Ce qu'on appelle Tempête
Station Showa, Antarctique, 1957.
Le Japon tout entier avait les yeux fixés sur la première expédition Cross Winter. En Novembre 1956, onze hommes de tous bords, embarqués à bord du navire brise-glace Soya, avaient emporté avec eux tous les espoirs d'un pays brisé par la guerre.
Chargé des rêves des enfants qui avaient apporté les premiers leur contribution au projet d'exploration, du sentiment unanime qui étreignait les adultes de toute la contrée à l'idée d'être enfin sur un pied d'égalité avec le monde, le bateau était parti porté par la promesse qu'avait fait un jeune professeur de géologie à un peuple vaincu et accablé : "sur ce continent encore vierge, je planterai le drapeau du Japon".
Le visage passionné de Takeshi Kuramochi restait gravé dans les cœurs de tous les Japonnais comme celui de l'homme qui les emmenait vers cette aventure…
Le charisme du jeune professeur, sa passion pour le continent de neige inexploré, son histoire personnelle liée inextricablement au projet Antarctique, son amour pour les chiens qu'il avait entrainés pour cette expédition, et sa capacité naturelle à encourager et réveiller les esprits avaient enflammé ceux qui partaient, comme ceux qui attendaient.
A 20 000 km du Japon, un soupir échappa à Hoshino, le leader officiel de la petite colonie d'hommes qui s'étaient portés volontaires pour passer l'hiver en Antarctique, en temps que cobayes humains, afin de permettre ensuite à des scientifiques d'y venir en toute sécurité.
Il fit rouler son crayon entre ses doigts, puis le reposa à côté du cahier dans lequel il consignait tous les évènements.
En face de son bureau, la carte du monde et celle de l'Antarctique étaient punaisées sur les murs de l'étroite pièce. Entre les deux, les photos d'identité des dix hommes dont il était responsable étaient affichées, juste au dessus des noms des dix-neuf huskies Sakhalin qui accompagnaient l'expédition.
Kuramochi fixait l'objectif, ses yeux sombres intelligents et attentifs, toujours animés par cette étincelle de volonté et de courage. C'était lui qui avait cru le premier que le Japon ne demeurerait pas éternellement un pays vaincu. Il laissait derrière lui sa jeune belle-sœur Miyuki, maitresse d'école orpheline, qui l'adorait et pour laquelle il n'avait pas vraiment réalisé ses propres sentiments.
Près de lui souriait Utsumi qui avait été membre du même groupe d'escalade que Kuramochi, des années auparavant, et qui était maintenant le journaliste chargé de couvrir l'expédition Cross-Winter, et l'un des plus fervents supporters du projet.
Ensuite venait Inuzuka, un étudiant qui s'était fait passer pour un connaisseur en chiens spécialisé dans les aurores boréales et qui s'était avéré incompétent dans les deux catégories. Incompétent, mais désireux d'apprendre, d'évoluer, de changer. Son admiration pour Kuramochi, qui ne l'avait pas jugé et l'avait impliqué au contraire davantage, n'avait pas de bornes.
Puis, Samejima, le mécanicien bourru et moustachu, rustre et emporté, qui était là pour montrer à son fils que son père pouvait aussi être un héros – et pour ramener des histoires sur les pingouins qui fascinaient le petit garçon. Depuis que Kuramochi l'avait sauvé pendant la traversée, il le surnommait "patron".
La ligne suivante commençait par le rondouillard cuisinier Manpei Yamazato, désigné volontaire avant qu'il puisse avoir voix au chapitre, mais qui tenait sa place avec dignité et courage comme s'il s'était lui-même proposé.
Venait après lui le médecin Tani-sensei qui ne perdait jamais le moral, tranquille et doux comme un vieux sage. Ses fils étant morts à la guerre, il n'avait plus que ses compagnons comme famille et s'était volontiers résigné à rester avec la colonie.
A côté d'eux se trouvait le fébrile radio Yokomine, qui ne connaissait pas encore ses jumeaux, nés après son départ, et qui avait décidé de servir plutôt que de revenir au pays. Les hommes le surnommaient "papa" et le charriaient souvent, mais ils demandaient toujours des nouvelles des enfants et poussaient des hourras à chaque détail, aussi enthousiastes que les parents eux-mêmes.
Au bout de la ligne se trouvait le représentant de l'état, l'agent Himuro, ses yeux étroits transperçant la photographie, remplis de contradictions et d'amertumes. Il n'avait jamais pardonné à Kuramochi d'avoir épousé la femme qu'ils aimaient tous les deux. Il lui en voulait d'avoir continué à vivre après qu'elle ait été emportée par la guerre. Il le haïssait de lui avoir pardonné d'être l'involontaire cause de la mort d'un de leurs équipiers, douze ans plus tôt, dans une montagne battue par l'orage.
Quelques fois, Hoshino se demandait comment Himuro pouvait vivre sans être étouffé par ses regrets, la constante friction entre les exigences du gouvernement et la réalité de la vie sur place, en Antarctique, son admiration haineuse pour Kuramochi et la frustration de ne pouvoir réaliser ses propres aspirations avec la même liberté audacieuse.
L'homme se leva et alla vers le mur. Il essuya ses lunettes, les remit sur son nez et repoussa en arrière une mèche de cheveux gris indisciplinée. Il passa sa main sur les visages des deux derniers membres, le manoeuvre Funaki et l'alpiniste Arashiyama, prononçant leurs noms à voix basse comme une prière.
Chaque jour, Hoshino passait un moment à penser spécialement à chaque membre de l'expédition, suppliant qu'ils reviennent tous en vie.
Il sourit en caressant les photos des chiens qu'Utsumi avait réalisées.
Les chiens étaient des membres à part entière du projet, des compagnons au même titre que les humains.
Riki, le meneur affable au long museau brun.
Fuuren Kuma, massif, majestueux et terrifiant, qui avait appris où était sa place et se soumettait rarement à un autre que Kuramochi, comme s'il sentait obscurément qu'ils étaient tous les deux des descendants de l'expédition polaire menée 45 ans plus tôt.
Shiro, aux longs poils blancs et soyeux, qui aurait dû être le meneur et qui était bien trop affectueux et distrait.
Taroet Jiro, les deux frères, les fils de Fuuren Kuma, gros ours noirs joueurs et timides, que Kuramochi avait sauvés.
Et les autres, la chienne Shiroko, l'aventurier Tetsu, le timide Goro, le malchanceux et attachant Anko, l'autre Kuma, l'affectueux Pochi… tous différents, tous importants.
Sans eux, rien n'aurait été possible…
Hoshino revint vers son bureau et reprit son crayon. Il inscrivit la date et ajouta soigneusement dans son journal que les trois hommes partis faire l'ascension du Mont Botnnuten avec le traineau, et dont on n'avait pas eu de nouvelles depuis plusieurs jours, avaient enfin été retrouvés.
Trois chiens avaient galopé dans le blizzard, chargés d'un message et, grace à eux, Kuramochi, Himuro et Inuzuka pourraient être ramenés sains et saufs au bercail.
Puis il revint vers la fenêtre, incapable de rester assis.
Article 2 de la constitution : "Personne ne meurt pendant la première année."
Tant que Samejima et Utsumi, envoyés à bord du motoneige, ne seraient pas rentrés en ramenant ceux qu'il considérait comme ses enfants, il ne pourrait pas trouver la paix.