Ce qu'on appelle Tempête
Il y eut une autre émission radio.
La vieille maman d'Arashiyama leur fit un exposé sur ses abeilles, les touristes et les fleurs de montagne. Un senpai de Funaki essaya de cacher son émotion sous des conseils bourrus et des menaces. La femme d'Hoshino fit presque la leçon à son mari, tellement digne et sérieuse que tous les membres de l'expédition se mirent debout pour l'écouter avec respect.
Après ça, il y eut une longue pause et ils pensaient que c'était terminé lorsqu'ils entendirent Shirasaki murmurer : "Miyuki-chan…"
Ce fut à ce moment-là qu'ils réalisèrent que ce petit bruit avait été celui de discrets sanglots.
- Qui… commença Samejima dont la grosse voix fut rapidement étouffée par la main d'Utsumi.
- Ils nous ont dit… tu as…
Un cri étouffé, irrépressible.
- Je suis désolé, Kuramochi-kun, dit la voix de Shirasaki, vraiment navrée, depuis l'autre côté du monde. "Nous avons reçu le message et… eh bien, je suis content que tu ailles mieux, maintenant. Je…
Ils ne purent entendre ce qui se passait, mais ensuite la jeune et fragile voix revint sur les ondes, essayant de toutes ses forces d'être courageuse, ravalant ses larmes dans un effort misérable pour sourire.
- S'il te plaît… reviens à la maison… sain et sauf… s'il te plaît… s'il te plaît…
Ils pouvaient l'entendre.
Le sourire suppliant qui tordait les mots.
Puis le son ne fut plus qu'un bourdonnement électronique. Un blizzard lointain surfant sur les ondes de la radio.
Les hommes contemplèrent l'appareil en silence, sans oser regarder Kuramochi. Bizarrement, Inuzuka fut le premier à bouger. Il tapota l'épaule de Yokomine et, l'un après l'autre, ils quittèrent la pièce.
Himuro fut le dernier.
Il ferma la porte derrière lui, lentement, retenant le battant pour l'empêcher de se heurter bruyament contre le chambranle.
C'était tellement différent de la fois précédente.
Il se rappelait parfaitement la jalousie et la tristesse clenchées dans sa poitrine alors qu'ils écoutaient la première émission. Quelque part, cette fois-ci n'avait rien à voir.
Il se demanda s'il y avait un lien quelconque avec le pardon qui s'installait doucement en lui.
Il baissa ses paupières quelques secondes et sourit intérieurement, sourit à ce coin de son coeur où Yukari brillait comme une bougie dans l'obscurité.
Non, il n'était plus amer.
Son sourire s'agrandit et Himuro s'aperçut qu'il regardait par la fenêtre, le cœur en paix, plus apaisé qu'il ne l'avait jamais été depuis l'accident, des années auparavant.
Peux-tu comprendre cela, Yukari ? Je crois que je suis heureux pour lui, d'une certaine façon…
Cette pensée était tellement inhabituelle qu'elle lui fit secouer la tête avec un drôle de rire pour le reste de la journée.
Ça te surprend, n'est-ce pas ? Tu n'avais pas réalisé qu'elle t'aimait, n'est-ce pas ? C'est une bonne chose, Kuramochi...
Commence par penser à toi-même avant d'essayer de sauver le monde entier.
Avant de penser à moi.
Et pour la première fois, la pensée que Kuramochi ne l'avait jamais laissé tomber laissa un doux mais triste arrière-goût au fond de sa gorge.
oOoOo
Hoshino-san revint avec une couverture, s'attendant à trouver son second avachi sur la table, endormi, mais Kuramochi était maintenant debout près de la fenêtre.
- Bonsoir, dit le chef de la station, après avoir posé la couverture et en s'approchant doucement, les mains dans le dos comme à son habitude.
- Oh. 'soir, Hoshino-san, sursauta Kuramochi, comme s'il se réveillait d'un long rêve. "Il est déjà si tard..."
- Hum, acquieça le vieil homme avec un sourire. "Le soleil couchant n'est-il pas magnifique ? Je suis toujours agréablement surpris par la façon dont l'Antartique peut apparaître si colorée alors que pourtant tout est blanc autour de nous."
Kuramochi s'éclaircit la gorge.
- Il n'y a pas de soleil couchant, remarqua-t-il.
- Ah. Vraiment ? dit Hoshino sans se troubler, les yeux sur la vue complètement bouchée. Il gloussa devant l'air ahuri de son second. "Il y en a un. Dans ma tête, je peux le voir. Je sais que c'est une vision magnifique. Tu contemples bien plus que la neige et la glace à travers cette fenêtre, aujourd'hui, n'est-ce pas, Kuramochi-han ?"
Le jeune homme laissa échapper le reniflement joyeux qu'ils connaissaient bien et ses yeux s'illuminèrent.
- C'est vrai, admit-il.
Hoshino lui adressa son plus grand sourire.
oOoOo
Miyuki était assise sur le banc où elle l'avait trouvé ce fameux jour, quand les enfants avaient commencé à donner leurs étrennes pour les fonds de l'expédition.
Le soleil enveloppait les arbres et donnait à leurs feuilles de brilantes nuances de feu. Depuis un orange vif jusqu'à un brun sanglant, la rue semblait balayée par la queue d'un renard.
Elle posa son parapluie à côté d'elle avec un pff.
Il n'allait pas pleuvoir, bien sûr.
On n'arrêtait pas de lui dire "tu seras trempée avant d'arriver chez toi", mais le haut ciel couleur de champagne lui soufflait le contraire. Quelques nuages légers et roses, des oiseaux qui s'enfuyaient. Des bavardages et de joyeux rires lointains…
Mais elle était seule sur ce banc et son cœur était froid, frissonnant.
