Patrocle

Chapitre 31 : Mycènes

2995 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 31/01/2024 19:10

Dans les échos lointains des légendes grecque, Mycènes s'éleva des cendres d'une tragédie, un chapitre ténébreux de laquelle Persée, héros au destin étoilé, joua un rôle pivot. À la suite de l'homicide involontaire du roi Acrisios d'Argos, la royauté, telle une étoile errante, aurait pu appartenir légitimement à Persée. Cependant, il choisit de laisser ce fardeau aux épaules de Mégapenthès, neveu du roi défunt, préférant ainsi s'engager dans la création d'une nouvelle cité, baptisée du nom évocateur de "Mycènes". Le nom, selon les récits antiques, aurait pris son inspiration soit du pommeau étincelant de son épée, soit du champignon mystérieux qui émergeait du sol fertile.

Dans cette quête de fondation, Persée fit appel aux Cyclopes, ces géants de force surhumaine et bâtisseurs renommés de Tirynthe. Leur tâche colossale était d'élever des murailles impressionnantes autour de Mycènes, des remparts qui défiaient l'imagination de l'époque. Les Grecs, contemplant ces blocs de pierre massifs, attribuèrent inévitablement leur assemblage à la puissance incommensurable des Cyclopes, d'où l'appellation évocatrice de "murs cyclopéens". Ainsi, Mycènes surgit des ruines de l'histoire, érigée avec la force des géants et imprégnée du mystère et de la grandeur des légendes de la Grèce.

La grandeur de Mycènes s'imposait avec une majesté indéniable, et Patrocle, sur son cheval alzan, ne pouvait que confirmer cette impression en contemplant les imposantes colonnes de la cité. Revêtu de son armure d'Hoplite, il arborait la prestance d'un guerrier accompli, son fidèle compagnon Automédon à ses côtés. Automédon, en tant que capitaine des redoutables troupes de choc du prince Achille, les Myrmidons, partageait avec Patrocle la responsabilité de porter haut l'héritage guerrier de leur illustre leader.

Quatre années s'étaient écoulées depuis le jour où Patrocle avait croisé le chemin d'Achille, et contre toute attente, ou peut-être par les caprices des dieux, il était devenu le fondateur et le commandant en second des Myrmidons. Ces guerriers étaient les plus féroces et les plus redoutés de toute la Grèce, un groupe dont la simple présence pouvait changer le cours d'une bataille décisive lorsqu'ils combattaient aux côtés des autres soldats grecs. Un exemple mémorable était le siège de Thèbes, où Achille, avec les Myrmidons, avait réussi à repousser les Thébains jusqu'aux portes des remparts.

Cependant, ce qui suivit remplît Patrocle de tristesse et de douleur : le sac de la cité, le massacre des habitants, et l'esclavage des femmes et des enfants. Achille avait tué sans pitié, et les Myrmidons n'avaient montré aucune clémence envers ceux qui se trouvaient sur leur chemin. Aucun Thébain ne se rendit, aucun n'implora à genoux pour que sa vie soit épargnée. Cependant, ce courage désespéré ne suscita guère la pitié de leurs ennemis. La journée ne fut pas assez longue pour freiner la cruauté de leur vengeance ; rien n'aurait pu les arrêter.

Aveuglés par la fureur, ivres de sang et de violence, les Myrmidons pénétrèrent dans les temples, arrachèrent aux autels les femmes et les enfants, usant d'eux de toutes les formes d'outrage possibles. Partout dans la ville, les cris désespérés des jeunes filles et des jeunes garçons résonnaient, appelant au secours leurs parents, hélas incapables de les aider.

Cependant, ce furent les troupes du prince Diomède d'Argos qui se montrèrent les plus féroces, semant l'horreur dans la ville alors que les cadavres de leurs victimes gisaient, entassés, dans tous les coins et sur toutes les places. Seule la tombée de la nuit, la fatigue et l'ivresse mirent un terme au massacre.

Patrocle contempla le champ de bataille. Des milliers de cadavres recouvraient les rues, et parmi eux, des centaines de soldats grecs en armure de bronze. Des corbeaux tournaient au-dessus d'eux, et il songea soudain aux collines verdoyantes de la Locride, aux pics enneigés du mont Pélion et au rythme de vie paisible de la ferme de Chiron.  

— Je crois que j’ai eu mon compte de massacres, déclara-t-il.

