Trauma

Chapitre 4

11691 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 19/11/2024 17:28





CHAPITRE 4



Mondes engloutis,





Ma mère a trompé mon père.


C’était il y a longtemps. J’avais huit ans, neuf tout au plus. 


Bien sûr, jamais l’affaire ne fut évoquée explicitement devant moi ou Itachi. Du moins je ne le crois pas, ma mémoire vacille sur cette période de ma vie. Mais c’est une conviction, une certitude irréfragable, un tatouage invisible encré bien plus profondément dans mon derme que le corbeau de malheur que je me suis moi-même choisi.


Un été, pendant les vacances scolaires, mon père s’est vu proposer par ses supérieurs une mission périlleuse mais potentiellement source de promotion et, appâté par le challenge, il n’a pas hésité à sacrifier ses congés. Il est resté travailler à Konoha et a laissé ma mère nous emmener sur la côte Est du pays. Il était prévu qu’il nous rejoigne deux semaines plus tard pour la fin de notre séjour. 


Des bribes de souvenirs m’agressent par flashes parfois et me contraignent à me remémorer des scènes d’une nocuité inégalable : moi avec pelle et seau construisant un château aux murailles infranchissables autour de ma mère et de mon frère, les courses folles dans les vagues, les bains iodés, le goût restant sur ma peau sèche. Enfant, j’aimais lécher le haut de mes épaules et voir le sillon mouillé tracé par ma langue au milieu des reliques de sel. Dans ma bouche subsistait la saveur forte et suave de la mer, celle d’un certain bonheur, de l’insouciance peut-être.


Itachi allait entrer au collège. Aujourd’hui, lui et moi sommes à peu près de la même taille mais, lorsqu’il était âgé de douze ans et moi de huit, il me dépassait d’une bonne tête. Je devais alors lever haut les yeux pour contempler sa silhouette de colosse et, cet été-là, le soleil aveuglant la détourait avec tant de contraste qu’il ne m’apparaissait qu’ombre. Un frère sans visage, une carrure protectrice, un lion invincible pour le gringalet admiratif que j’étais. À cette époque, je m’échinais à lui ressembler, j’adoptais sa démarche en me balançant exagérément, je bombais mon torse maigrichon, j’usais de mots dont j’ignorais la signification mais qui me donnaient l’impression d’être un dur à cuire. J’étais ridicule de bouffonnerie. Je n’étais qu’une pâle contrefaçon et j’attirais les foudres parentales en agissant de la sorte. Itachi riait et se moquait gentiment. Une pichenette sur le front me ramenait alors à la réalité réconfortante : j’avais un grand-frère immensément puissant et d’une bienveillance rare. À l’ombre de son pouvoir, je poussais tranquille, je m’épanouissais. Les monstres n’existaient pas. 


Sur la plage, des hommes étaient chargés de la surveillance des baignades. Des hommes en shorts rouges, à la peau tannée par le soleil, à la chevelure trop longue et aux dents d’une blancheur éclatante. Des dents de loup, un appétit féroce et insatiable. Ils étaient deux sur notre plage ; deux à veiller à notre sécurité. Des hommes grands et athlétiques qu’Itachi et moi admirions naïvement, à notre arrivée sur la plage en début de chaque après-midi. Ils arpentaient l’étendue blonde, le regard entraîné tourné vers le large, le muscle saillant. J’appréciais, pauvre simplet, la caresse encourageante de leurs larges mains dans ma tignasse lorsque je me jetais corps et âme dans le tumulte des flots bleus. 


Les résurgences de ces images carte postale me filent la nausée. Vicieuses et pernicieuses sont ces mines semées dans ma mémoire. Une négligence, un pas sur le côté et tout vole en éclats…


Ma mère était belle. Je n’en avais pas une conscience nette à l’époque, je ne la voyais qu’au travers de mon regard d’enfant transi d’amour pour elle. J’aimais son odeur, par-dessus tout, je la respirais mille fois par jour. J’aimais la douceur de la peau de ses bras que je caressais pour calmer mes colères, la soie de ses cheveux que je faisais lentement glisser au travers de mes doigts lorsqu’elle me câlinait, le moelleux de ses baisers dont je me nourrissais avidement. Ces moments de pur bonheur ont aujourd’hui une saveur bien amère mais je ne parviens pas encore à m’en détacher complètement. Le cordon ombilical qui nous a unis n’a été qu’aujourd’hui, je ne peux l’absoudre totalement, tout comme je ne peux la condamner sans remords. Toujours son fils dans ma chair, clairement plus dans ma volonté. 


Pour la plus grande satisfaction de ma mère, les règles de la génétique œuvrent et ont offert à son engeance la sublimité physique dont elle revendique l’origine. Ma bouille enserrée dans sa dextre admirative, que n’ai-je entendu comme conneries vantant ma soi-disant belle-gueule. Je me souviens aussi comme elle pavanait, débordant de fierté, devant ses amies qui nous lançaient, à Itachi et à moi, des œillades jalouses.


Oui, ma mère était belle et je ne réalisais pas comme elle pouvait attirer les convoitises masculines, j’étais à mille lieues de ces considérations adultes. Ces deux connards sur la plage ont certainement vu en elle l’occasion de se taper une belle femme délaissée. La proie était facile… Était-ce seulement une proie ? Il serait naïf de le croire, ce serait lui nier une part de responsabilité dans la débâcle qui allait bientôt gagner notre famille. Car ma mère est bien celle qui nous a précipités tous les quatre dans une descente infernale dont on s’extirperait péniblement. Chacun différemment, isolément, comme il pourrait, avec plus ou moins de réussite, avec plus ou moins de séquelles. La cellule familiale allait exploser pour une sordide histoire de fesses. Difficile pour moi d’imaginer les scènes monstrueuses que mon expérience de la sexualité a matérialisées et auxquelles ma mère a consenti avec un autre que mon père. Elle s’est fait baiser. C’est brutal comme je le dis mais la vérité ne s’énonce pas différemment.


L’un des deux est parvenu à ses fins. J’ignore lequel a plongé mon monde dans le chaos mais, assurément, la faute de ma mère est d’avoir écarté les cuisses sous les sollicitations d’un bellâtre hypertestostéronné… Une femme, une mère, qui plus est accompagnée de ses jeunes enfants, en vacances pendant que son mari turbine au travail pour offrir du mieux à sa famille, a cédé aux avances d’un pauvre mec rencontré sur une plage. Pathétique ! Pas une histoire d’amour, de passion ou toute autre connerie de cet acabit, non, juste un désir de base, une chatte qui brûle – celle de ma mère – et qui se laisse pénétrer par la première bite venue un tant soit peu insistante. Quand s’est-elle adonnée à sa coupable occupation ? Pendant que nous dormions ? Pendant que nous jouions avec des copains ? Pendant que nous faisions quelques courses, mandatés par elle ? Je l’ignore, je n’ai rien vu ni soupçonné.


Ce qui suivit fut apocalyptique. Le retour de mon père. Comment a-t-il su ? Certainement une bonne âme charitable qui a deviné, ou surpris la chose, et qui s’est empressée de tout vomir à mon paternel. 


Ni plus ni moins, ma mère fut saisie violemment par une poigne enragée et entraînée loin de nous, je ne sais où. Mutique de stupeur, elle n’a ni protesté, ni réagi, juste s’est-elle laissée rudement emmenée par son mari. Cette scène à jamais restera gravée dans ma mémoire. Nous étions sur ladite plage avec Itachi, les pieds dans l’eau, je me suis retourné vers elle pressentant je ne sais quel funeste drame et ai assisté, pétrifié, à l’enlèvement. C’était mon père, il n’y avait pas danger, je tentais de me rassurer. Pourtant, une ombre noire gagnait mon esprit comme un orage menaçant qui débarque dans un ciel d’été et en noircit tout le bleu, accompagnée d’une nuée de corvidés croassant. Je n’étais qu’un gosse, crédule et innocent, mais j’ai ressenti clairement la fracture. En moi, quelque chose de beau s’était cassé. Mon monde s’effondrait, un nouvel ordre s’annonçait.


