Les Tueurs de mes rêves
Ne sentant plus mes jambes, je me laissai bruyamment tomber sur le sol alors que l'hyperventilation attrapait mes poumons et les aspirait hors de ma poitrine, leur faisant remonter mon œsophage brûlant jusqu'à ma bouche. Kendra croisa les bras et referma l’œil gauche, s'attendant sans doute à ce que cela me calme.
« R-rouvrez-le », parvins-je à balbutier.
Elle le rouvrit.
« Où... où avez-vous eu ça ?
― Il me l'a offert. »
Il le lui avait offert... comme ça ?
« Vous vous souvenez que je devais vous présenter mes excuses, j'imagine ? Eh ben, voilà où je voulais en venir.
― Vous vous excusez... pour l’œil ?
― Non... pour ce qui s'est passé avant. Pour avoir tué votre fils. »
Elle l'avait tué. Kendra Morgan avait tué Daniel.
« Vous ne l'avez pas vu mourir de la main de Freddy, pas vrai ? Il l'a très gravement blessé, mais Daniel a pu parcourir quelques dizaines de mètres avant de s'écrouler derrière la chaudière, là-bas. Quand je me suis approchée de lui, il m'a demandé de l'achever. Je l'ai fait. C'est la dernière personne que j'ai tuée. Je suis vraiment navrée, Oliver. Il n'avait aucune chance de s'en tirer. Ce n'était rien d'autre qu'une euthanasie. »
Elle manifestait bien plus d'indifférence que d'empathie, me dis-je, le cœur au bord des lèvres.
« Il m'a offert son œil bien après sa mort, sans doute pour me remercier. Les bouchers de l'hôpital venaient de me charcuter quand il est revenu. Il m'a dit que, puisque lui n'en avait plus besoin, je pouvais toujours le prendre et essayer de voir avec...
― Il... mon fils se balade dans les rêves ?
― De temps en temps, oui. Comme il est mort dans le repaire de Freddy, il est plus ou moins piégé à l'intérieur. Sauf que c'est moi qui l'ai tué, donc Krueger ne peut pas utiliser son âme. Daniel est hors d'atteinte... Freddy ne sait même pas qu'il est encore dans le coin.
― Il est... il est avec nous ?
― Non. Il n'utiliserait pas mon... enfin, son œil, sinon.
― Quoi ? »
J'étais incapable de réagir comme je l'aurais voulu : sauter sur cette connasse de meurtrière et l'envoyer six pieds sous terre, elle aussi. Devant moi se tenait la personne qui avait assassiné mon fils, et je n'aurais pas pu bouger d'un centimètre, le regard désespérément collé à la prunelle claire qui m'avait dévisagé avec espièglerie pendant dix-sept ans.
« Quand je porte la... la cataracte quoi, j'arrive à voir à travers, mais pas lui. Pour que Dany voie quelque chose, je dois l'enlever.
― Daniel... Daniel voit à travers... ?
― Oui. Pas aussi bien que de son vivant, mais oui, il vous voit. Vous pouvez lui faire un coucou, si vous voulez ! Lui qui disait qu'il ne s'en servirait plus... »
C'était absurde, choquant et purement abominable.
« Refermez-le ! »
Elle hocha la tête, cligna de l’œil, et celui-ci revêtit sa nuance blanche.
« Avant que vous ne me posiez la question : non, je ne peux pas vraiment communiquer à distance avec votre fils. Je sais juste qu'il vous regardait. Il m'a appris qu'il pouvait faire ça, la dernière fois que je l'ai croisé. J'imagine que quand on greffe un organe fantôme sur quelqu'un, il faut s'attendre à des effets secondaires... J'aurais aimé voir la tête de mes couillons de chirurgiens ! Je les entends causer, des fois. »
Elle souriait, maintenant.
« Vous saviez que Daniel était daltonien ?
― Non...
― Ça me fait une drôle de vision. Je vois assez mal, en fait. Avant, l'ophtalmo me disait que j'avais une vue de pilote de chasse ! »
Je commençais à saisir les raisons pour lesquelles le personnel de l'hôpital l'avait laissé partir en famille d'accueil rapidement et sans se poser plus de questions...
« Vous avez assassiné mon fils, haletai-je en me relevant.
