SPARROW - Le Monocle de Clairvoyance

 Le vieux fort de Nassau se situe au nord de New Providence, dans un territoire sauvage, jungleux et peu fréquenté, à l’inverse du port et de la ville de Nassau. Il a été construit par des marins portugais, ayant jadis voulu prendre le contrôle de ce territoire. Hélas pour eux, ils ont été contraints de quitter l’île, à cause de sa trop grande fréquentation pirate. Les insulaires n’ont jamais voulu exploiter le fort, qu’ils ont jugé trop fragile, trop isolé, et sans intérêt. Quand l’opportuniste Pedro Noriega est venu s’installer à Nassau, il a immédiatement été conquis par l’île. Quand il a entendu parler de ce fort, il a eu l’idée d’aménager une salle de réception dans son sous-sol, pour organiser des ventes aux enchères privées, afin de mettre en vente ses lots les plus inestimables.

   Cette nuit, Pedro organise la vente la plus importante de sa vie entière, car il a réussi à mettre la main sur un objet légendaire, l’une des trois pièces de la « Triade de l’Absolu », le Monocle de Clairvoyance. Bien que nombreux de ses lots aient une très grosse côte, c’est le monocle qui fait se déplacer certains des hommes les plus riches, et influents du monde entier. Parmis cette armada de ducs, de lords, de princes, ou de simples nobles, se trouvent six convives bien différents des autres… deux amiraux, un commodore, un négrier et deux pirates. Ils sont les derniers à rejoindre le fort. Ils sont les derniers à rejoindre le fort, les autres participants ayant été accueillis plus tôt par l’antiquaire, qui ne voulait pas mêler les deux groupes. Seulement, sur les deux pirates qu’il attendait sur la plage indiquée, une ne s’est pas présenté, tandis que l’autre est arrivé… à pied, et par la jungle.

- Je n’en reviens pas qu’on t’ai relâché Beaver, une ordure de ton espèce devrait croupir dans la plus affreuse des geôles, peste l’amiral Windsor à l’homme qui vient de les rejoindre.

- J’ai purgé ma peine, mon amiral ! J’ai été libéré en bonne et due forme ! Hurle celui-ci.

- Pour reprendre tes activités dans la foulée, tu es au courant que si l’on te rattrape, tu n’échapperas pas à la pendaison ?

- AHAHAH mais de quelles activités tu parles ? Je suis un charpentier moi, pas vrai Noriega ?

- Tu es bien des choses Greg ! En tout cas, du temps que tu continues de m’acheter du bois, tu es un ami, répond l’antiquaire.

- AHAHAH ! Tu es bien le seul espagnol que je connais qui se lève avant dix heures du matin avec un barreau en fer dans le slibard, tu es un homme Pedro, un vrai ! déclare le fameux « Greg ».

   Greger Berg, « The Mad Beaver » (Le Castor Fou). Voilà un pirate autour duquel ne gravite aucune zone d’ombre. Excentrique, et doté d’un égo surdimensionné, il raconte son histoire à tous ceux qu’il rencontre. Il est né dans le nord de l’Europe, en Suède. La Suède est un pays qui vit principalement du commerce de bois, tant sa surface est recouverte de forêts. Greger a grandi avec son père, un bucheron, et a commencé à travailler le bois depuis l’âge de quatre ans. Instable mentalement, et très violent pour son âge, sa famille, dans le besoin, a décidé de se séparer de lui en le vendant à une riche famille Normande. Les choses n’ont fait qu’empirer là-bas, il ne s’est jamais intégré à la culture Française, et passait son temps à rouer de coups ses camarades de classe, tant sa carrure et ses aptitudes au combat étaient supérieures à la moyenne. Cependant, vivre au bord de l’océan a fait naître une passion chez le jeune Greger… les bateaux. Né avec la hache à la main, il s’est vite démarqué des charpentiers Français, pour devenir très jeune l’un des artisans les plus demandé du milieu. Lassé de la France, il s’en est allé travailler pour l’armée britannique. Il est à l’origine de nombreux systèmes de construction navale encore utilisés par les anglais. Tout allait bien pour lui, jusqu’au jour où une altercation ait eu lieu avec un commodore, mécontent du travail effectué sur son bâtiment. Greger le raconte lui-même, ceci l’a mis hors de lui, et il a tué le commodore à mains nue, en l’enchaînant d’un nombre incalculable de coup de poings, réduisant son visage en bouillie, sans même se fouler la moindre phalange. Il a pris la fuite une heure après, à bord du fameux navire dont sa victime se plaignait, un navire qu’il avait appelé « The Ark » (L’arche). Après ce jour, on le considéra comme un criminel de première augure, sa tête a été mise à prix par la marine anglaise. Surnommé « The Beaver » (Le Castor) pour son talent d’artisan charpentier, et son affinité spéciale avec le bois, c’est depuis ce jour qu’on colla un adjectif à son nom : « The Mad » (Le Fou).