Quand ma mère reparut, le soir tombé, elle était soutenue par mon père et peinait à marcher. Je remarquai ses yeux rougis, des traces sur sa joue, sa belle chevelure défaite. Elle ne me vit pas, je ne me tenais pourtant qu’à quelques pas, immobile et concentré sur son retour, mais elle ne me vit pas. Son cœur était ailleurs. Itachi murmura un maman à mes côtés, presque silencieux ; je fermais les paupières pour mieux savourer l’écho de ce mot, il avait une saveur de dernière fois et je souhaitais m’en imprégner jusque dans les tréfonds de mon âme d’enfant, idiot que j’étais. À aucun moment, je ne posai les yeux sur mon frère, je ne considérai pas plus mon père que je n’avais pas revu depuis deux semaines. Ce fut pourtant sa voix forte, dure et blessée, qui brisa le silence et ordonna simplement.


Dans votre chambre les garçons ! Couchez-vous, on ne dîne pas ce soir.


Le soir… la nuit…


Nous nous retrouvâmes deux âmes en peine dans la chambre que l’on partageait pour les vacances, unis dans le silence et l’incompréhension. J’étais tétanisé, comme anesthésié ; les cris graves et tonnerres, les pleurs suppliques, les gémissements, les coups contre les murs, tout nous parvenait décousu et sans sens, se trouvait amplifié dans l’univers feutré de notre sanctuaire. Dans mon corps, un gouffre vertigineux s’ouvrait et s’élargissait sans limite. Autour de moi… autour de moi, clairement, des pans entiers de ma vie se fissuraient et s’écroulaient. Je contemplais le désastre prendre possession de mes territoires : ma famille, ma vie, ma sécurité, ma joie. Je le savais, j’avais compris, c’était d’une limpidité tellement effrayante. Il est incroyable comme même les plus jeunes enfants comprennent que le malheur vient de les frapper de plein fouet, que le sol vient de se dérober sous leurs pieds avant même que les effets ne s’en fassent sentir. Je me débattais dans cet abîme de peur, assis comme un con sur mon lit.


J’osais un regard vers mon frère, assis non loin de moi. Les poings crispés sur les genoux, comme prêt à en découdre, le visage traversé de spasmes, il fixait l’obscurité de notre chambre d’un air hagard. Les pleurs de notre mère lui martelaient les tympans mais il ne bougeait pas. Mon invincible frère en était réduit à subir au même titre que moi.


Impuissant !


J’aurais voulu lui hurler dessus. Impuissant ! Imposteur, qu’attends-tu pour faire cesser ça ?


Mais mon frère n’était qu’un enfant.


Après la crise, d’autres se succédèrent, moins ostentatoires, plus sourdes et taiseuses, mais ni Itachi ni moi n’en étions dupes. Les pleurs de notre mère, les cris de notre père nous imposaient une terreur silencieuse et soumise. Aussi cruel que cela soit, déjà nous nous y habituions. Nos regards ne distinguèrent bientôt plus les traces de leurs disputes, nos oreilles ignorèrent dans la foulée le tumulte de leurs voix, le tonnerre des reproches viciés d’insultes.

L’instinct de survie surgit rapidement, presque immédiatement. Déjà, dans ma tête, des mécanismes de défense s’étaient mis en branle : se protéger, désinvestir, disparaître. La vie reprit bientôt son cours, presque normalement, du moins en apparence. Bien évidemment, les vacances furent écourtées, nous rentrâmes rapidement et nos grands-parents nous recueillirent pour quelques jours ; on nous occupa, on tenta d’endormir notre défiance, on nous offrit un placebo de normalité. Cependant, jamais un adulte ne se mit à notre hauteur pour nous expliquer, nous rassurer ou pour simplement s’inquiéter de nous. Certainement ont-ils cru que nous ne voyions rien, que nous ne ressentions rien, que nous étions quantités négligeables ? Je n’ai pas de réponse à la question et n’en cherche plus mais certainement est-ce à cette époque que mon instabilité émotionnelle naquit, qu’une fragilité s’installa, que ma personnalité vrilla. Et que je devins l’être haïssable et déviant que je suis aujourd’hui.


La suite est plus étonnante et plus acide encore. Lorsque nous revînmes Itachi et moi dans la maison familiale que nos parents avaient réinvestie, nous apprîmes quel serait désormais notre quotidien. Avec le recul de l’âge, je me gausse des décisions qui nous furent présentées tout autant que je les conspue. Mes parents persévéraient sottement dans leur mariage, partaient à la reconquête de leur amour et, pour ce faire, allaient investir tous leurs efforts à la reconstruction de leur couple. Nous, enfants, ne devions pas interférer dans ce projet de vie. Peut-être, d’ailleurs, étions-nous les premiers responsables du récent naufrage ; je ne nie pas, d’ailleurs, l’impact délétère d’attitudes d’enfants remuants et perpétuellement agités sur l’harmonie d’un couple. 


On nous informa donc qu’Itachi partait en internat dans le collège de la ville voisine afin d’intégrer une section sport-étude judo. 


Nous ne bronchions pas à l’annonce cruellement factuelle, pourtant déflagrante ; tous deux debout, muets et immobiles, nous prîmes connaissance de la sentence de la bouche même de nos protecteurs naturels. Quant à moi, trop jeune pour échapper à la responsabilité parentale, lors de leurs nombreuses escapades qui ne manquèrent pas de se multiplier par la suite, j’étais confié aux mains expertes de baby-sitters.


Disparaître… devenir invisible… ne plus exister… ne plus respirer ou faire de bruit… ne plus être détectable, discernable dans la nuit opaque de ma penderie.


Qu’il est étrange ce mécanisme de l’oubli ! Ma mémoire est défaillante sur cette période douloureuse de ma vie. Dois-je la louer ? Dois-je la maudire ou tenter de la contraindre à recracher ce qu’elle dissimule encore à ma conscience ? M’aventurer plus avant dans la jungle inextricable de mes souvenirs d’enfance me rebute. Inutile de remuer la merde… 


Mon frère me fut enlevé. Mon soleil, mon modèle, mon invincible. Il revint tout d’abord chaque week-end, plus taciturne et secret que jamais, mais céda bientôt à la fièvre des compétitions. Ses retours s’espacèrent alors et, quand il rentrait, je ne reconnaissais plus mon aîné, ou plutôt je constatais comme nous n’avions plus rien en commun, lui et moi. Je ne l’admirais plus. Je ne l’intéressais plus. Ainsi, nous empruntâmes des routes bien distinctes qui jamais plus ne se croisèrent. Frères et néanmoins étrangers, nous construisîmes nos jeunes vies dans l’indifférence l’un de l’autre.


Il fut un temps pourtant, de cela je me souviens, où nous courions tous deux dans les vagues.


oOo



« Ça fait une éternité, Uchiwa ! » s’écria Shikamaru, manquant de m’assommer en me tombant dessus.


Je me défis de son accolade et grimaçai devant son regard de génie harassé de fatigue braqué sur moi. Je connaissais la sagacité de celui qui me dévisageait avec, pouvait-on croire, désintérêt. Cependant, ce désintérêt était factice. Non pas que Shikamaru souhaitât induire en erreur sur qui il était véritablement, sur ce qu’il convoitait, non, il était juste le plus grand fainéant de l’univers, il ne faisait donc aucun effort pour paraître concerné. Concerné pourtant, Shikamaru l’était souvent, quasiment en permanence, mais son cerveau en perpétuelle ébullition aspirait toute l’énergie dont il disposait ; le reste devenait donc superfétatoire. Je n’ai jamais vu décalage plus grand entre l’être et le paraître que chez ce mec qui est de mes meilleurs amis. Tout ça par flemme aigüe ! Mais en ce soir de retrouvailles avec moi, une flamme curieuse et inquisitrice dansait dans l’onyx de ses prunelles. Pas un de ces feux de joie ou autre brasier ardent, non, une petite étincelle, fragile mais entêtée, à la froideur presque blanche qui, à la sincère préoccupation inquiète de Naruto à mon égard, substituait l’analyse intelligente et distante de l’expérimentateur. Je soupçonnai immédiatement ces deux-là de complot, d’ourdir un plan visant à me ramener du bon côté de la vie. 


Intérieurement, je piaffais et m’agaçais, je n’avais guère envie d’être le sujet d’étude de mon pote ni qu’on me prêtât trop attention. Mes outrances, mes démons, ne regardaient que moi, ils étaient à la fois ma honte absolue, la douleur nichée au creux de mon estomac, et mes trésors fabuleux. Nul ne pouvait comprendre, nul même ne devait s’y essayer. Shika flairait un truc ; enfin, le verbe flairer ne lui sied pas, mais ses voyants me concernant étaient au rouge. Certainement que mon comportement, mes récents manquements à l’appel dérogeaient aux statistiques qu’il avait élaborées sur moi. Un calcul savant venait de faire exploser un coefficient de corrélation, je sortais de la plage de normalité, que sais-je ? Le regard impénétrable et indéniablement talentueux qui me dévisageait, habité par l’étincelle déterminée, m’apparut éminemment dangereux, tel une lame effilée qui se défait de toutes les carapaces.