Il se laissa presque tomber de son cheval et se traîna sous sa tente. Ses oreilles étaient remplies de hurlements poignants, d’invocations et de plaintes ; ses mains couvertes de sang. Il refusa de se nourrir et de boire, se débarrassa de ses armes et se jeta sur sa couche, en proie à d’épouvantables convulsions.

Il semblait avoir perdu le contrôle de ses muscles et de ses sens : cauchemars et hallucinations défilaient devant ses yeux et dans son âme comme une tempête qui emporte tout, comme un souffle dévastateur lui arrachant ses pensées au moment même où elles se formaient.

La souffrance et le désespoir d’une ville grecque mise à sac pesaient sur son cœur comme un fardeau. Il éprouvait un sentiment d’oppression, qui augmenta au point d’exploser en un cri presque bestial de délire et de chagrin. Mais personne ne le distingua parmi les nombreux hurlements qui blessaient cette nuit maudite, parcourue d’ombres ivres et de fantômes sanglants.

Brusquement, la voix d’Achille ramena Patrocle à la réalité.

— Tu sembles amère, dit Achille en pénétrant dans la tente, enlevant son casque avec une expression d'indifférence caractéristique.

Patrocle fixa le sol, ses pensées se perdant dans le labyrinthe de la guerre.

— Achille, comment pouvons-nous accepter cela ? Ces gens, sans défense, massacrés comme du bétail. Ce n'est pas de la guerre, c'est de la folie.

Achille, assis en tailleur, observa Patrocle avec des yeux d'un bleu profond.

— La guerre, mon frère, est une bête affamée. Parfois, elle ne connaît pas la différence entre un ennemi et un civil. C'est la nature de notre monde.

Patrocle secoua la tête avec amertume.

— Ce n'est pas la nature que je questionne, c'est notre acceptation. Ramsès ne tuait que ceux qui le méritaient. Là, c'était différent. Des enfants, des vieillards... tout le monde.

Achille croisa les bras sur sa poitrine, son regard scrutant l'infini.

— Ramsès avait sa propre logique, son propre code. Mais ne te méprends pas, même lui a versé du sang. La guerre n'est jamais propre, elle tache tout ce qu'elle touche.

Patrocle soupira, fatigué par le poids de ces réflexions.

— Et tu es d'accord avec ça ? De laisser cette sauvagerie régner ?

Achille baissa les yeux, ses doigts caressant distraitement la poignée de son épée.

— Je ne suis pas d'accord ou en désaccord. Je suis un instrument, Patrocle. Une lame dans la main du destin. Nous sommes des alliés, pas des juges.

Les flammes dans la lampe à huile vacillèrent, créant des éclats d'ombre sur leurs visages tendus. La guerre, avec son cortège de souffrance et de désespoir, planait comme un spectre au-dessus d'eux, et même dans la semi-obscurité de la tente, les regards d'Achille et Patrocle se perdaient dans l'horizon incertain de leur destinée guerrière.

— Tu te souviens de Nepos ? demanda Patrocle tristement.

— Oui bien sûr, dit Achille en souriant. Le freluquet qui passe son temps à se vanter de sa femme et de ses deux marmots.

— Je l’ai vue violer une enfant qui avait l’âge de sa fille, et il y prenait du plaisir. J’ai aussi vue Atéas fracasser le crâne d’un vieillard qui voulait défendre ses deux petites filles, oui le jeune Atéas qui avait laissé sa mère toute seule dans sa ferme en Thessalie. Ces deux braves ne sont plus les hommes que nous avons connus. La guerre les a transformés en des ombres de leur ancienne humanité.

La tente résonnait du poids des révélations de Patrocle, un fardeau que même le silence semblait avoir du mal à supporter. Achille, d'habitude imperturbable, fronça les sourcils devant ces images brutales.

— La guerre révèle les ténèbres en nous, même chez ceux que nous pensions connaître. Peut-être que c'est là la tragédie de notre existence. Vivre avec les horreurs que nous avons vues et commises. C'est une cicatrice indélébile qui ne s'effacera jamais.

Patrocle revint au présent et continua de de contempler les rues de Mycènes, accompagné d’Automédon. Une fois arrivé au hall des Lion, il descendit de son cheval, imité par son compagnon. Un page vint les accueillir et les conduisit à travers les vastes corridors du hall. Les murs semblaient imprégnés d'une histoire ancienne, ornés de fresques décrivant les batailles légendaires entre les dieux et les titans. Les piliers massifs soutenaient le poids du passé, et chaque pas résonnait comme un écho lointain dans cette enceinte majestueuse.