   Arrivé à Cuba, sa prime faisant de lui un fugitif sur les mers, Greger a été qualifié de « pirate », même si les trésors et la richesse ne l’intéressent que très peu. Ses seules activités illicites sont le pillage de bois, la construction, et la vente de pièces, ou de bateaux entiers. Il a construit des navires pour beaucoup de grosses têtes des Caraïbes, mais aucun n’arrive à la cheville du sien. Il améliore sans cesse son « bébé », avec son équipage qui lui voue une fidélité hors du commun. Tous de simples voleurs, criminels, où vagabonds, il récupère tout homme qui n’a rien à perdre, et prend soin de former chacun d’eux à la charpente navale. Il est devenu, en vingt ans dans le Nouveau Monde, l’un des pirates les plus influents et respecté de tous. Personne ne construit mieux que le Mad Beaver et ses hommes. Personne ne sort vainqueur d’un affrontement en mer contre la forteresse navale qu’est le « Beaver’s Ark » (l’Arche des Castors) !

- Tu fanfaronnes beaucoup, Greger Berg. Il n’empêche que je t’ai arrêté, et que dieu sait à quel point je regrette de ne pas t’avoir tué quand tu étais à genoux devant moi ! S’agace Wyatt, la voix chargée de regrets.

- POUAHAHAH ! Tu m’as eu dans un bar espèce de lâche, alors que j’étais saoul comme un âne ! De bon espions, voilà tout ce que t’as ! Si on s’était croisé en mer, j’aurais fabriqué une poulie avec tes boyaux, amiral de mes deux ! Lui répond Greger, hilare.

   En effet, c’est l’amiral Wyatt Windsor qui a eu le mérite d’arrêter le Mad Beaver dans une taverne cubaine. Informé que, tellement triste et honteux d’avoir brisé le bras de l’un de ses matelot dans un élan de colère, à cause du mauvais alignement d’une poutre, Greger Berg a quitté seul son navire pour réquisitionner un bar, et en vider le stock d’alcool deux jours durant… Greger est quelqu’un qui se fait facilement emporter par ses émotions, peu importe leur nature. Il considère ses compagnons comme ses propres enfants, et l’amour qu’il leur porte est à la hauteur des punitions qu’il leur inflige

- Tu as profité que je sois au fond du trou pour me cueillir, et me faire passer trois ans dans un putain de cachot ! Mais tu ne t’attendais pas à ce que mes relations avec ton amiral en chef s’améliorent à ce point. POUAHAHAH ! D’ailleurs gamin, toi là, le petit commodore. Pour cacher un traumatisme, je te conseil de serrer le poing bien fort, et de respirer avec le ventre, tu auras l’air détendu… lance Greger à Liam Henry.

   Celui-ci est surpris, et très mal à l’aise face à cette remarque, car persuadé de s’être remis son échauffourée avec Suleyman. Il ne répond pas, et Greger reprend.

- … tu sais que c’est ton Engulfer à deux francs qui m’a valu ma libération ?! Des plans contre la liberté ! Tout le monde pompe le dard de vos menuisiers, et de vos charpentiers, mais ce navire, c’est le mien ! AHAHAH Disons qu’il n’est pas trop mal, fallait un truc propre pour qu’on m’libère, je pensais pas qu’on le confierait à un bleu comme toi, avec tes joues roses là… tu sais que t’es mignonne ! Je n’ai pas croqué un p’tit agneau comme toi depu…

- Ça suffit ! Interpelle Pedro, d’un ton mesuré.