Ils disaient qu'il allait bien.
Ils disaient qu'il était de nouveau sur pieds, qu'il conduisait les chiens, guidait les hommes, était lui-même.
Ils disaient qu'il n'y avait aucune raison de s'inquiéter.
Les autres femmes avaient dit la même chose.
C'est lui le plus fort d'entre eux. Mon époux, cet idiot, lui…
C'est lui le meilleur d'entre eux ! Est-ce que tu n'es pas fière ?
Ne sois pas si négative, il ne les laissera jamais tomber !
Mon mari a dit…
Mon frère pense que…
Elle enviait leur façon de parler. Elle ne pouvait pas dire "mon". Elle se présentait toujours comme "la sœur de Kuramochi".
Elle avait pris l'habitude de penser que c'était normal d'être "sa", "à lui" même de cette façon.
Mais l'angoisse et la peur qui l'avaient submergée en recevant le message avaient réveillé en elle une férocité inconnue.
Comment protéger quelqu'un qui ne nous appartient pas ?
Elle voulait le protéger, combattre à ses côtés, mourir pou lui s'il le fallait.
Elle ne s'était pas attendue à cette colère.
Elle s'était imaginée s'écrouler et pleurer, pleurer, pleurer.
Mais au fond d'elle-même, quelque chose était devenu glacial et dur.
Jusqu'à ce qu'ils lui disent qu'il avait survécu et que son état s'améliorait jour après jour.
- S'il te plaît… reviens à la maison… sain et sauf… s'il te plaît… s'il te plaît…
Mâchouillant ses mots, pataugeant avec ses phrases, bafouillant ses supplications comme un animal.
Ils avaient sûrement pensé qu'elle n'était qu'un bébé pleurnichard.
Kuramochi n'avait jamais dit une chose pareille, mais de temps en temps, il la regardait en secouant la tête, avec ce sourire en coin qui lui evnait quand il se souvenait de quelque chose de plaisant.
Il ne voyait toujours que l'enfant en elle.
La jolie petite fille qui soutenait le kimono imaculé de sa grande soeur et dont le visage disparaissait complètement dans la parure nuptiale posée un instant sur sa tête.
Pourrait-il un jour voir la femme qu'elle était devenue ?
Avait-il…
Une fois.
Elle serrait sur son coeur le souvenir de ce jour-là.
Ils étaient allés au cimetière. Il faisait si froid, une pluie silencieuse, et bientôt les gouttes s'étaient changées en flocons. Elle était gelée jusqu'aux os, mais lui, bien sûr, ne semblait pas affecté par le temps.
Il parlait à sa femme, à elle, à lui-même peut-être aussi. Rangeant les pensées dans son esprit alors qu'il reposait son âme contre la pierre, face à son passé.
Faisait-il aussi face à son futur ?
Il s'était soudain aperçu qu'elle frissonnait et avait mis son manteau sur ses épaules, l'avait emmenée à un stand de soba, tout près.
Ils y étaient restés une heure – ou était-ce deux ? – bavardant et riant comme s'ils étaient seuls au monde.
Il pouffait et essayait de lui faire manger un peu de l'accompagnement au goût horrible qu'ils avaient commandé par erreur. Elle lui avait versé à boire, dessiné avec la sauce sur la table le caractère erroné qu'un de ses élèves avait écrit ce jour-là. Elle était un peu ivre lorsqu'ils étaient sortis, alors qu'elle n'avait pas bu d'alcool.
Il avait continué à la taquiné et tenu son bras, jusqu'à ce qu'ils arrivent devant son dortoir. Puis il avait mis les mains dans ses poches, hésité puis il l'avait quittée avec un dernier sourire, agitant la main au-dessus de ses cheveux pailletés de neige fondue.
Et alors qu'elle contemplait son dos, elle avait réalisé qu'elle portait toujours son manteau.
C'était le seul "rendez-vous" qu'ils avaient jamais eu.
Elle avait écrit dans son journal cette chose étrange qu'il avait dit en face de la tombe, juste avant que la neige ne commence à tomber.
- Yukari-san… Miyuki-chan n'est pas comme toi. Elle ne boude pas et n'a pas ton rire. Elle cuisine mieux que toi, aussi. Elle n'est pas aussi audacieuse que toi, elle ne taquine pas comme toi. Les gens venaient toujours à toi, comme s'ils étaient attirés par une chaude tempête de pétales ensoleillés. Et tu ne savais jamais comment les faire repartir… je… ce jour-là… Yukari-san, tu as une bonne petite soeur. Elle sait comment prendre soin d'elle-même. C'est un soulagement, tu sais. Je ne pouvais jamais te laisser seule…
Ses yeux étaient fixés sur la tombe, brillant de larmes qui ne coulaient jamais. Il avait soupiré, souri de cette façon qu'elles aimaient tant toutes les deux.
- Miyuki-chan est comme la neige, tu vois. Les gens la trouvent belle et pure et pourtant ils s'habituent si vite à sa présence. Ils marchent dessus et ne la protègent pas, mais la neige continue de venir des cieux, en silence, enveloppant toutes choses dans le monde. Elle semble si simple, mais quand tu regardes de près, un flocon renferme tant de compléxité précieuse. Elle s'en va vite, mais son souvenir demeure pour toujours. Vous êtes vraiment différentes, les deux sœurs.
Elle n'avait jamais vraiment pu décider ce qu'il avait voulu dire.
Elle se demandait s'il pensait parfois à ce jour-là, quand le temps était mauvais en Antartique.
Mais jamais une seule fois l'idée ne traversa son esprit qu'il était parti pour un monde où la neige ne cessait jamais de tomber.