Ils furent conduits devant un grand trône, où Agamemnon, le roi de Mycènes, était assis avec une expression sérieuse. Les plis de sa toge royale semblaient refléter la gravité de ses préoccupations.

— Patrocle, fils de Ménétios, et Automédon, compagnon d'Achille, bienvenue à Mycènes, déclara le roi Agamemnon en se levant de son trône.

Patrocle s'inclina légèrement en signe de respect, et Automédon fit de même.

— Nous avons été informés de vos exploits à Thèbes, continua Agamemnon. Et mon cœur se réjouit beaucoup de cette victoire.

— Elle revient surtout aux princes Achille et Diomède, dit Patrocle en inclinant sa tête. Mais merci pour vos paroles, majesté.

— Tu te demandes pourquoi je t’ai mandé, n’est-ce pas ?

— Que puis-je pour vous majesté ?

Agamemnon héla un serviteur, quand ce dernier se présenta, il désigna Automédon.

— Raccompagne le brave Automédon vers ses quartiers, ce que j’ai à dire au seigneur Patrocle ne regarde que lui.

— Oui mon roi, fit le serviteur en s’inclinant. Suivez-moi seigneur ! Ajouta-t-il à l’adresse du Myrmidon.

Automédon inclina la tête en signe d'assentiment envers Patrocle et le roi Agamemnon. Il suivit le serviteur à travers les couloirs majestueux du hall, se demandant ce qui pouvait bien occuper l'esprit du roi.

Pendant ce temps, Patrocle resta seul avec Agamemnon. Le roi prit un moment avant de parler, ses yeux fixés sur Patrocle avec une intensité évidente.

— Patrocle, fils de Ménétios, tu es ici parce que nous sommes à un tournant critique de notre entreprise contre les cités barbares, commença Agamemnon d'une voix grave. Les succès que nous avons remportés à Thèbes et ailleurs ne doivent pas nous aveugler sur la nature des défis qui nous attendent.

Patrocle écouta attentivement, conscient que chaque mot du roi portait le poids des responsabilités et des enjeux qui dépassaient de loin son propre statut.

— Qu’est ce qui vous trouble, majesté ? demanda Patrocle.

Le roi se leva et contempla la grande carte qu’il avait commandé à un sculpteur crétois.

— Dans la nouvelle lune du mois prochain, tous les princes Grecs vont se rendre à Sparte pour demander en mariage la fille de Tyndare et Léda, la princesse Hélène, la sœur de mon épouse.

Patrocle hocha la tête et comprit aussitôt les inquiétudes du souverain.

— Vous craignez de perdre votre alliance avec Sparte ?

Agamemnon se tourna vers Patrocle, ses yeux reflétant une profonde préoccupation.

— En effet, Patrocle. Sparte est un allié crucial dans notre entreprise, et l'union avec la lignée de Tyndare renforcerait nos liens. Cependant, il y a plus en jeu que des alliances politiques. Hélène est une beauté légendaire, et chaque prince grec, ambitieux ou avide de prestige, cherchera à gagner sa main.

Patrocle comprit la complexité de la situation. La rivalité pour la main d'Hélène pourrait déclencher des querelles parmi les princes grecs, sapant ainsi l'unité nécessaire pour faire face aux cités barbares.

— Vous pensez que la compétition pour Hélène pourrait diviser les forces grecques au lieu de les unir dans notre cause commune, n'est-ce pas ? suggéra Patrocle.

Agamemnon acquiesça, appréciant la perspicacité de Patrocle.

— C'est exact. Les querelles pour l'amour d'Hélène ont le potentiel de créer des dissensions et de semer la discorde parmi les chefs grecs. Nous devons trouver un moyen de canaliser cette rivalité et de la transformer en un engagement renouvelé envers notre cause commune.

Patrocle réfléchit un moment avant de répondre.

— Même en organisant une compétition, ou une épreuve qui mettrait à l'épreuve la vaillance et la loyauté des prétendants ceux qui seront battus et humiliés haïront le vainqueur, et des luttes sanglantes s’ensuivront, et ce sera inévitable.

— Alors que faire ? s’écria Agamemnon dépité. Je construis un rêve depuis tant d’années et je ne veux pas le voir réduit à néant.

Patrocle observa le vide, un moment puis regarda le souverain de Mycènes dans les yeux.