   Il craint que ses convives ne s’entretuent avant même d’arriver au fort.

- Ne vous en faites pas monsieur Noriega, je ne répondrai pas à ces puériles provocations, je suis là pour tenter d’acquérir le monocle, et c’est seulement sur ce terrain que nous nous affronterons ce soir, tous ici présents, répond calmement le commodore Henry.

- POUAHAHAH ! Je n’en ai rien à faire du monocle, petit con… Noriega ! Est-ce que tu as bien la preuve que tu possèdes ces deux tonnes de teck ?! Grogne Greger.

- Oui, je l’ai. Je te la montrerai une fois au fort, ne te fais pas de soucis pour ça. D’ailleurs, pourquoi ne pas être venue en bateau sur la plage que je t’ai indiqué ?

- Parce que je n’en ai rien à faire qu’on sache que je suis-là. Je suis un « pirate », comme ils aiment m’appeler. Pourquoi un pirate devrait cacher sa venue sur cette île de galapian ? Si tu crois que j’ai quoi que ce soit à craindre, tu te fourres le doigt dans l’oignon mon pauvre ! Je te parie que les insulaires sont tous en transe devant la Beaver’s Ark, et que mes mousses ont déjà dénichés les meilleures putains de la ville ! Pourquoi, ça pose un problème ?

- Non, non. Aucun problème Greg… réponds Pedro.

- Alors en route bande de dégénérés ! POUAHAHAH ! Hurle Greger devant la moue dubitative de Ludwig Botman.

   L’huissier marche en tête de peloton, aux côtés de Pedro. Il pensait avoir tout vu en termes de prestance, au contact d’hommes comme Wyatt ou Suleyman, mais voir le Mad Beaver en chair et en os, c’est… autre chose. Il mesure bien dix centimètres de plus que les deux autres. Son regard est plutôt comique, il pourrait presque donner le sourire. Mais quand on connait le personnage, cet aspect comique devient presque… horrifique. Ses cheveux sont en bataille, et si sales que leur blond naturel n’a presque plus d’éclat. Sa mâchoire est carrée, mais bombée par la graisse, et fournie d’une grosse barbe pleine de miettes. Sa carrure est impressionnante, il est gras, mais pas gros. Il a l’air aussi solide qu’un mur de roche. Le plus impressionnant chez lui ? Ses mains. Leur paume ont presque muté, elles ne sont pas constituées de peau, mais uniquement de corne sèche, et grise. Leur taille est ridiculement disproportionnée, il semble pouvoir recouvrir deux visages avec une seule d’entre elles…

   Sur le chemin, Greger continue de fanfaronner, et de raconter tout et n’importe quoi. Il se moque ouvertement de Suleyman, de Liam et de Wyatt. Suleyman lui, marche derrière le groupe, il a l’air cloitré dans ses pensées. Étonnement, Stuart Owen marche à ses côtés, bien que les deux hommes aient manqué de s’étriper, il y a moins de dix minutes de cela. Au fond, ils se ressemblent un peu, et apprécient même chose : le silence et la tranquillité. Pedro Noriega et Ludwig Botman discutent des dernières magouilles administratives et trésorières de la vente. La nuit tombe lentement, et les vents deviennent redoutables, une fine pluie chaude se met à tomber. Marcher devient pénible, mais après vingt bonnes minutes, Pedro Noriega, et son groupe, distinguent enfin le vieux fort de Nassau…

   La bâtisse est imposante, mais délabrée. La nature a totalement reprise ses droits sur les lieux, des lyères sauvages servent de tapisserie aux vieux blocs de pierre. Au premier coup d’œil, rien ne laisserait paraitre que certaines des plus grandes fortunes des Caraïbes, sont réunies dans ce vétuste édifice. L’entrée n’est pas du tout protégée. Une vieille porte massive, en fer, est étalée sur le sol, semblant avoir été enfoncée vers l’intérieur depuis bien longtemps. Ils pénètrent alors dans le hall du fort, où stagne une chaleur monstrueuse, très humide, et insoutenable. Pedro tend un sac de vêtements neufs, ainsi que trois perruques aux soldats. Ludwig, quant à lui, s’occupe de regrouper les bourses des derniers participants, avant de s’éclipser pour procéder à ses vérifications. L’aspect sale, et lugubre du hall, fait échapper une remarque de la bouche de Liam, au moment d’enfiler sa belle perruque de boucles argentées.