Ses mains s’enfoncèrent dans ses poches et il resta planté devant moi comme s’il attendait une quelconque réponse de ma part.


« Ouais, une éternité ! » répéta-t-il sans relâcher notre lien visuel.


Qu’avais-tu de plus intéressant à faire que nous retrouver pour faire la fête ? Pourquoi ne pas avoir répondu à mes innombrables messages ? Voilà les questions sous-entendues par sa simple exclamation !


Je suçais des bites Shika ! Cette information altère-t-elle ton flegme légendaire ?


Je maugréais quelques inintelligibles propos, pas des excuses, pas des explications, mais des rebuffades acides. Puis j’esquivais, me détournais, fuyais le regard-scan malaisant de mon ami qui osa un sourire narquois devant mon refus de verbaliser.


Déjà onze heures moins le quart. J’inspirais profondément pour mieux m’imprégner de l’atmosphère délicieuse qui me revigorait. La météo était clémente pour une mi-mai et me retrouver en extérieur, baigné des conneries de tout un chacun, particulièrement celles de Kiba et de Lee, inégalables dans le registre, avait un goût d’insouciance qui me rassénéra. Elle était là ma place ! j’en eus une douce mais inébranlable conviction. Mon essentiel se concentrait dans ces caboches brunes ou blondes qui m’accompagnaient depuis l’enfance, dans ces sourires francs et sincères distribués à l’envi, dans la complicité bienveillante des amitiés qui durent et qui enracinent. Oui, enracinent.

 

Depuis plus de vingt minutes, nous attendions que quelques donzelles nous rejoignent. J’avais cru comprendre que deux manquaient encore à l’appel. Kiba eut le bon goût d’ironiser sur la nécessité féminine de « s’arranger » avant une soirée et fut en conséquence vertement rabroué pas Hinata. Je détaillai l’aînée des Hyuga avec intérêt pendant qu’elle faisait la leçon à son meilleur ami. Depuis quand ne l’avais-je pas croisée ? Plus d’une éternité, aurait justement résumé Nara. Hinata ne se joignait pas systématiquement à nos soirées et des mois me séparaient de notre dernière sortie commune ; aussi j’étais surpris de ne pas retrouver celle qui nous accompagne depuis le collège exactement comme je l’avais laissée. Mes yeux s’attardèrent sur l’ovale de son visage ainsi que sur les courbes arrondies qu’une robe noire à la sobriété sophistiquée mettait en valeur. Un corps de femme et une bouille d’ange... Hinata était désormais une très jolie fille, pleine de charme et d’attraits. Et puis ses manières, ses attitudes avaient changé. Je persévérais dans mon observation mais ne pus distinguer l’exacte nature des bouleversements qui la métamorphosaient. C’était diffus, flou…

Kiba enroula un bras autour de son cou dans une hilarité ridicule. Lui et Choji s’esclaffaient sur je ne sais quel sujet. La brune baigna son meilleur ami d’un regard à la tendresse exacerbée. J’étrécissais les yeux afin, espérai-je, de mieux appréhender le tableau qui m’interpellait.


Il me plaît d’observer les gens. 


Mes amis, mes professeurs, des quidams croisés dans la rue, mes amants d’un soir, ma famille…, nul n’échappe à mon attentive scrutation. Ce n’est pas par bienveillance pour mon prochain – l’altruisme m’est étranger – ni par curiosité, mais par pur intérêt égoïste, un mode de défense quasi-animal, instinctif. C’est pitoyable de voir comme je suis prêt à tout pour servir mon dessein : me dissimuler aux yeux des autres. Trop de pulsions m’habitent et me mettent à genoux ; au sens propre comme au sens figuré, d’ailleurs. Surprendre des regards, des réactions, interpréter des attitudes ou capter des gestes trahissant une émotion ou une intention me confèrent un sentiment de sécurité précieux, une maîtrise de l’environnement dans lequel j’évolue. Avec mes amis, j’aurais voulu crier que j’agissais différemment, que je ne calculais pas, que je n’usais ni de fourberie, ni de duplicité, mais c’eut été mensonges ! Avec eux, plus qu’avec tout autre, et peut-être parce que l’image que je leur renvoyais m’était cruciale, j’usais et abusais de cette ficelle. Je les observais. Je les observais. Je les observais. 


J’ai toujours eu du mal à cerner la relation d’Hinata et Kiba : une amitié qui remonte aux calendes grecques, une complicité limite comique, une bienveillance réciproque ; cependant, je n’imaginais pas que les hormones de l’un ou de l’autre ne soient venues bouleverser l’équilibre que je devinais fragile. Les nuits qu’ils passaient dans le même lit, les secrets partagés, leur tactilité… Certes, Kiba restait l’ineffable et stupide énergumène ingérable et inénarrable amoureux de tout ce qui bouge ; certes, Hinata bafouillait toutes les deux syllabes du fait d’une timidité maladive ; mais ses iris à l’opalescence hypnotique dardés sur le brun au sourire carnassier m’imprégnèrent d’une certitude. L’affection d’Hinata traversait les frontières de l’amitié.


Je n’ai jamais été à l’aise avec le sentiment amoureux. Observer des couples ne m’a pas appris grand-chose sinon qu’il n’y a pas de généralités en la matière. Mes parents sont ma première référence. Référence de merde, cela va sans dire. Je refuse d’aller plus avant dans ma réflexion sur les sentiments qui forgent ou ont forgé leur couple. Pour les autres, tout ou presque m’échappe. Pas simple pour moi de détricoter les liens qui peuvent se nouer entre deux personnes. Liens qui, reconnaissons-le, peinent à affronter l’usure du temps, s’étiolent, se rompent ou résistent, mais alors dans une si ténue dimension que ladite relation n’est plus qu’une pathétique cohabitation de principe, une facilité, une lâcheté. J’entends, bien évidemment, que le désir, cette putain envie de baiser qui me taraude au même titre que le reste du monde, la sécurité affective, l’attachement, sont des constantes dans les quêtes d’un être humain. Constantes qui engagent à l’engagement amoureux ? Pouah, je sais qu’il manque un truc à mon raisonnement ; oui l’essentiel, comme le nomment les puristes romantiques, m’est totalement inaccessible. Stupidement, avec Karin, j’ai tenté de me couler dans ce moule qui s’est révélé trop étroit pour moi, ou alors inadapté. Pourtant, appartenir à la caste enviée des « personnes en capacité de tomber amoureuses » était on ne peut plus essentiel pour moi, cela m’ouvrait en quelque sorte les portes de la normalité. Normalité à laquelle j’aimerais tellement correspondre, normalité qui s’obstine à me reléguer au-delà de ses confins. 


Une bite apparut soudain dans l’ineptie de mon palais intérieur. Une grosse bite en érection, turgescente et luisante, chaude à souhait. Mes entrailles se tordirent d’un désir salace. Bordel ! Ce soir-là, je renonçais à sucer pour sortir avec mes potes, pour rencontrer la copine de Neji, la prochaine poule de Naruto… Étais-je con ? Je réalisais fantasmer sur une normalité qui ne me satisfaisait pas le moins du monde ! Mon désir à moi, c’était sucer des bites, faire jouir des mecs dans ma bouche. Ma réalité valait-elle moins qu’une autre ? 


Je m’étranglais à moitié tandis que mes réflexions fusaient dans mon cerveau malade. Vite, je balançai un regard noir autour de moi pour vérifier qu’aucun n’avait surpris mon malaise ; comme si on pouvait lire dans mes pensées ; comme si le mot bite était tatoué sur mon front ! Mes yeux se posèrent sur Naruto qui discutait avec Neji et sa copine. Comme à son habitude mon pote parlait fort et mêlait le sourire à ses mots, ses mains battaient l’air pour appuyer son propos. Je ne prêtai pas attention au sujet abordé – il était encore question d’une des retardataires – je recentrai mon attention sur Tenten. 


