évidence, si Brice n’avait pas parlé de la métamorphose, il avait toutefois trouvé une punition mille fois pire. Et Sacha ne se voyait pas expliquer que même s’il aimait beaucoup les dracaufeus, il n’avait pas du tout ce genre de projet avec eux.

- Tu n’as pas à avoir honte ! Même si je n’y connais pas grand-chose à vos histoires d’amour, je reste ta dresseuse et je ferai tout mon possible pour t’aider.

C’était déjà suffisamment gênant quand sa mère voulait lui donner des conseils sans que Serena ne s’y mette ! De toute façon il n’y comprenait rien à toutes ces histoires, même quand il s’agissait de Serena. Enfin, ce n’était pas la question de si Serena ou non, c’était juste… Voilà, il ne se voyait pas du tout, mais alors pas du tout…

- Dr…

Les écailles de ses bras avaient rougi, sa flamme caudale tout comme l’intérieur de ses ailes gonflés du sang chauffé par son cœur en ébullition. Des sentiments que jamais il n’avait ressenti étant humain, des émotions qu’il avait cru perdre quand Brice s’était éloigné.

- Dracaufeu ? le désigna-t-elle de son faux nom.

Un sourire se forgea malgré lui sur ses lèvres. Combien de temps durerait-il avant que Brice ne décide de le tordre ? Pour l’instant, au moins…

- Cau, caufeudra, la remercia-t-il.

- Je préfère ça, se réjouit-elle. Et si tu veux mon avis, pour avoir toutes tes chances, il est important de ne pas avoir d’épines dans les ailes, conseilla-t-elle en tirant la pince de sa poche. Je sais que tu trouves ça désagréable, mais c’est juste un mauvais moment à passer avant de se sentir mieux.

Malgré l’aspect menaçant de l’objet, Sacha sentait un doux ronflement gonfler dans sa gorge. Il ne bougea pas quand elle approcha, lui offrant même son bras pour qu’elle puisse s’appuyer et extraire les aiguillons.

- Ça va toujours ?

- Dra.

- Hum ?

Ses griffes effleuraient le ruban, sa main noyée dans les cheveux, sa queue enroulée autour des hanches de la jeune fille. Pourquoi l’avait-elle embrassé ce jour-là ? Tellement faible.

- Qu’est-ce que tu…

Pensait-elle qu’ainsi ils seraient certains de se retrouver, que cela deviendrait un serment indestructible entre eux : cette pression contre ses lèvres qui s’était estompée si vite. Fragile, éphémère, Sacha ne comprenait pas comment elle avait pu y croire. C’est tellement plus faible que le lien qui unit un dresseur à son pokémon. Mais, en cet instant, il était prêt à l’exhumer, le raviver. Et si cela fonctionnait, si cela suffisait…

- Dracaufeu… s’étrangla-t-elle.

Il frôla sa joue de ses écailles, chatouilla son cou de son souffle et peut-être même sentit-elle les crocs glisser contre sa peau. Elle poussa un petit cri de surprise quand, les hanches bloquées et sa tête retenue par les griffes acérées, les lèvres du dragon s’approchèrent, leur chaleur palpitant à quelques centimètres de sa bouche haletante. Il ne va pas… Il ne va tout de même pas…

Il plongea, le cœur de Serena se figea… Les lèvres moites, son esprit papillonnait encore sur les écailles quand le reptile ressortit son nez du sac, un petit panier serré dans ses mâchoires.

- Ah…

Elle l’observa reculer, ouvrir avec précaution la boîte en osier sans plus faire attention à elle. Non, bien sûr que non il n’allait pas… Elle sentit un rire de soulagement secouer sa poitrine sans pour autant réussir à le faire sortir. J’y ai vraiment cru ? Dracaufeu, mon pokémon, essayer de… Désolée Serena, mais tu n’as pas aussi bon goût qu’une profiterole, se moqua-t-elle de sa propre bêtise. Elle pouffa, quoique cela ressemblait plus à un croissement rauque :

- Ne mange pas tout.

Et Sacha ravageait la pâtisserie sous ses dents, lestait de crème sa langue brûlante. Ton père l’a compris trop tard, mais toi tu l’as appris dès le début.

Sucré, chaud et tendre, si seulement il avait osé, cela aurait pu être si sucré, chaud et tendre.

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