- C’est vraiment ici, que va se tenir la « vente aux enchères du millénaire » ? Dit-il en scrutant les lieux avec dégout.

- Bien sûr que non. Je ne me suis pas embêté à retaper l’entièreté de ces ruines. Mais la salle que je mets à votre disposition risque de vous surprendre, mon commodore ! Répond Pedro, devant la mine dubitative d’Henry.

- POUAHAHAH ! Vous parlez bien mal bande d’hélequins ! Ce fort est une merveille de maçonnerie, avoir tenu aussi longtemps malgré les combats, l’abandon, et le climat, est une vrai prouesse. Ils ne savent pas faire grand-chose ces portugais, mais ils font de bons murs, et de succulentes tripes à la tomate ! Claironne Greger.

   Il essaye de pousser les murs avec son épaule pour imager son propos, devant l’air consterné de tout le monde. D’ailleurs, ça sent drôlement bon par là-bas !

- En parlant de nourriture, un banquet composé de fin mets, et de spiritueux d’exception, vous attendent dans la salle, remarque l’antiquaire.

- Alors ne perdons plus de temps. Merci pour les tenues Pedro, je me sens infiniment mieux, dit Wyatt en ajustant la position de sa perruque.

   Pedro dirige son petit groupe vers des escaliers qui descendent profondément sous terre, et qui donnent sur un long couloir étroit. Arrivé au bout de celui-ci, il pousse une lourde porte en bois, et tous se sentent téléportés dès le premier coup d’œil. Derrière cette porte, se trouve une grande salle, dont le plafond tutoie les cieux. La pierre des murs a été polie, elle est lisse comme une peau de bébé. Le sol est jonché d’un long tapis rouge, orné de bordures dorées, et décoré de motifs impériaux. Environ huit chandeliers d'or et de vermeille illuminent la pièce. Trois femmes, vêtues comme des chambrières, vont et viennent entres les rangées, pour distribuer aux hommes des amuse-gueules sur des plateaux d’argent, en les laissant promener leurs sales pattes sur leurs corps. Une vingtaine de nobles, de tout horizons, jouissent de cette hospitalité. Lords, ducs, comtes, ou riches investisseurs, démunies le temps d’un soir de leur titre, pour se distinguer uniquement par leur fortune. Des banquettes en bois massif sont inclinées en direction d’une estrade, au bout de la salle, sur laquelle est posé un pupitre. Il est enjolivé d’un aigle royal empaillé. Derrière lui, se trouve une armoire géante, dotée d’étagères en marbre. Sur celles-ci, sont disposés de nombreux trésors inestimables. Le crâne du capitaine Million, la pipe en jade du grand Gengis Khan, le pendentif de naissance du roi de France Clovis 1er , et pleins d’autres merveilles, toutes plus rares les unes que les autres. Mais de tous ces objets, c’est celui qui parait le plus banal à l’œil, qui pourtant, attire tous les regards. C’est un monocle, dont le verre unique est sale, et très légèrement fissuré. Sa bague est en corne de sabot de chèvre, et sa chaîne en bronze, très érodé. D’aspect, ce monocle pourrait s’échanger contre une pincée de poivre. Mais pourtant, ce soir, il est l’objet de la convoitise de tous ces hommes, prêts à s’endetter pour l’obtenir.