L’amoureuse de Neji, comme la surnommait Kiba, était une fille relativement mignonne et qui semblait peu farouche. Certainement ne lui avais-je pas fait bonne impression en répondant à peine à son salut lorsqu’on me l’avait présentée. À mes yeux, elle ne présentait que peu d’intérêts, sinon celui d’avoir attiré le regard pourtant difficile de l’Hyuga. Sans en avoir l’air, je l’avais dévisagée. Mignonne, frondeuse, pas très délicate, pas très douce. C’est clairement un délit de sale gueule que je lui opposais, mais rien dans ses manières ne m’avait convaincu. Les sourcils contractés de la fille sur ses gardes, une gouaille légèrement racoleuse, le sourire moqueur, nulle trace de charme. Du moins, je n’en détectai pas. J’étais resté impassible devant son déballage de bonne humeur, ce qui l’avait légèrement décontenancée. Croyait-elle être en terrain conquis ? Mon pote m’avait balancé un de ses regards de la mort qui tue dont il a le secret, mais n’était pas intervenu pour dégeler l’ambiance que j’avais si bien réfrigérée. Faut dire que faire des efforts pour plaire aux autres n’était pas dans mes talents et ça, tout le monde le savait. Je n’avais pas l’intention d’élargir mon groupe d’amis, Tenten ne serait donc pas de ceux-là. Le message, aussi indélicat soit-il, était parfaitement passé.


Des bruits de talons battant le bitume se firent entendre et attirèrent l’attention de tous sur la nouvelle arrivante. Fendant l’obscurité du campus, une blonde apprêtée surgit et fondit sur nous telle une fascinante apparition spectrale. Je restai coi quelques instants, presque bouleversé.


Après avoir précisément reluqué le spécimen de nana sublimissime qui venait de nous rejoindre, je me tournai vers mes potes, plus exactement vers mon meilleur ami que je savais très sensible à ce genre de beauté.


Voilà donc celle qui va m’empêcher de dormir cette nuit, Naruto ? Ta prochaine proie ?


Je le découvris passablement stoïque, mais interpellé tout de même par la créature délicieuse qui, sans le savoir, se jetait en courant dans la gueule du loup. Aux côtés du blond, la langue traînant jusqu’au sol comme à son habitude, Kiba ne cachait pas son vif intérêt pour la femelle blondinette inconnue et émit quelques jappements de joie dont il était tout aussi coutumier. Consciente et ravie de son effet, la blonde évita la rencontre avec les deux mâles en rut pour saluer son amie en l’enlaçant mielleusement. Je levai les yeux au ciel. Les manières féminines sont gonflantes au possible ; tellement calculées ; tellement sophistiquées. Hommes et femmes ne cèdent pas aux mêmes rituels, reconnaissons-le, et fort heureusement pour nous d’ailleurs. Nous abandonnons sans regret les minauderies pompeuses et autres simagrées imbuvables à la gent féminine. 


Je m’approchai de Naruto :


« Hé bien, tu vas pas t’ennuyer cette nuit on dirait. », balançai-je grassement.


Un regard bleu d’incompréhension se leva vers moi, mais avant qu’il ne puisse répondre, une voix aux accents toniques et moqueurs nous interpella.


« Quel honneur pour moi ! Uzumaki Naruto, Uchiwa Sasuke, je m’appelle Ino. Enchantée ! »


Je me tournai vers Ino et sa voix pleine de suavité, Naruto m’imita. Elle s’inclina légèrement devant nous. 


Clairement, cette fille était une bombe atomique. Un simple regard posé sur elle suffit à me convaincre qu’une tripotée de bonnes fées s’était penchée sur son berceau pour la combler de toutes les grâces possibles ; rien n’était à jeter. Blonde et lumineuse, grande et élancée, un visage de poupée, une expression de bonheur et de franchise très attirante, des yeux immenses dont les nuances m’échappèrent dans l’obscurité mais dont je perçus facilement l’éclat et l’intelligence. Fraîcheur et malice se dégageaient de sa personne. Cette fille jouissait d’une capacité d’attraction folle qu’elle ne pouvait ignorer et, bien que peu sensible à tant de charmes féminins, je restai médusé, hameçonné. Elle releva son joli minois vers nous et offrit un sourire désarmant.


« On se connaît ? » questionna Naruto qui devait déjà avoir la quéquette dans les étoiles.


Étrange ta question… ce n’est pas la fille que tu voulais me présenter ?


« Moi, je vous connais ! répondit-elle, superbe. La réputation… la rumeur… Naruto, autant te dire que je sais bien plus de choses sur toi que ce que la décence m’autorise à évoquer ce soir. »


Estomaqué, le blond resta mué comme une carpe, admirant le morceau de choix qui n’avait visiblement pas froid aux yeux et qui osait le toiser et le défier avec assurance. Était-ce du lard ou du cochon ? Je scrutai ses réactions. Rien n’est plus épatant que le Kyūbi en mode attaque. J’attendais une répartie bien sentie du dragueur invétéré et pressentis une victoire éclatante et, somme toute, facile. Pourtant, Naruto fixait le potentiel trophée de cet air que je ne lui connaissais pas. Renoncement ? Abstinence ce soir ? NON !? Fière et presque désintéressée, Ino balaya son regard vers moi. Détestant ce genre d’insinuation lorsque j’en étais le sujet, je décidai d’étaler ma morgue, j’enfonçai donc au plus profond de son regard mon Sharingan activé dans le dessein de désarmer la langue visiblement bien affûtée.


Et c’est quoi ma réputation à moi ? P’tite bite ? Baiseur de merde ? Pédé ?


Contrairement à tous les gars du monde, je n’aime pas les filles trop belles et qui bien souvent le savent et en jouent ; celles qui promènent leur mec comme on promène un caniche. Un mec toujours très beau, très propre sur lui, très faire-valoir, très porte-bagages. J’ai le jugement abrupt, je sais. Mais Ino débarquait dans notre vie ce soir-là avec un aplomb et une arrogance qui m’écorchèrent. Une grimace s’imposa sur mes lèvres, je l’affichai avec délectation dans le secret espoir qu’elle repoussât très loin de moi cette échevelée délurée.


« Salut. » me fendis-je en amabilité feinte.


Ino me rendit mon salut du bout des lèvres et renonça à engager plus avant la conversation.


« Lui, c’est l’associable ! C’est ça sa réputation ? », intervint Kiba, goguenard, en se pendant à mon cou pour attirer de nouveau l’attention de la blonde sur moi, mais surtout sur lui.


Je jurais et me débattais tandis que l’abruti me tapait sur la poitrine pour prouver que je n’étais pas si méchant, que je ne mordais pas, que je supportais le contact. Kiba et ses manières de dresseur de molosses !


« Un peu, oui, confirma Ino avec hésitation, presqu’égard – ce dont je lui fus reconnaissant – tout en considérant attentivement l’énergumène qui m’enlaçait.

— Donc, nous avons Sasuke l’associable, voici Kiba l’insupportable, présenta Shikamaru en approchant pour offrir un accueil en bonne et due forme à l’amie de Tenten. Je suis Nara Shikamaru…

— Le flemmard ! coupa Kiba.

— Le réfléchi, corrigea le brun faussement offusqué.

— Je suis Choji le gourmet, ravi de te rencontrer Ino, avança notre ami, un sourire bonhomme sur les lèvres.

— Vu que je connaissais déjà Neji l’insaisissable – dixit Tenten – et Lee le magnifique – dixit Lee lui-même – ajouta Ino dans un clin d’œil complice, j’ai une bonne idée maintenant de tout votre groupe. Il ne reste que… »


Elle pivota vers Hinata qui restait à l’écart.


« Hinata, prononça la brune de sa petite voix. Hinata, la… »


L’inspiration ne lui vint pas – c’était ridicule, pourquoi vouloir s’engager dans le même protocole de présentation ? – et un léger silence embarrassant colora de rouge ses joues à l’humeur changeante.


« Hinata notre princesse à tous ! » acheva Naruto dans le souci de soustraire la timide à la curiosité générale.


Enroulée dans le bras puissant de son ex-amoureux, la brune piqua un fard encore plus flagrant. Et tous d’abonder avec force et conviction – j’en fis tout autant, convaincu qu’il s’agissait là d’une vérité indéniable – pendant que Naruto taquinait le nez de la Hyuga avec la gentillesse qu’il usait toujours avec elle. Rapidement, je zieutai Kiba qui ne broncha pas, ni ne parut contrarié par la proximité de ses deux amis. Bientôt, je le vis détourner le regard de la scène pour manger des yeux la blonde Ino. Soudainement consciente de l’intérêt suscité, cette dernière se crispa mais accepta volontiers l’échange visuel et même le soutint, le tendit. Mes sourcils se froncèrent tandis que je reportais mon attention sur notre princesse dont les pommettes avaient perdu de leur éclat vermeil. Il ne fut pas difficile pour moi de pressentir un prochain séisme entre ces deux-là. Un séisme dont seuls la magnitude et la temporalité manquaient à mon analyse.