― C'est lui qui me l'a demandé ! protesta Kendra. J'ai abrégé ses souffrances, c'est tout ! Sa jambe était presque entièrement écorchée, son bras à moitié coupé et il traînait ses boyaux derrière lui, qu'est-ce que je pouvais faire d'autre, hein ?
― La ferme !
― Il n'aurait pas survécu, de toute façon ! Vous savez ce qu'il se serait passé s'il était sorti de votre cauchemar dans cet état ? Il aurait agonisé à l'hôpital pendant des mois et le Krueger en aurait profité pour jouer avec lui un peu plus longtemps, comme il a joué avec moi pendant sept foutues années de merde ! Vous auriez préféré ça ? Et tant qu'on y est, vous auriez peut-être voulu qu'il lui arrive les mêmes crasses qu'à moi ? Qu'il développe une addiction similaire à la mienne ?
― Quelle putain d'addiction ? feulai-je.
― Vous savez ce que Freddy m'a souvent dit ? « Quand on commence à tuer pour le plaisir, on ne peut plus s'arrêter. » Et, en ce qui me concerne, il a raison. Je suis même accro au sang depuis que je l'ai vu tuer dans mes rêves.
― Vous vous êtes tous donné le mot pour plaider les addictions et les maladies psychiatriques ou quoi ? Tous autant que vous êtes, vous êtes pas accros, vous savez même pas ce que ça veut dire. Vous êtes juste pourris jusqu'à la moelle !
― Quelle importance ? Qu'est-ce que ça change ? Depuis que Freddy m'a piégée ici, j'ai massacré la moitié des gens qui traînaient dans la chaufferie. Et encore avant, j'en ai envoyé trois aux urgences. »
Les dreamkillers, compris-je, atterré.
« Ils étaient comme vous, me confirma Kendra, et je suppose que moi aussi. J'ai accru mes capacités au point de pouvoir réparer mes blessures – enfin, assez grossièrement, c'est vrai, et pas toutes mes blessures – juste en y pensant, pas mal, non ? Mon esprit s'est sans doute imprégné de l'énergie qui se balade ici.
― Attendez...
― Ouais ? »
Reprenant peu à peu mon souffle, je lui livrai l'interrogation qui venait de prendre forme dans mon cerveau :
« Je sais que vous ne voulez rien savoir de votre avenir, mais un truc me dérange : vous vous rappelez le double de vous-même qui traînait dans le coin hier soir ?
― C'était hier soir pour vous peut-être, mais pas pour moi. Peu importe, oui, je m'en souviens.
― Il m'a raconté à peu près la même histoire que vous.
― Et alors ? C'est logique, non ?
― Non, justement... C'était... c'était votre version future, enfin, celle de maintenant... Enfin c'est ce que je croyais. Et à moins que...
― Je ne veux rien savoir, trancha-t-elle, désolée. Réfléchissez tout seul. »
Eh bien, Kanra, à moins que ton amnésie ne soit déjà guérie, je ne vois pas comment tu aurais pu me sortir tout ça. Sauf si Freddy t'a tout déballé, ce dont je doute franchement...
Ce n'était pas Gallagher que j'avais vue, hier soir. C'était une simple projection.
Kanra ne dormait peut-être même pas.
Deux secondes... « J'ai peut-être même buté ta femme et ton gosse. » C'était pourtant ce qu'elle m'avait dit, non ?
Oui, enfin non, elle n'avait pas tué Mary... Elle m'avait provoqué, tout simplement...
« D'autres questions ? » me demanda-t-elle.
Si j'avais d'autres questions ? La plupart concernaient mon fils, mais j'ignorais si les poser était une bonne idée. Les autres visaient les magouilles de Freddy. Pourquoi s'était-il donné tant de mal pour me faire perdre les pédales ?
« Kendra, quels rapports entretenez-vous avec lui, exactement ?
― Avec Fred ? Avant, je l'aimais bien, nos excursions nocturnes me permettaient de me défouler. Mais depuis ce qui est arrivé avec Rooney, je ne pense plus qu'à l'éplucher vif avec sa saloperie de gant.
― Rooney ?
― Ma pote. J'ai failli la buter à cause de lui. »
J'eus soudain très peur.
« Dans son sommeil ?
― Non.
― Vous avez déjà... atteint Krueger, d'une manière ou d'une autre ?