   Enfin, parmi tous ces hommes, se trouve une femme. Elle est la seule à boire au goulot d’une bouteille d’un spiritueux Ecossais, nommé « Scotch », là où les hommes dégustent rhum, et vin, dans de beaux verres en cristal de plomb. Elle a le culot de garder à ses côtés une des soubrettes, qu’elle masturbe sans la moindre discrétion. Elle porte un long manteau rouge grenat, et un pantalon en cuir acajou. En entendant les derniers convives entrer dans la salle, elle se retourne, et dévoile un visage resplendissant. Elle a un visage méditerranéen, marqué par des rides précoces, surement dues à l’alcool, et au tabac, qui lui donnent un charme mature. Un grain de beauté, de la taille d’un petit raisin, situé à côté de sa bouche, fait ressortir son éclatant rouge à lèvres. Ses volumineux cheveux noirs ébouriffés, lui donnent un coté négligé. Son regard de flamme est envoutant, mais lui donne un air… dérangé. Seul Suleyman ne semble pas prêter attention à elle, il va s’assoir au premier rang, observé avec haine par l’ensemble des nobles déjà installés.

- Greger, espèce de salaud ! Crie la femme en faisant sursauter tout le monde.

   Elle retire ses doigts du vagin de la lisette, et saute de banquettes en banquettes, renversant son alcool sur les hommes assis, qui se plaignent en chœur. Elle vient se dresser droite en face du Mad Beaver, en attendant que celui-ci réagisse.

- POUAHAHAH petite trainée, tu m’as manqué tu sais ! Crie-t-il à son tour en lui décochant une forte claque sur la joue.

   Elle la lui rend aussitôt, avec une force surprenante, ce qui calme instantanément les hommes se plaignant d’avoir été arrosé de scotch.

- Tu m’as laissé nue dans cette miteuse chambre d’hôte de San Juan ! J’ai dû bruler les lieux pour que ces imbéciles me laissent partir sans payer, et j’ai oublié de leur extorquer leurs habits ! J’ai traversé cette île de porcs nue, bordel ! Jase-t-elle tandis que Greger manque de s’étouffer de rire.

- Ce n’est que partie remise enfin ! Je dois te rappeler que tu m’as fait une gâterie alors que tu avais caché des fourmis rouges dans ta sale bouche, quelques semaines avant ?! J’ai eu du mal à m’en remettre, et j’en fais encore des cauchemars toute les nuits, espèce de truie pisseuse !

   Ils marquent un temps d’arrêt, se regardent dans le blanc des yeux, et explosent de rire en même temps, avant de s’étreindre passionnément. La gêne instaurée par cette discussion est plus que palpable. En lâchant Greger, la femme pose ses yeux sur l’amiral Owen, en lui tirant la langue.

- Eh bien Stuart, on ne me dit pas bonjour ?

- Catarina Avispa…

- Moh tu te rappelles mon petit nom, amore ? Murmure-t-elle avec une voix suave, en caressant la joue de l’amiral du bout des doigts.

   L’absence de réaction de Stuart rend Wyatt perplexe, connaissant l’impulsivité de son camarade. C’est la première fois qu’il le voit perdre ses moyens, il transpire, et n’ose pas affronter le regard de braise de cette fameuse Catarina. Contre toute attente, c’est le jeune commodore Henry qui prend les devants, pour sortir son supérieur de cette situation malaisante.

- Mademoiselle, s’il vous plait. Je sais que dans cette pièce, nous ne sommes personne, et que je n’ai pas la moindre autorité. Mais je vous prierai, en tant que simple gentilhomme, de nous laisser rejoindre nos places, j’ai hâte que cet évènement puisse commencer.

   Elle le regarde avec surprise, et semble enchantée par cette intervention. Elle lâche instantanément Stuart, et se rapproche lentement de Liam, en lui esquissant un grand sourire. Il ne semble absolument pas perturbé par le jeu de charme que Catarina tente d’instaurer.

- Qui es-tu petit oisillon ? Un jeune officier accroché à la culotte de son amiral ? Tu sais que ça m’excite les jeunots dans ton genre…

- Retirez votre main de mes attributs immédiatement. Je m’appelle Liam Henry, rien de plus rien de moins, et je ne suis absolument pas attiré par les vieilles femmes dans votre genre, avec tout le respect.

- Ahah j’adore, j’adore ! Hurle-t-elle en enlevant sa main des testicules du commodore. Le rejeton du défunt amiral en chef Henry, tu as pris de son charisme tu sais ? Bien sûr, tu manques encore cruellement de virilité, mais tu es sur le bon chemin petit…

- Allez, laisse le tranquille Cat, tu vois bien que ton minoi n’intéresse pas ce valeureux soldat ! Interromps Greger, impatient de voir le lot qu’il convoite de plus près.