« Que fait Sakura ? » questionna Naruto, passablement agacé par l’absence de la dernière nana.


Putain, encore une…


La réponse d’Ino ne me parvint que sous forme de bribes, les yeux accusateurs et déstabilisants de Neji et sa voix grave captèrent toute mon attention :


« On est vraiment effrayant, tu ne trouves pas ?

— Quoi ? qu’est-ce que tu racontes ? relevai-je en le considérant face à face.

— Notre groupe… nous huit… on impressionne à en devenir effrayants, tu n’es pas d’accord ?

— Hn, répondis-je d’un air embêté, soupçonnant quelques griefs.

— On est trop fusionnels, trop complices.

— On se voit quasiment jamais, interjetai-je en allumant une clope et en observant la beauté marmoréenne de l’Hyuga. »


Un sourire opalin s’invita à la commissure de ses lèvres, une mèche de ses cheveux tomba devant ses yeux alors qu’il tournait la tête dans la direction opposée à moi. Instinctivement, je suivis son regard. Tenten. Je ne fus pas surpris de la trouver inspiratrice de notre échange.


« Ben quand on se voit, on ne laisse de place à personne.

— Peut-être parce qu’on a besoin de personne, soufflai-je en même temps que la fumée.

— Parle pour toi Sasuke, claqua le brun, passablement excédé par ma volonté de non-adhésion à ce qu’il sous-entendait.

— Et je ne vois pas ce qu’on a de si effrayant, relançai-je, sourd à la blessure involontaire qu’on venait de me porter.

— Regarde-nous, éclaira mon contradicteur en s’appuyant d’un geste de la main, des fleuves de testostérone, des mecs populaires, des dominants … »


Des baiseurs. C’est comme ça que tu me vois, Neji ? T’as quoi dans les yeux ?


« Des mecs qui se connaissent depuis toujours, qui se connaissent par cœur, … »


Je plissai le front, je désapprouvai.


« Vus de l’extérieur, laisse-moi te dire que nous sommes effrayants et inaccessibles.

— C’est ridicule, persifflai-je, je sais pas ce qui te fait dire ça, je suis désolé si j’ai pas accueilli Tenten exactement comme tu le souhaitais, mais il me semble qu’on a toujours ouvert notre cercle. Tu as la mémoire courte, les nanas d’untel, les potes d’un autre. Certes, ça ne se fait pas en un clic, mais on n’a jamais bouffé personne.

— Rien à voir avec Tenten, mentit-il très mal, mais Sasuke, tu n’es pas honnête. Regarde-nous ce soir. »


D’un bref regard à la ronde, je contemplais notre microcosme.


« Vois-tu des pièces rapportées ? questionna l’étudiant en médecine. Certains ont essayé, aucun n’a réussi et, ce soir, personne ne nous manque. »


Nos regards s’entrechoquèrent. Oui, l’onyx agressif de mes iris se heurta à l’ivoirine irisée de ses douces prunelles. Comment faisait-il donc pour ne jamais céder à la colère ? Mon admiration sans borne lui était acquise, le savait-il ? 


Malgré l’acidité qui gagnait ma gorge, il me fallait reconnaître que l’Hyuga n’était pas complètement à côté de la plaque. Rien ne me rebutait plus que de laisser entrer dans mon cercle de nouveaux personnages, ça m’irritait au possible de devoir me surveiller dans la crainte qu’on me lise ou me surprenne. Notre monde amical se résumait à nous huit et, bien qu’on fît mine de flexibilité, qu’on tentât d’intégrer, la greffe ne prit jamais. Et cette invariabilité me plaisait, elle me sécurisait, et j’œuvrais pour qu’elle demeure. Je montrais ostensiblement mes réticences à l’invasion de mon territoire, quitte à passer pour un con. 


Mes amis, mon territoire… Mes amis, mon monde…


« Je tiens à Tenten, Sasuke, prononça-t-il soudain, attirant mon œil surpris par son épanchement pour le moins inhabituel. Et laisse-moi te dire que ton attitude envers elle a été lamentable ! »


Je déglutis de culpabilité, conscient de ma connerie.


« J’en appelle pas à ton cœur, prononça-t-il froidement, car il faut croire que tu n’en as pas encore trouvé le mode d’emploi, mais j’en appelle à ton intelligence. J’ai beaucoup moins de doute à ce sujet. Fais un effort…

— Sinon ? répliquai-je, dents serrées, tandis qu’il me tournait le dos. »


Il stoppa et se retourna pour clarifier la situation.


« Y a pas d’sinon, ne me fais pas dire ce que je ne veux pas dire. Je te donne un conseil Sasuke, je ne te fais pas la leçon. »


Et il s’éloigna. Superbe et vainqueur, il s’éloigna. Je restai prostré.


Derrière moi l’effervescence.


Naruto qui piaillait, Lee qui s’extasiait, qui fanfaronnait ; des voix féminines ; de la fraîcheur ; des sourires.


Je ne lâchai pas du regard la stature altière de l’héritier Hyuga et restai sourd aux logorrhées joyeuses dans mon dos. Je refusai catégoriquement de me mêler aux éclats de vie que je devinais plus que je ne les entendais. Les mots récemment prononcés résonnaient en moi comme des tocsins sonnant l’alarme. C’était quoi cette alarme ? Un danger, une prémonition…, une fissure, une brèche dans le barrage de mes émotions ? Des pulsions que je ne sus pas clairement définir me prirent d’assaut, des vagues glacées déferlèrent dans mes tripes jusqu’à me fiche la nausée. 


J’vais gerber.


Ainsi, je n’étais pas mieux cerné par celui que j’admirais tant, celui qui condensait, à mes yeux, les plus belles qualités qu’un mec puisse avoir. Une autre virilité. La douceur subtile qui caractérisait l’Hyuga ne le déparait pas de virilité et l’auréolait même d’une aura de modèle. Rien d’agressif ou de conquérant dans sa manière d’être homme ; incontestablement, sa maturité surpassait de loin toutes les nôtres réunies. Cependant, malgré toute la lumière qu’il irradiait, malgré toute sa sagesse, il ne voyait rien de ce qui me rongeait. Mes monstres pouvaient se repaître tranquilles !


Je n’avais pas encore trouvé le mode d’emploi de mon cœur ? C’était quoi cette attaque en règle débile ? Uniquement préoccupé par l’accueil réservé à sa greluche, Neji en oubliait d’être clairvoyant. Ou bien alors rien de ce que j’étais ne l’intéressait suffisamment pour qu’il en vienne à me passer au byakugan ? Qu’il aille se faire foutre d’ailleurs avec son dojutsu de pacotille !


Et puis cette manière de se la jouer grand seigneur… de me faire la leçon… Bien sûr que si, il venait de me faire la leçon ! Me dire comment je dois me comporter, m’enjoindre à moins de rigidité, à moins de trouille, à moins de tiédeur.


Derrière moi, la dernière arrivée créait le buzz et déjà j’en étais agacé. Je tentai de maîtriser toute la perplexité qui m’envahit puis engageai un demi-tour avec un sourire tendu cloué sur les lèvres. Des efforts, j’allais faire des efforts.


« Sakura, voilà Sasuke, se précipita mon ami pour le moins nerveux, tu sais je t’en ai parlé… »


Naruto chuchotait presque, je remarquai le ballet de ses doigts, son maintien empesé. J’en fis fi et mon regard plongea vers Sakura.


C’est quoi cette couleur de cheveux ?


Ce fut ma prime impression, une chevelure d’un rose incongru imprima le paysage et envahit ma rétine. J’échappai comme je pus à la curieuse emprise dont je pris conscience dès que cette fille pénétra mon univers.


« J’espère que Naruto a dressé de moi un portrait plutôt flatteur, dis-je bêtement en voulant avoir l’air sympathique pour une fois, tout en considérant enfin le visage de la nana.