— Il faudrait que quelqu’un parle au nom du roi Tyndare aux prétendants. Leur expliquerant que la beauté de sa fille ne devra pas être conquise par l’épée parce que le sang appelle le sang et une chaîne de vengeances inexorables endeuillerait la Grèce pour les siècles à venir. Au contraire ce sera elle, la princesse Hélène, qui choisira. Mais, avant cela, tous devront jurer que, quel que soit l’heureux élu, les autres respecteront la volonté de l’épouse. Tyndare sacrifiera donc en personne un taureau à Zeus, gardien des serments, le fera écorcher et réunira tous les princes. Puis les fera jurer debout sur la peau encore humide, l’un après l’autre, que, si quelqu’un voulait ravir Hélène à l’époux qu’elle a choisi, tous les autres seraient prêts à se battre à ses côtés pour la ramener chez lui.

Agamemnon écouta attentivement la proposition de Patrocle, ses yeux exprimant une lueur d'intérêt.

— C'est une idée intéressante, reconnut Agamemnon. Impliquer le roi Tyndare dans le processus de sélection et faire jurer les prétendants devant les dieux pourrait apporter une certaine solennité à l'événement. Cela pourrait également dissuader toute tentative de violence ou de vengeance.

Patrocle continua, animé par l'idée de préserver l'unité grecque.

— De plus, en faisant jurer les prétendants sur la peau du taureau sacrifié, ils scelleraient leur engagement non seulement envers la princesse Hélène, mais aussi envers la cause grecque. Ainsi, même ceux qui ne seront pas choisis auront juré fidélité et soutien, évitant ainsi les querelles futures.

Agamemnon réfléchit à la proposition, évaluant ses avantages et ses inconvénients.

— Nous devrons persuader Tyndare de participer à cette cérémonie et de prendre la décision de laisser sa fille choisir son propre destin. Cela ne sera pas facile, mais si nous parvenons à l'obtenir, cela pourrait en effet éviter bien des maux futurs.

— Le roi Ulysse pourra facilement le convaincre.

— Bonne idée, j’ai bien fait de te convoquer mon garçon, dit le roi en poussant un grand soupire, Ce soir tu seras mon invité d’honneur. Et tu vas rester à Mycènes pendant quelques jours car j’ai encore besoin de ton esprit, j’ai déjà préparé des appartements pour toi.

Patrocle s'inclina en signe de respect et gratitude envers Agamemnon.

— Je suis honoré par votre confiance et votre hospitalité, majesté.

Le souverain fit signe et un autre serviteur vint conduire Patrocle vers ses apprêtements. Le roi monta les marches et s’assit sur son trône puis contempla le vide un moment.

— Qu’en penses-tu ? demanda-t-il d’une voix sombre.

Des ombres, sortit la reine Clytemnestre, aussi belle et majestueuse que froide. Elle regarda son époux qui continuait de scruter le vide.

— Sagesse et ruse derrière une apparence si belle, dit-elle d’une voix tout aussi sombre. Je comprends pourquoi Achille et Pélée en sont fous.

Agamemnon sourit légèrement à l'observation de Clytemnestre. Cette dernière s'approcha du trône et posa sa main sur l'épaule de son époux.

— Pourquoi ne pas en faire un allié ? quelqu’un comme lui pourrait être bénéfique pour la maison d’Atrée.

— J’ai déjà réfléchis à cette question, mais je préfère rester prudent. Ce jeune homme n’est pas corruptible, aussi je préfère y aller doucement pour ne pas le brusquer.

Clytemnestre retint soigneusement ses pensées, dissimulant derrière son impassibilité royale les questions qui bourdonnaient dans son esprit. Une interrogation particulière la tourmentait depuis le début de cette intrigue politique. Pourquoi Patrocle ne cherchait-il pas la main d'Hélène pour lui-même ? N'était-il pas, à son insu, l'une des personnalités les plus enviées de Grèce ?

Il suscitait la crainte et l'admiration de tous, une figure redoutée et respectée, convoitée par des princes et des rois, y compris par son propre époux. La reine réfléchissait à la complexité de la situation, à la toile d'intrigues et d'alliances qui se tissait autour de cet homme, sans qu'il en ait peut-être conscience.

Elle ne pouvait s'empêcher de se demander si Patrocle était indifférent à l'idée d'une alliance avec Hélène ou s'il y avait des motifs plus profonds derrière son silence apparent. Dans tous les cas elle le découvrirait.


Laisser un commentaire ?