   Mais son intervention n’a aucun effet, Catarina ne détourne pas son regard de Liam.

- Tu es vraiment là pour cette vente ? Ou parce que tu sais que cet homme, est lui aussi présent est sur cette île, en ce moment ... ?

   Cette phrase a l’effet d’une bombe pour les deux amiraux, qui se regardent avec crainte, ils semblent savoir de qui elle parle, et se soucient de la réaction du jeune commodore. Même Greger parait surpris, et efface pour la première fois de la soirée l’air amusé sur son visage. On entend plusieurs chuchotements dans la salle. Alors que les compagnons de Liam semblent sur le point d’intervenir pour de bon dans cet échange, il s’avance de lui-même, et rend un sourire à Catarina.

- Ma haine, aussi grande soit-elle, ne prendra jamais le dessus sur ma ligne de conduite. Je suis là, devant vous, car je veux ce monocle, le reste de mes envies ne vous regarde pas, Scarlett Widow, lui répond-il en la faisant sourciller.

   Catarina Avispa est une fille de marchands de légumes espagnols, immigrés dans les Caraïbes. Au vue de la précarité de ses parents, elle a choisie, très jeune, de faire son propre bout de chemin en mer, pour essayer d’étendre leur buisines vers l’Amérique du Nord. Lors du pillage d’un marché sur lequel elle travaillait, elle a été capturée par un grand pirate du nom de Jonathan Manson Il était qualifié de véritable psychopathe par tous ceux qui ont croisé sa route, tant il prenait du plaisir à torturer ses victimes. Frappée par le syndrome de Stockholm, elle est tombée éperdument amoureuse de son geôlier. Devenue lui aussi fou amoureux d’elle, ils ont vécu une histoire d’amour passionnelle, entre crime et conquête, qui donna naturellement une maitresse à Catarina, la piraterie. Seulement, ce train de vie horrible qu’elle ne vivait qu’à travers le voile de l’amour, due à son jeune âge, eu des répercussions désastreuses sur sa personnalité. Certains témoins racontent que Manson lui-même était parfois dépassé par la cruauté, et par la soif de sang de sa jeune épouse. Mais comme toute « belle » histoire, elle a une fin, ou plutôt un commencement. Il y a une vingtaine d’années, Jonathan Manson est mort, frappé d’un arrêt cardiaque sur le pont de son navire. Prise d’une crise de peine incontrôlable, Catarina a ouvert le corps de son défunt époux à l’épée, et a dévoré son cœur encore chaud, et gorgé de sang, devant l’ensemble de son équipage. Elle s’est ensuite levé en annonçant que désormais, deux cœurs battaient en elle. Elle s’autoproclama capitaine de l’équipage de Manson, et de son célèbre navire, « The Dagger Ship » (Le Vaisseau Poignard). Son acte a fait l’unanimité, et elle a été immédiatement considérée comme une déesse par ses moussaillons. Par la transmission de cette histoire, et par la réputation qu’elle s’est forgée en mer pour sa barbarie, elle a été surnommée « The Scarlett Widow » (La Veuve Pourpre).

- Oh, alors tu sais qui je suis ?

- J’ai beaucoup étudié les personnes que je serais un jour amené à capturer, ou à tuer, répond Liam avec calme.

- Tu me glaces le sang, coquin ! Greger, il doit te plaire à toi aussi celui-là, je me trompe ? Demande-t-elle.

- Je n’en ai rien à faire ! Arrête ton petit cinéma, je veux voir la preuve que mon putain de teck est bien là ! Hurle Greger.

   Catarina fait alors semblant de bouder, en mimant un baiser qu’elle envoie au jeune commodore. Avant de retourner s’asseoir, elle chuchote quelque chose à l’oreille de l’amiral Owen, ce qui le fait rougir, alors qu’il est réputé pour n’éprouver aucune émotions. Pedro Noriega semble soulagé que cette comédie prenne fin, surpris d’avoir moins peur d’interrompre Castor Fou, que la Veuve Pourpre…

   Tout le monde fini par prendre place dans le calme, seul le bruit de grandes gorgées, coulant dans la gorge de Catarina perturbe le silence de la salle. Pedro monte sur l’estrade, et se tient derrière son pupitre, comme si les ailes de l’aigle royal étaient les siennes. Il regarde désespérément Ludwig traverser la salle au pas de course, en lui faisant signe que toutes les bourses contiennent suffisamment de monnaie.