— Absolument, il ne tarit pas d’éloge sur toi. Ravie d’avoir enfin l’occasion de te rencontrer. »


Ce fut gênant au possible d’être dans le jeu et dans la légèreté, de badiner, et de la dévisager dans le même temps. Notre rencontre fut… déconcertante. Enfin, l’adjectif ne retranscrit pas exactement l’ébranlement qui fit trembler mon ventre. Étrange, inattendue… je ne sais pas. Sakura avait de grands yeux expressifs et rieurs, des pommettes hautes, le sourire facile. Je ne pris pas la peine, dans les premiers instants, de reluquer ses fringues ou sa dégaine, d’analyser sa gestuelle, de tenter de la ranger dans une catégorie. Naruto roucoulait à nos côtés, était aux anges de me voir affable, appréciait de faire les présentations plus approfondies. Lee se mêla à la conversation, visiblement sensible au magnétisme de la rose, puis Choji se joignit au groupe, et même Neji me gratifia d’un sourire complice. Sakura était de sa promotion ; d’après ce que je compris, elle avait tenu un rôle majeur dans sa rencontre avec Tenten ; et puis plein d’autres sujets furent évoqués mais je ne retins rien. Ouais, je faisais des efforts, mais uniquement en superficialité. Bien tapi au fond de ma grotte intérieure, mon attention ne se portait que sur celle que Naruto avait voulu me présenter, celle qu’il voulait se taper dans la nuit, vraisemblablement. Sakura. Il y avait un truc, je ne sais pas, des phéromones, des molécules chimiques qui voyageaient entre elle et moi et qui noyaient mon cerveau. C’était hyper déplaisant et il me fut quasiment impossible d’échapper à l’emprise invisible.


La conversation était bien engagée entre nous tous, une certaine euphorie déliait les langues et les stupidités fusaient de toute part. Faut dire que parmi nous se cachaient des champions du monde de la crétinerie. Je participais, je n’étais pas exempt de ressources en ce domaine. Oui, aussi incroyable que cela paraisse, je participais. Je m’étonnais moi-même. Voulais-je me racheter aux yeux de Neji ? Voulais-je plaire aux nouvelles venues ? Voulais-je tenter de saisir une normalité que je pressentais accessible, pour une fois ? Pas de réponse claire, mais un désir d’en être imprimait ma loquacité, réveillait ma spontanéité et, dans un plaisir non feint, je me plaçai sous le feu des projecteurs. Comme je fus volubile, moi d’ordinaire si taiseux ! Sakura, Ino et Tenten entrèrent dans la danse et leur sourire marqua des points, on ne tenait plus les ténors de la quéquette qui rivalisaient de manœuvres séductrices grotesques. De ce jeu-là, par contre, je m’abstenais. 


Nous discutâmes beaucoup avant de prendre le chemin des bars. Il y avait les échanges verbaux, que tous captaient, et les non-verbaux, les électriques, passerelles d’électrons tendues entre deux corps sur le qui-vive. Putain, cette fille m’intéressait sans que j’en cerne les raisons ! Et pendant que nous participions à quelques débats ineptes, il me sembla que nos bouches et nos regards tenaient des discours différents, complètement déconnectés l’un de l’autre. Pendant que des mots franchissaient nos lèvres, tordaient le cou au système de l’enseignement supérieur ou de l’hôpital, nos regards se cherchaient, se trouvaient, se captaient et se donnaient la fièvre. J’étais désarçonné car, bordel, je n’étais pas coutumier de l’exercice. Pire encore, tomber aussi bas m’exécrait. Vouloir la normalité c’était une chose ; y réussir, y prendre un certain plaisir, c’était une hérésie. Le corbeau sur mon épaule croassait dans mes oreilles à me rendre sourd, le serpent pendu à mon cou resserrait son étreinte mortelle, il se rappelait à mon bon souvenir…


Sasuke, souviens-toi ! me susurrait-il sans cesse. Sais-tu seulement qui tu es ?... Sasuke le suceur. Sasuke le suceur. Sasuke le suceur.


Fort heureusement, nous mettre en route sépara le groupe et me permit de m’arracher au malaise grandissant. Sans même le réaliser, l’air me manquait et l’urgence était à la reconquête de mon self-control, à échapper à mes monstres. Exercices de respiration, hyperventilation, détente musculaire en marche rapide et apport de nicotine important au niveau du cortex. Je décollai. Il aurait fallu carrément que je m’en roule un mais au milieu de toute la bien-pensance je préférai m’abstenir. Naruto, Sakura et Lee restèrent en tête de cortège. La rose fut littéralement capturée par les deux prétendants plus entreprenants l’un que l’autre. Ils rivalisaient de bons mots, se la jouaient jolis cœurs et le rire tintinnabulant et joyeux de l’étudiante se déversait en flots généreux, captivait mon attention. Plus qu’attentif, j’étais aux aguets. De dos, j’avais tout le loisir de détailler son physique.


« J’espère que c’est la première et dernière fois que ces filles sortent avec nous. » déclara une voix dépitée à mes côtés, me détournant de mon projet de voyeurisme.


Hinata me parlait-elle vraiment ? Marchant à mes côtés mais sans me porter le moindre regard, elle affichait son affliction dans le masque d’indifférence de son visage. Quiconque la connaissait un peu savait comme Hinata était une jeune fille au grain de peau changeant, ses variations trahissaient les émotions qui la traversaient sans qu’elle pût y remédier. Pâle et impassible, notre princesse était vraisemblablement la proie d’un désarroi profond. La jalousie. Ce n’était pas bien difficile à identifier. La jalousie ! D’un rapide coup d’œil sur notre droite, j’observai Ino et Kiba en pleine discussion. Étudiante en deuxième année de vétérinaire, la blonde avait trouvé une passion commune avec notre cabot fou : les chiens. Il était à parier qu’elle ferait bientôt connaissance d’Hakamaru, le colosse blanc de l’Inuzuka, peluche géante et bien trop affectueuse à mon goût, prunelle des yeux de son maître. Hinata marchait à mes côtés sans même considérer le couple qui, à l’écart, liait plus étroitement. Je persévérais dans l’observation. Exceptionnellement, Kiba ne tombait pas dans ses travers ; pas de cri, pas de démesure ni d’exubérance. 


Il y avait péril en la demeure ! Et, si j’étais capable de déceler une affinité naissante, mais sérieuse, entre le brun et la blonde, Hinata ne pouvait pas la manquer.


« C’est Ino le problème, non ? décidai-je de mettre les pieds dans le plat en suggérant que les deux autres méritaient un autre jugement.

— Ino ou Sakura, c’est pareil ! osa la brune. Elles ne manquent pas d’air à débarquer comme ça et à s’accaparer tout ce qu’elles peuvent. Je n’aime pas du tout ce genre de mentalité. Crois-moi Sasuke, ça sent les embrouilles à plein nez. »


Je remarquai qu’Hinata ne mettait pas Tenten, l’amoureuse de son cousin, dans le même panier que ses amies. Bien sûr, je ne communiquai pas sur cette mesquinerie. À vrai dire, tout ce qu’elle évoquait m’apparaissait on ne peut plus fondé et l’avenir lui donnerait certainement raison. De nous tous, Hinata était celle qui avait le plus à perdre dans l’élargissement de notre groupe et cela allait bien au-delà de Kiba avec Ino ou de Naruto avec Sakura, son statut privilégié était menacé. Hinata, notre princesse, la seule femelle de la meute, celle que l’on protège, celle qui jouit de toutes nos attentions, la seule jamais acceptée. Son univers, ce soir-là, tremblait ; un nouvel ordre émergeait et je constatai qu’elle en était tout aussi consciente que moi, tout aussi affectée que je l’étais.


Qui plus est, un autre point devait lui être particulièrement pénible, enfin j’imagine. Scolairement, disons les choses, Hinata avait cumulé les échecs, elle était ni plus ni moins ce qu’on appelle un cancre. Elle avait quitté l’enseignement secondaire sans obtenir son baccalauréat malgré trois tentatives et, les vingt-et-un ans à peine révolus, elle était déjà ménagère de moins de… Voilà certainement ce qui me désolait le plus chez elle, une certaine paresse intellectuelle, un manque cruel de jugeotte, peu d’appétence pour les sciences, les techniques. Sa famille, riche et installée, lui offrirait certainement un époux terne mais furieusement friqué – rien à voir avec Kiba – qui saurait l’engrosser au moins trois fois, comme il convient dans ce milieu, et tout ce beau monde évoluerait dans l’opulence froide de la haute bourgeoisie, la vie rythmée par les obligations religieuses, caritatives et mondaines. Mais en cet instant qu’elle estimait fatidique, au milieu de notre ribambelle amicale, elle peinait à soutenir la comparaison. Hinata n’avait pas la flamboyance d’une Ino, ni le charisme subtil d’une Sakura, deux filles de son âge auréolées de leur réussite et à qui les mâles de son cheptel distribuaient des sourires conquis.


