Les Tueurs de mes rêves
Springwood, 14 octobre 2013
1
Stanley
Lorsque je me réveillai, ce matin-là, mon père avait quitté la maison, la Psy ne s'était toujours pas manifestée et ma mère se plongeait déjà dans sa paperasse, entamant une procédure de divorce. Elle s'était installée dans la cuisine, en peignoir et en pyjama, les cheveux en bataille et le visage fatigué. Elle ne me prêta, comme à l'accoutumée, aucune attention quand je m'assis face à elle, mon bol de chocolat à la main. J'hésitai quelques minutes avant de lui demander :
"Alors, c'est fini ?
- Terminé, répondit ma mère, inexpressive. Avec qui tu pars ?
- Hein ?
- Tu déménages avec ton père, ou avec moi ?
- Depuis quand doit-on déménager ? lâchai-je.
- Je ne veux plus vivre ici. Fais ce que tu veux. Moi, je m'en vais."
Elle n'avait pas décollé les yeux de ses papiers, jouant nerveusement avec son stylo à bille et tapant des doigts sur la table.
"Alors ?
- Alors quoi ?
- Avec qui tu pars ?"
Je n'avais plus faim.
"Tu me demandes de choisir entre Papa et toi ?"
Un début de colère m'irradiait les veines. Serrant les poings jusqu'à sentir mes ongles s'enfoncer dans mes paumes, d'une voix sourde, je crachai :
"Regarde-moi et ose me répéter ça.
- Choisis", répliqua-t-elle du tac au tac en levant enfin deux billes injectées de sang sur mon visage.
Ce regard torve et ce teint livide m'auraient fait frémir. C'était une parfaite étrangère qui se tenait devant moi, à l'autre bout de la petite table ovoïde, et elle paraissait en très mauvaise santé.
Bon. Très bien. Mon choix était fait.
"Ni lui, ni toi. Je me casse."
Je joignis le geste à la parole sans lui laisser le temps de protester. Abandonnant mon petit-déjeuner sur la table, je m'enfermai dans ma chambre, ouvris mon armoire et fourrai quelques vêtements dans mon sac de sport. Ensuite, j'y ajoutai mes livres. Ce que je m'apprêtais à faire était complètement insensé et je le savais parfaitement, mais rester ici me semblait encore pire. Je sortis cinq minutes plus tard, sans un mot pour ma mère, chargé de mes sacs, et partis sans me retourner. J'avais décidé de laisser ma rage me porter, déterminé à reprendre le contrôle de ma vie et à ne plus jamais me laisser emmerder sans rien dire comme on m'avait si bien appris à le faire dès mon enfance, et peut-être même dès ma naissance. Aujourd'hui encore, il m'arrive de penser que l'amour que les parents portent à leurs enfants n'est qu'une façade. Avec ma famille, il n'y avait jamais rien eu d'autre que la violence, en tout cas : les humiliations, chez moi comme à l'école d'ailleurs ; les punitions, les coups, cette manière dont on veut vous façonner, vous étouffer. On vous apprend à ignorer vos émotions et à obéir, et si vous n'êtes pas d'accord, soit vous êtes mal formaté - élevé, pardon - soit vous êtes cinglé. Et bien sûr, vous devez le respect à vos parents, mais eux ont tout à fait le droit de vous traiter comme de la merde. Comme si vous leur apparteniez.
A vous de leur apprendre le contraire.
J'allai chercher ma voiture au garage que j'empruntais à mon voisin, mes parents n'ayant jamais voulu d'elle dans leur jardin, et estimai qu'au cas où l'hôtel serait trop cher pour moi, mon siège conducteur ferait une couche potable.
J'étais définitivement devenu dingue. Je n'aurais sans doute jamais assez d'argent pour m'en sortir, même si je trouvais un petit job. Inutile de le nier ; j'aurais besoin d'aide très rapidement. Mes grand-parents m'auraient certainement épaulé de bon coeur, mais ils vivaient dans le Colorado et je n'avais pas l'intention de parcourir plusieurs milliers de miles pour de l'argent qui, de toute façon, ne servirait qu'à payer tout le carburant englouti sur le trajet. Et puis, hors de question d'aller leur réclamer du fric. Non. Surtout pas après deux ans sans la moindre nouvelle.
Je démarrai le véhicule en haussant les épaules. Je trouverais bien une solution.
2
Oliver
"Arrête, je vais être en retard... murmurai-je, repoussant Abby sans grande conviction tandis qu'elle déposait quelques baisers sur mon cou exposé. Il est déjà six heures.
- On a tout notre temps !" protesta-t-elle, faussement vexée.
J'oscillais entre plusieurs émotions contradictoires. J'étais heureux qu'elle fût restée, mais le contraire eût été beaucoup plus simple. Les événements s'enchaînaient, s'imposaient à moi les uns après les autres et je ne faisais pas grand-chose pour ralentir la mécanique emballée. Au fond, je n'en avais peut-être, ce matin-là, qu'à moitié envie.
"Abby, qu'est-ce qu'on est en train de faire, là... ?"
Je ne pus empêcher ma voix de partir dans les aigus quand sa langue s'arrêta sur mon téton droit. Elle me jeta un coup d'oeil mi-intrigué, mi-amusé.
"Eh bien, techniquement, je dirais que nous sommes en train de nous réveiller.
- Tu as très bien compris ma question", gémis-je.
Elle leva la tête et, les coudes appuyés sur mon torse poilu, s'enquit :
"Tu veux qu'on arrête de se voir ?
- J'en sais rien... C'est un peu rapide pour moi. Et toi, qu'est-ce que tu veux, exactement ?"