― Bien sûr, mais il est beaucoup plus costaud que tous ceux que j'ai étripés auparavant. Ça va pas être facile...
― Dites... qu'est-ce qui me prouve que vous ne me racontez pas des craques ?
― A part moi, personne ne vous parlera de tout ça, vous savez. Vous allez devoir me croire sur parole. »
Une goutte épaisse et noire lui tomba sur l'épaule. Elle tourna la tête, leva les yeux.
« Il nous a retrouvés, on dirait. Vous feriez mieux de foutre le camp.
― Une dernière chose, la pressai-je, entendant les chaudières se remettre en marche les unes après les autres.
― Je vous ai tout dit. Restez pas là.
― Mon fils... il va bien ?
― Tout baigne. Cassez-vous », m'ordonna-t-elle fermement.
Tout baignait. Tout allait bien. Il était mort après avoir subi d'horribles sévices, mais tout allait bien...
« Salut, Oliver ! clama Freddy depuis les hauteurs, et je pivotai dans tous les sens, tentant de l'apercevoir.
― Bonne chance, Olly », murmura Kendra tandis qu'elle s'évaporait, un sourire glacial se formant sur sa figure. Un rire dément écartela ses mâchoires jusqu'à les faire craquer. Sa peau s'embrasa et se couvrit de cloques alors que ses yeux éclataient et m'aspergeaient de sang. Je reculai précipitamment, pris par surprise. La graisse abandonna son corps tout entier pour donner forme à un squelette qu'on aurait enveloppé d'un drap de chairs calcinées et elle s'avança vers moi, les bras grands ouverts.
Son rire cessa et la voix de Mary émergea d'entre ses lèvres, faible, à peine audible :
« Oliver... Pourquoi ne m'as-tu pas secourue ? Oliver, enlace-moi, prends-moi dans tes bras... »
Je me détournai d'elle et m'enfuis en courant. Elle se lança à mes trousses en hurlant à m'en pilonner les oreilles :
« Pourquoi me fuis-tu, Oliver ? Pourquoi m'as tu laissé crever ? Je ne te le pardonnerai jamais, jamais !
― Ta gueule ! »
Ce n'était pas elle, je le savais parfaitement, mais son timbre suffisait amplement à m'atteindre, surtout dans l'état où j'étais. Il fallait que je l'ignore. Je devais me réveiller, et maintenant ! Avais-je mis une alarme ?
« Tu m'as tuée, Oliver ! Tu m'as tuée !
― Non ! »
Ne lui réponds pas, ne lui réponds pas !
Elle me plaqua violemment au sol, la tête la première contre le béton, et une vive douleur me poignarda entre les côtes. Mes blessures s'étaient rouvertes.
Elle me retourna, agrippant mon bras droit et me balançant sur le dos. L'apparence de Mary avait remplacé celle de Kendra. Ses cheveux détachés ondulaient sur ses épaules. La mort l'avait délestée de presque la totalité de ses muscles et sa peau tombait en paquets sur ses membres, telle les grumeaux d'une bougie fondue.
Quatre griffes étincelantes prolongeaient sa main droite.
« Tu sais ce qui me ferait plaisir ? » susurra-t-elle en passant une langue bien trop épaisse pour lui appartenir sur ses fines lèvres.
Je m'en cogne, Krueger, voulus-je rétorquer, mais mon poumon blessé m'en empêcha.
Je me demandai si je pouvais cicatriser dans les rêves, comme Morgan avait dit savoir le faire. Puis, complètement tétanisé, je n'y pensai plus.
Je fermai les yeux pour échapper à cette vision et espérai me tirer très vite de là. Comme ça, je pourrais retrouver mes toilettes et y vomir.
« Ça me plairait beaucoup, beaucoup que tu te ressaisisses. Le jeu n'est pas terminé, mon cher Olly. »
Un regard furtif m'apprit que la pseudo-Mary avait disparu et que Freddy se tenait au-dessus de moi, encadrant mon torse de ses chaussures dégueulasses. Il tapait du pied gauche avec impatience, les bras croisés.
« Supposons que tu te réveilles en pleine forme, sans la moindre petite douleur... M'amuserais-tu un peu plus si je t'accordais ça ?... Oh, tiens, je vais même aller plus loin... »
Il se tapota le menton du bout d'une griffe, songeur.