Il fallait vraiment être le plus méprisable des amis et le plus phallocrate des imbéciles pour penser de la sorte ! Aujourd’hui, j’ai cette conscience, mais hier je puais le mépris pour les gens sans parcours universitaire. En vérité, j’étais alors simplement aveugle aux qualités intrinsèques de celle qui était ma seule amie, pétri de convictions crétines, prônant la supériorité des raisonnements intellectuels sur les valeurs du cœur, de loyauté et de générosité. Et encore, même en reconnaissant ma stupidité, j’aurais été dans le faux ! Hinata n’était pas inintelligente comme je le regrettais, elle était dotée d’une très – trop – grande sensibilité. Elle était artiste ; donc loin d’être résumable à son statut de fille aînée d’une des familles les plus aisées de Konoha. Elle peignait merveilleusement bien, variait les techniques, les supports, les styles. Créer, sculpter, dessiner… ses dons étaient multiples et encensés par beaucoup. J’étais critique, méprisant, étroit d’esprit. Oh oui, d’une étroitesse qui fait pitié ! Kiba et Naruto avaient tenté de m’ouvrir les yeux sur les réels talents d’Hinata, de me faire accéder à tout ce qu’elle diffusait dans leur amitié. J’y étais resté sourd, insensible et, certainement, avais-je failli à mon rôle d’ami auprès d’elle, tout autant que je n’avais pas su profiter de tout ce qu’elle était en capacité de m’offrir. Un regard délicat, une écoute, une épaule, une compassion, une compréhension dénuée d’enjeu viril.


« Laisse couler Hina. Comme d’habitude Kiba se fera jeter d’ici une semaine et tu le récupéreras pour le consoler.

— T’es aveugle ou quoi ? rebondit-elle sur ma proposition avec agressivité, me couvrant d’un regard noir (exploit pour un Hyuga !). Il y a quelque chose de différent avec cette fille, elle va s’incruster. J’le sais, j’le sens… Et puis il y a l’attrait de la nouveauté ; de l’attrait à l’attirance, il n’y a qu’un pas et je connais Kiba, il ne résistera pas… Et puis elle fait véto…

— Je comprends, abondai-je en zieutant de nouveau les deux concernés particulièrement bien assortis, tu as peut-être raison.

— Elle te plaît pas à toi ?

— Hein ?

— Je veux dire… »


Elle ne termina pas sa phrase ; c’était de toute façon inutile, j’avais compris. Sa voix s’était quasiment éteinte tandis qu’elle me soufflait de me placer concurrent de son meilleur pote, son regard avait fui le mien. Je faillis m’étrangler. 


Non, elle ne me plaît pas !


« Tu me suggères de coucher avec elle ? balbutiai-je d’incrédulité.

— Non, se défendit-elle, pas coucher ! Juste jouer, séduire, flirter. Tu plais aux filles Sasuke, et puis Ino est jolie, non ?

— Non, elle ne me plaît pas ! mis-je abruptement un terme à ses espoirs.

— Tu interprètes mal, limite tu te fâches alors que je ne réclame pas de sacrifice ! Tu peux juste faire un effort pour faire davantage connaissance avec elle, discuter, échanger. Enfin, des trucs qui se font quand on est socialement normal. »


Ça claqua dans mes oreilles, mes yeux se chargèrent de feu.


Faire un effort… socialement normal… normal ?


« Pourquoi ne dis-tu pas à Kiba ce que tu ressens pour lui ? s’enquit Shikamaru, débarquant inopinément dans notre conversation. Ce serait plus simple, non ? »


Hinata sursauta en se tournant vers le nouvel arrivé qui s’était placé à sa hauteur.


« Fais-lui part de tes sentiments.

— Non, se fit-elle murmure.

— Il a raison, renchéris-je, soulagé de l’intervention-miracle qui strangula ma colère naissante. Kiba ne connaît que l’action et la réaction, n’attends pas qu’il devine quoi que ce soit, ça n’arrivera pas. »


La brune se rembrunit, quitta l’espace de notre échange pour plonger dans la jungle de sa réflexion. Nous l’admirâmes, Shika et moi, tandis que des vagues colorées imprimèrent ses joues et son front, révélant les émotions qui la sillonnaient. Hinata la fille arc-en-ciel fut l’étrange pensée qui me pénétra.


« Impossible ! déclama-t-elle soudain, ressurgissant dans notre dimension. Ce ne sont pas mes sentiments qui doivent infléchir son jugement ou susciter une réciprocité, on se fiche que je l’aime, vous comprenez ? Ce qui importe c’est ce que lui ressent pour moi, c’est la réalité de son cœur. 

— Ppff, souffla le brun à la coiffure indescriptible, tout en haussant les épaules. Voilà une vision trop idéaliste et romantique ! C’est un mec Hinata, il ne réfléchit pas comme toi. 

— Tous les mecs ne réfléchissent pas de la même façon, heureusement ! nous gratifia-t-elle d’une petite estocade. »


Le regard harassé de Shika balaya mon visage avant de se reposer sur la fille qui marchait entre nous.


« Pas faux ! dut-il reconnaître. Mais Kiba n’est pas Neji, Hinata. Il n’est qu’instinct et pulsions lorsqu’il est question de nanas, complètement infichu d’intellectualiser la chose.

— Pourtant il tombe amoureux, réfuta notre contradictrice.

— Et tomber amoureux, ce n’est pas répondre à une pulsion ? »


La question avait de quoi appeler à la cogitation.


« Non, répondit Hinata après quelques instants d’hésitation. Chez lui, c’est si innocent, si sincère. Il sème son amour à tout vent.

— Connerie ! scanda Shikamaru. Kiba ignore ce que tomber amoureux signifie vraiment, il a la fâcheuse tendance à tout confondre. Désir, sentiments, engagement. Il est tout autant infichu d’intellectualiser la chose qu’il l’est de poser le vocabulaire adéquat sur ce qui le motive. Et puis la sincérité et l’innocence que tu décris sont justement des manifestations de son immaturité amoureuse… il me semble. »


Intérieurement, je ne savais plus où me foutre, la conversation me mettait mal à l’aise, nous discutions tout de même des aptitudes de l’un des nôtres à « tomber amoureux ». Évidemment, cela faisait écho à mes propres interrogations, à l’image que je renvoyais concernant ce sujet particulier, à mon handicap.


Handicapé du cœur, impotent du sentiment.


« Clairement, Kiba pense avec sa teub, résumai-je, comme la majorité d’entre nous. »


Voilà, je m’étais inscrit dans le schéma ! Mes deux amis me criblèrent de regards médusés et choqués. 


Ben quoi ? Peut-être suis-je plus grossier que vous mais je suis largement moins impudique !

 

La pudeur… Faisais-je preuve de pudeur ou de respect envers moi-même lorsque je me précipitais, affamé, sur des pénis inconnus ? Oserais-je seulement le prétendre ?


La pudeur, m’entendis-je penser, chacun la met là où il la vit ! Personnellement, je ne la vivais pas dans mon calebar, je la vivais dans ma poitrine désolément stérile, dans l’abîme de ma mémoire défaillante. 


Dans mon calebar, autre chose que de la pudeur… des complexes… des fantasmes honteux…


J’osai un regard vers la fleur qui virevoltait à quelques mètres devant mes yeux. Tout se bousculait dans mon cerveau en mode alerte. Des pénis en érection, la crainte d’être démasqué, estampillé « pédé », la peur viscérale de n’être jamais capable de m’éprendre. 


« Vous êtes désespérants, s’affligea la brune aux yeux de cristal. Et puis je te trouve mal inspiré sur ce coup-là, Shika, l’innocence et la sincérité n’ont rien d’immature. L’amour ne s’intellectualise pas.

— Chacun ses concepts, consentit le génie des mathématiques, cachant mal un début d’ébranlement. Quoi qu’on en pense, le temps joue en ta défaveur Hinata. Ne laisse pas Kiba s’amouracher de cette fille qui a tout pour lui plaire, dis-lui simplement ce que tu ressens.