Elle poussa un long soupir pensif.
"Pour tout te dire, je n'en sais rien. J'apprécie ta compagnie."
Je me mordis la lèvre. Ouais... C'était aussi mon cas, mais je n'étais pas sûr que mon état d'esprit actuel me permette de... de quoi ? Oh merde, je n'en savais rien. Je pensais à ma famille, voilà tout.
"Je ne sais pas trop ce que je veux, lui avouai-je, confus. J'ai besoin de réfléchir un peu. Ça cogite, là-dedans.
- Tu réfléchis toujours beaucoup.
- Allez, je me lève. Et je pense qu'on t'attend au boulot.
- Ah, le travail..."
Elle me libéra et sauta au pied du lit, toujours nue, toujours superbe dans son corps de trente-six ans. A côté de ça, je n'osais imaginer de quoi j'avais l'air. Bon Dieu, moi qui m'étais cru à l'abri de tout complexe depuis la fin de mon adolescence, voilà que j'avais de nouveau honte de mon physique.
"Abigail ?
- Hmm ? fit-elle en enfilant son t-shirt.
- C'est pas trop moche... mon dos ?
- Eh bien, ça m'a l'air de cicatriser correctement. Mais tu seras toujours marqué, à moins de te faire opérer.
- J'ai besoin de chirurgie réparatrice ? C'est à ce point-là ?
- Je ne fais que t'informer. Sache juste que, si tu veux te faire opérer, c'est possible.
- Mouais... ça coûte cher, ça. Et j'aime pas les anesthésies générales.
- C'est toi qui vois ! Alors, qu'est-ce qu'on mange ? sourit-elle une nouvelle fois.
- Ben..."
Oui, les choses auraient été plus simples si elle était partie pendant la nuit. Mon réfrigérateur était presque vide.
Je pouvais déjà m'estimer heureux d'avoir passé une nuit tranquille, aussi bien pour Abby que pour moi. Mes rêves me conduisaient désormais dans cette maison en travaux d'Elm Street, et jamais je n'avais aussi bien dormi. Je restais sur mes gardes, bien évidemment, et cherchais toujours à comprendre ce qu'il se passait dans mes songes ainsi que dans ma vie. Seulement, quelques moments de répit, c'était... plus que profitable.
***
"Alors, où en étions-nous ? demandai-je à mon auditoire. Vous vous en souvenez ?
- La réplication ?
- Tu as un petit wagon de retard, Gabe !" lui fis-je remarquer avec bonne humeur.
Je rassemblai mon cours sur mon bureau et jetai un regard à la ronde.
"Au fait, tout le monde est là ?
- Il manque Kanra Gallagher, me lança Sophie.
- Dites-moi, quelqu'un sait-il à quoi elle occupe toutes les heures qu'elle est censée passer en cours de sciences nat' ?"
Un court silence. Puis Rooney leva la main.
J'avais le plus grand mal à comprendre comment elle avait pu tomber dans les griffes de Kanra. Cette jeune fille de haute taille, à la longue chevelure noire, lui ressemblait peut-être un peu par son côté grande gueule, mais... Ce n'étaient certainement pas mes affaires, mais je m'inquiétais pour elle.
"Elle court, monsieur.
- Excusez-moi ?
- Elle fait des tours de stade en courant. Elle m'a dit qu'elle avait besoin de se défouler.
- Elle est en bas, dans la cour ?
- Ouais..." répondit Rooney, pas très à l'aise.
J'échangeai un rapide coup d'oeil avec Stan White, qui m'adressa un discret haussement d'épaules. Visiblement, il n'en savait pas plus que moi.
"Bon, attendez-moi, je reviens. Stanley, tu viens avec moi. On va voir ce qui se passe."
3
Kanra
Courir, oui. Courir à s'en éclater les poumons. Courir à en gerber, aujourd'hui, trois fois sur le stade. Jusqu'à ce que la douleur musculaire prenne le pas sur le reste. Faire souffrir son corps, c'est le sentir vivre.
Quelqu'un appelle. Ne pas faire attention. Continuer à courir. Ta gueule, Olly, retourne plutôt en classe. Tiens, Stanley White est là. Ouais, c'est bien sa voix.
Et hop, du vomi en plus. Juste sous leurs yeux. Du flou dans la vision, impossible de savoir quelles têtes ils font. On continue.
Ils appellent. Encore. Fermez-la. Retournez en cours.
Les articulations qui brûlent, les muscles qui hurlent, la sueur qui colle les vêtements à la peau. Une douche et c'est arrangé. Rien à foutre. Rien à foutre de tout ça.
Seulement courir. Sans s'arrêter.
"Gallagher, qu'est-ce que tu fous, hein ?"
Toujours Olly. Il a peur, ça s'entend. C'est bien. Ça veut dire qu'on continue. Sans s'arrêter.
Les pulsations dans le crâne. Les membres qui tremblent. C'est presque fini. Encore un tour.
"Kanra !"
Envie de leur crier de la fermer une bonne fois pour toutes, mais ce sera sans doute impossible. Cours, Kanra, cours. C'est même ce qu'ils veulent, au fond. Voir la cinglée du lycée de Springwood crever ici, sans même qu'ils aient à l'y aider. Parce qu'ils ont beau la traiter de tueuse, ils sont pareils. Tout le monde a ces envies-là. Tout le monde a, un jour ou l'autre, été pris de pulsions meurtrières qu'il s'est hypocritement senti obligé de contrôler.
Cours, Kanra, cours. Même si ton estomac proteste. Même si tu risques de finir à l'hôpital. Parce que ça vaut toujours mieux que ce qui arrivera si tu ne le fais pas.