« Prouve-moi que tu vaux encore quelque chose, et je te laisse tranquille ! »
Je crus vider mes orbites. Quoi ?
« Tu m'as très bien compris, sourit-il, faussement amical, écartant largement les bras. Si tu fais ce que je dis, tu as ma parole que tes nuits seront paisibles et tout à fait reposantes ! Oui, je te propose un marché ! S'il c'est ce qu'il faut pour te motiver... »
Je me redressai sur mes coudes, crachai quelques gouttes de sang et haussai les sourcils, la tête penchée sur la gauche, lui signifiant que je voyais très clair dans sa petite mise en scène – ce qui était tout sauf vrai.
« Tu penses que je te mens ? Je suis un homme de parole, tu sais. Rends-moi service, et tu ne me reverras plus jamais ! Il y a tellement d'autres rêveurs avec qui s'amuser... Alors, qu'en dis-tu ? »
Il fit claquer les saucisses grillées qu'étaient ses doigts, et je pus de nouveau respirer normalement.
« Voilà pour ton bobo. J'attends ta réponse, ne réfléchis pas trop longtemps...
― Tu veux quoi, bordel de merde ?
― Allons ! fit-il, moqueur. Nous pouvons parler en êtres civilisés, non ? »
J'eus un mouvement de recul lorsqu'il s'assit souplement à côté de moi et sortit un briquet et un paquet de cigarettes de sa poche. Mes jambes s'étaient glacées.
Freddy Krueger fumait des Salem Lights.
« Tu veux quoi ? répétai-je, regardant fixement le logo qui tournoyait entre ses doigts agiles.
― Dis-moi d'abord si tu es d'accord.
― Est-ce que tu vas réveiller Abigail Bennett ? demandai-je de but en blanc. Tu vas lui foutre la paix, à elle aussi ?
― Promis ! ricana-t-il en levant la main droite.
― Sérieusement ?
― J'ai pas l'air sérieux ? »
Il se renversa en arrière contre le mur, mort de rire, et alluma sa clope en m'adressant un clin d’œil.
« Tu en veux une ? me proposa-t-il.
― Non, j'arrête.
― On dit ça, on dit ça... Tu devais pas arrêter les gros mots, aussi ? Bref, chuchota-t-il face à mon absence de réaction, que t'apprêtais-tu à faire ce matin, mon ami ? Tu allais tuer Gallagher, n'est-ce pas ? Et, comme je m'y attendais, tu as changé d'avis...
― Et alors ?
― Et alors, me dit-il avec désinvolture, voilà les règles du jeu. Primo, tu ne poses aucune question. Secundo, tu as deux jours pour la flinguer. »
Il tira une bouffée de sa cigarette, souriant toujours.
« Et c'est tout ?
― Oui, c'est tout ! Facile, non ?
― A quoi tu joues, hein ?
― On a dit : pas de questions, me sermonna-t-il, esquissant un mouvement d'aiguille de métronome avec son index.
― Si c'est à propos des termes de notre contrat, je peux en poser ? risquai-je.
― Je t'ai déjà tout dit, grogna-t-il avec impatience. Ah, j'ai peut-être oublié un petit détail, c'est vrai : si tu refuses, ta princesse va crever. »
Comme si cela m'étonnait. Peut-être même que...
« T'as envoyé Stan White chez elle pour me faire chanter, c'est ça ? »
… Peut-être même qu'il lui avait dit de s'attaquer à Abby avec une arme similaire à la sienne juste pour...
Pour lui donner un souvenir. SALAUD.
« Plus de questions, répéta-t-il, narquois. J'imagine que c'est d'accord ? Allez, je te laisse y aller. J'ai ouvert une porte juste derrière les chaudières, sur ta gauche. Franchis-la et réveille-toi. Tu as exactement quarante-huit heures pour remplir ta mission, mon cher Oliver. Ça te laisse à la fois le temps de réfléchir, puisque tu sembles y tenir, et le temps de t'exécuter. Amuse-toi bien ! »
Il me salua de la main, se releva et s'éloigna en sifflotant. Au-dessus de nous flottait une vieille Pontiac brûlée, suspendue à un plafond invisible, d'où gouttait régulièrement une huile fumante et nauséabonde. Plissant les yeux, je reconnus la voiture de Gallagher. Une plaque d'immatriculation estampillée DREAMER se laissait tomber contre le pare-chocs.