— Je vais le perdre si je fais ça, matérialisa-t-elle sa peur. Nous deux, vous ne comprenez pas… »


Bien sûr que si, nous comprenions. Une amitié fraternelle, non pas une amitié amoureuse…


Elle nous laissa tous deux pour rejoindre Kiba, Ino et Choji et se mêler à leurs rires dans une fausse décontraction. Aussitôt, Shikamaru et moi nous nous retrouvâmes en silence, marchant d’un même pas dans un climat serein que je savourai.


« J’adore ta délicatesse, Sasuke ! rompit-il la paix ambiante. Pour ta gouverne, je ne pense pas avec ma teub !

— Ouais, je sais.

— J’espère qu’Hinata aura le courage de parler à Kiba.

— Hum, temporisai-je. Est-ce que ça changera quelque chose ? »


Durant les quelques secondes qui s’égrenèrent, notre attention s’attarda sur la blonde et le brun.


« Je ne parierais pas là-dessus. » clôt-il le sujet.


Je me tus. Nous nous tûmes. Et, enfin, je pus m’adonner au zieutage du groupe qui marchait devant moi. 


Naruto dans une ronde effrénée s’improvisait paon et sa traîne virtuelle s’étalait derrière lui en de longues gerbes multicolores. Les yeux géants qui l’ornaient se dressaient, érectiles. Les ocelles d’un bleu vif s’harmonisaient au regard perçant pour dessiner dans le sillage du blond une roue majestueuse au pouvoir hypnotique. La souplesse de son corps, sa verve allumée, ses gestes enveloppants lui conféraient des atouts inégalables. Il était bel et bien un prétendant en parade nuptiale, prêt à en découdre avec son rival. 


Lee, rival de pacotille. Coupe au bol impeccable, gros sourcils en bataille, broussaille indomptable, yeux globuleux roulants dans leurs orbites, l’apprenti ombrageuse panthère de jade paraissait ridicule en comparaison du Kyūbi. À trop vouloir en exhiber, il sombrait dans la caricature de lui-même.


Je restai impassible devant le spectacle désopilant mais, il me faut l’admettre, j’étais chahuté par ce qui se jouait autour de Sakura. Celle-ci souffrait en rires tumultueux les tentatives de séduction, plaisantait avec l’un, puis l’autre, veillait à n’en contrarier aucun. Je n’aimais pas cette lâche volonté que je devinais. Ne pas blesser, ne pas repousser clairement.


Brusquement, elle tourna la tête vers nous et capta mon regard. Impassible, je soutins le sien sans ciller. Distinctement, je discernai le fard piquer son front. Aussi vite elle détourna les yeux. J’inspirai profondément dans un dessein de maîtrise. Le manège étrange se répéta plusieurs fois, de nombreuses fois. L’intensité ne fit que croître entre elle et moi jusqu’à risquer la surtension. J’entrai dans la danse ; dans la course ? M’y invitait-elle ? Me suggérait-elle de m’aligner sur la ligne de départ ?


Et tandis que l’hésitation me taraudait, que mon instinct de mâle me soufflait à l’oreille que le premier prix en valait certainement la peine, mon meilleur ami me lança un regard inédit. Un regard lourd et épais, dénué d’émotion, un regard batracien. Naruto est un mystère de la nature, moitié renard, moitié crapaud. Et quand il prit conscience que je devenais potentiel danger pour le coup qu’il convoitait, c’est bien le crapaud du Mont Myôboku qu’il invoqua et non le goupil belliqueux. Et ses yeux de perdre leur cérulé pour se nimber d’un ocre menaçant.


« Joli p’tit cul hein ? » remarqua Shikamaru à mon endroit.


Je reluquai les fesses de la rose sans vergogne.


« Oui, très joli petit cul. » consentis-je à étaler mon intérêt.


J’avais envie de baiser Sakura ? Sérieusement, en avais-je envie ? Depuis quand n’avais-je pas baisé une fille d’ailleurs ? Les dernières semaines avaient vu mon obsession du sexe masculin se renforcer. J’avais faim de bites, pas de petits culs moelleux.


« C’est une fille galère ? demandai-je malgré moi.

— Hum, prit le temps d’analyser Shikamaru, non, elle ne me paraît pas galère… à première vue hein.

— Hn.

— Par contre, c’est la situation qui est galère ! moqua-t-il. Quoique j’ignore laquelle est la plus galère des deux, Sakura entre Naruto et toi ou Kiba entre Hinata et Ino.

— Ppfff, me souviens-je avoir soufflé, Naruto change de coup chaque soir, un de plus, un de moins, est-ce si important ? »


En inclinant la tête vers mon voisin, je retrouvai la flamme inquisitrice qui me léchait le visage.


« Tu veux t’en convaincre ? demanda-t-il.

— S’il y en a un qui pense avec sa teub, c’est bien lui, non ?

— Je sais pas. »


Un je sais pas de la part de Shikamaru signifiait je ne pense pas et cela aurait dû m’interpeler. Mais je passais outre l’avertissement dissimulé, je n’en tenais pas compte. Étais-je stupide !


« Une clope ? » me proposa-t-il en me tendant son paquet.


Nous allumâmes notre addiction et les minutes nous enrobèrent bientôt de nuages de nicotine. Si tout le monde fumait occasionnellement dans notre groupe, Shikamaru et moi étions les seuls à consommer régulièrement. Aussi personne ne pénétra le halo de fumée exhalée et nous pûmes poursuivre notre conversation sans dérangement.


« Choji a reçu une proposition pour intégrer la brigade d’un restaurant étoilé sur Paris, en France, annonça-t-il sans préambule. Sous couvert du statut étudiant dans une école de cuisine, évidemment.

— T’es sérieux ? répondis-je, abasourdi, en regardant l’Akimichi du coin de l’œil.

— On ne peut plus sérieux, Sasuke. C’est une opportunité incroyable pour lui.

— Oui… certainement…, dis-je en refoulant les éclairs de l’orage qui assombrissait mon horizon.

— Il a déjà accepté, il s’envole pour la France fin août.

— C’est… bien ? trouvai-je à questionner.

— C’est son rêve, répondit laconiquement Nara. »


Paris, la France, c’était l’autre bout du monde ! L’autre bout de mon monde ! 


Et mon monde vacilla.


Une suée perça subrepticement ma carapace et se fraya un chemin le long de ma tempe. Je ne m’intéressais plus au trio devant moi, j’étais indifférent aux regards de Sakura.


« Je pars avec lui, m’annonça Shikamaru, portant le coup de grâce sans en avoir conscience.

— Hein, mais comment ça ? étalai-je mon incompréhension.

— Si je ne l’accompagne pas, Choji ne rentrera jamais au Japon. Je ne prendrai pas un tel risque, je ne le laisserai pas seul. »


Il avait raison ! Nous connaissions la jovialité et l’adaptabilité de notre ami. Loin de nous, il saurait construire de nouvelles amitiés fortes. Il ne nous oublierait pas, non, mais se donnerait corps et âme à ses nouvelles occupations, à sa passion dévorante. Oui, Choji dévorait tout avec un insatiable appétit.


« Tes études Shika ?

— Paris Saclay est la meilleure université de maths au monde, Sasuke. Je compte bien décrocher mon sésame et profiter du meilleur enseignement qui soit. »


Dans ma poitrine, mon cœur bondissait à me fracasser les côtes.


« Avez-vous annoncé la nouvelle à Naruto ?

— Pas encore, tu es le premier. Et puis c’est pas pour demain hein, inutile de se précipiter.

— Trois mois, maugréai-je, c’est rien. »


On échangea encore sur le sujet mais je ne participais qu’en surface, je survolais. Dans ma réalité intangible, je sillonnais mon Ciel. Ciel métaphorique dont les étoiles s’éteignaient les unes après les autres. Des fissures le lézardaient, il s’effritait tel le ciel d’un cartoon qu’une simple pierre vient d’endommager. Je déambulais, hagard, dans mes paysages effondrés. L’obscurité envahissait le monde que j’avais cru immuable. Bien sûr, mes monstres déjà célébraient leur victoire, leurs chants saturaient mes tympans. Dire que j’avais installé une distance entre mes amis et moi dans le but de protéger mes vices. Je me prenais en pleine gueule, comme un boomerang, les décisions délétères sur lesquelles je n’avais aucune influence et qui me blessaient dans des profondeurs que je n’aurais pas soupçonnées.


Et au loin, dans les confins de ma conscience, une rumeur lugubre me mettait en garde… ce n’était que le commencement…








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