- Très bien, messieurs, et… madame. Maintenant que vous êtes tous réunis, j’ai l’honneur de vous souhaiter la bienvenue à cette vente aux enchères. Il vous suffira de lever la main bien haut pour prendre la parole, et enchérir sur un lot. Si vous voulez bien, nous allons pouvoir commencer…

***

   « Aie » « Ouille » « Laisse-moi passer » « C’est lourd ! » « Je veux faire pipi ! »

- Bellamy, peut tu s’il te plaît, faire en sorte que ces petits démons ferment tous leurs clapets !

- Fais le toi-même Jack, je ne suis pas leur père.

- Mais toi ils t’écoutent ! Argh, lâche moi, sale morveux !

- Eheh Jack tu pues !

- Mais lâche mon pantalon à la fin ! Vous me dégoutez tous autant que vous êtes bande d’êtres ignorants, et puérils !

- Jack tait toi on arrive bientôt !

- Mais c’est eux !

   Dans les profondeurs de la jungle, progresse une drôle de troupe. Menés par Bellamy, une dizaine d’enfants, et Jack, transportent chacun sur leurs épaules deux grands seaux d’eaux, accrochés et reliés par des manches à balais. Entre les lianes, et les grandes feuilles de monstera, éclairé par une simple torche en tête de peloton, la marche est bien difficile. Les enfants sont agités, et tentent par tous les moyens d’embêter Jack. Heureusement, Bellamy dispose d’une certaine autorité sur ce groupe. Il a gagné la confiance de Robin, le chef de meute, avec deux promesses. Plus éveillé que les autres, il a conscience de la valeur des choses du monde adulte, Bellamy lui a donc promis de l’or. Pour convaincre ses amis, Robin leur a juré que le lendemain à l’aube, ils pourront se rendre à la fabrique à pain de la famille Lingard, avant son ouverture. Bellamy a promis d’en laisser la porte ouverte, ils auront carte blanche pour piller absolument tout ce qu’ils veulent. Il n’en fallu pas plus pour convaincre ces jeunes orphelins de se jeter dans cette mission tête baissée.

   Après une bonne demi-heure de marche, l’escouade top secrète de Bellamy arrive enfin aux abords du vieux fort de Nassau et, comme prévu, aucun signe d’un quelconque évènement se déroulant en ces lieux. Hormis le bruit assourdissant du vent, le fracas des gouttes de pluies, et celui du claquement des vagues au loin, aucun son. Bellamy en vient même à douter des dires de son ami.

- Jack tu es sûr que c’est ici ? Chuchote-t-il de la voix la plus basse possible.

   Il n’obtient pas de réponse. Il se retourne, et voit que Jack est entrain de pendre par les pieds l’un des enfants à un arbre, en le ligotant avec des lianes. Il remarque aussi que les deux seaux d’eau du gamin sont à terre, et vidés. Il se rue vers son ami, l’attrape par l’oreille, et le traine à l’écart des autres, qui se démènent pour libérer leur camarade.

- Putain mais tu joues à quoi la exactement ? On ne peut pas se permettre de foirer ce coup ! C’est maintenant ou jamais, ce n’est pas un jeu ! S’exaspère Bellamy, devant la mine de chien battue de Jack.

- C’est lui qui a commencé ! Ce microbe essayait de me mettre un croche patte, il voulait me mettre au sol, alors j’ai fait en sorte qu’il ne le foule plus lui-même. C’est de la défense ! Et légitime qui plus est.

- Jack… Jack, s’il te plait. Que tu règles tes comptes avec un ennemi aussi cruel, et redoutable, est une chose. Mais les seaux d’eau ! J’ai insisté plusieurs fois envers vous tous sur leur importance primordiale, tu es censé être avec moi, je ne t’ai pas recruté à l’orphelinat entrain de sucer ton pouce quand même !

- Mais justement ! Tu t’obstines à ne pas expliquer ton plan, et à repousser ce moment, tu aimes contrôler les choses, et tu crains par-dessus tous n’importe quelle suggestion de modification, tu es égoïste et égocentrique, mon vieux ! Tant que je n’en saurais pas plus, je ne suivrais plus tes directives, dit Jack en posant ses deux seaux d’eau par terre.

   Il en ramasse un et se met à le vider très lentement, en fixant Bellamy.

- Arrête ! Crie le blondinet en se rendant compte immédiatement de sa maladresse.

   Il se met la main devant la bouche par reflexe, et attrape le poignet de Jack pour redresser le seau.

- J’arrête si tu m’expliques ton plan, et que tu avoues que tu n’es qu’un piètre génie maladivement égocentrique.

- Très bien, je vais tout t’expliquer mais ne m’interromps pas. Ces seaux d’eau serv…

- Hep hep hep. Répète après moi : moi, Bellamy Lingard, ne suis qu’un piètre génie maladivement égocentrique.

- Moi, Bellamy Lingard, ne suis qu’un piètre génie maladivement égocentrique, soupire-t-il.

- Bah ? Aucune résistance ? Rien ? Je dois avouer que je suis déçu…

- Super, c’est bien. Bon le temps va commencer à nous manquer, alors tends bien l’oreille, les enfants venez ici, tous, en silence, je vais vous expliquer le déroulé de notre mission…

   Bellamy part alors dans l’explication concrète de son plan à tout son petit auditoire. C’est un plan relativement absurde, mais bien pensé, nécessitant deux choses primordiales : la bonne réalisation de leur tâche par les enfants, et la rapidité d’exécution de Jack, ainsi que de lui-même. Le but est d’altérer certains des sens des personnes présentes pendant un court laps de temps, et d’en profiter pour dérober les bourses à l’huissier, au bout de la salle. Deux sens en particulier sont visés, l’ouïe et la vue. La tâche des enfants est de pénétrer dans la salle en hurlant, des cris stridents, très aigues, et d’éteindre en même temps tous les chandeliers, en versant les seaux d’eau dessus. La salle sera alors instantanément plongée dans le noir total, et plus personne ne pourra ni voir, ni entendre Jack et Bellamy y pénétrer. La mission de ces deux-là sera de vite se ruer sur l’estrade, et de subtiliser toutes les bourses, surement rangés dans un sac. Ils ne verront rien non plus, alors ils devront être très rapide, et précis dans leurs actions, avant que quelqu’un dans la salle ne parvienne à allumer une torche, ou ne se rende compte que c’est un vol, et pas simplement des gamins qui s’amusent à faire une mauvaise blague. Ils ont au préalable caché leurs affaires, et leur coffre, non loin du bateau sur lequel ils prendront la mer directement après.

- Si je peux me permettre Bellamy, je pense qu’il vaudrait mieu…

- Non ! Non Jack, aucune modification possible, on fait comme ça un point c’est tout.

- Ah tu vois ! Egoïste, et imbu de ta personne !

- Bouuuuuh ! Gloussent les enfants, désormais rangés du coté de Jack.

- Tu fais chier ! Et vous, fermez là ! On va se faire repérer. Allez vas-y, suggère donc une meilleure façon d’opérer.

- Non, je trouve ton plan très bien. Je voulais juste m’assurer que tu n’étais qu’un sombre être narcissique. Merci.

- Va te faire foutre ! Se défend Bellamy.

   Il esquisse un petit sourire à la vue des enfants se tordant de rire avec Jack, il apprécie cette atmosphère détendue, lui qui est bien conscient qu’il s’apprête à voler certaines des plus grosses têtes de ce monde, et de quitter à tout jamais la vie qu’il a toujours connu.

   Le blond s’assure que tout le monde est prêt, et a bien compris le plan. Jack pose sa main sur son épaule, et le rassure, en lui promettant qu’ils ne rateront pas ce coup. Tous les enfants semblent motivés, et il ne reste plus qu’à attendre que la vente débute, et ne commence sa progression, pour semer le trouble au meilleur moment…