Patrocle
L’entrevue se déroula sur une colline abandonnée, à mi-chemin de Corinthe, au cœur d’une modeste vallée de la région. Cette rencontre, minutieusement préparée par le roi Agamemnon, souverain de Mycènes, ne devait laisser place à aucun impair.
La sérénité bucolique des lieux convenait parfaitement au projet du Souverain. Le chant enjoué des oiseaux, la brise légère, et le soleil projetant ses rayons pour offrir une chaleur presque engourdissante, tout avait été orchestré pour créer une atmosphère de paix, de détente, et surtout, de confiance.
Deux tentes spacieuses faisaient face l'une à l'autre sur les versants est et ouest de la vallée, judicieusement situées et dépourvues de tout ornement : cette rencontre se voulait discrète. Le monarque avait personnellement disposé deux divans recouverts de nappes de soie immaculée, des couverts en argent, des verres remplis de vin de Thrace, des gâteaux au miel, ainsi qu'une coupe de fruits frais. Rien n'était laissé au hasard ; aujourd'hui, plus que jamais, tout devait être parfait.
Un garde l'avertit de l'arrivée de son invité, et Agamemnon aperçut un fier cavalier s'approchant. C'était Paris, fils de Priam, prince de la puissante cité de Troie et troisième en ligne de succession au trône.
Paris prit d'abord soin de pénétrer dans la tente pour vérifier que ses gardes étaient bien à leur poste. Il en ressortit peu après, n'ayant pas prononcé un mot, et se mit à contempler le paysage. Satisfait de son examen, il descendit vers son hôte, à pas mesurés, affichant une allure nonchalante.
Le roi de Mycènes en profita pour scruter ce personnage dont la renommée n'avait d'égale que le mystère. Grand et élancé, le prince de Troie arborait une figure ovale bien dessinée, rehaussée d'une peau claire et encadrée de longs cheveux noirs ondulés. Ses yeux verts surmontaient un nez aristocratique. Évitant l'ostentatoire, il portait une bure longue aux couleurs bleu nuit. Un pendentif carré en or, orné du visage de la déesse Aphrodite, reposait sur sa poitrine. Celle-ci se révélait imberbe, large et musclée
Le monarque nota surtout que la musculature du prince ne ressemblait pas à celle d'un guerrier. Peut-être s'exerçait-il pour rester en forme, mais tout laissait penser que le prince de Troie avait en horreur les champs de bataille, ses exploits semblant plutôt se limiter à des chambres avec des maîtresses. Il était réputé comme un séducteur que nulle femme ne pouvait rejeter.
Agamemnon sourit, tel un chacal devant sa proie, sachant qu'il était désormais trop tard pour reculer.
— Ainsi, vous avez daigné accepter mon invitation ! " entama-t-il, déterminé à impressionner son invité. "Quel honneur !"
— Votre messagère a su éveiller mon attention," répondit le prince, son sourire traduisant clairement le plaisir qu'il avait tiré de la compagnie de l'esclave entièrement tatouée aux manières foncièrement vicieuses.
— Ah, la douce Aberia ! Je suis ravi qu'elle vous ait plu. En vérité, mon cher, je n'osais vraiment pas croire en votre venue. Qu'un personnage éminent s'aventure hors de son domaine est assez rare pour être souligné ! Mais avant tout, veuillez-vous installer... Prenez place à ma table. Nous allons prendre un rafraîchissement. Que diriez-vous d'un verre de vin ?"
Tout en conversant, Agamemnon conduisit son invité à la place offrant le meilleur panorama sur la vallée, tirant lui-même le siège en signe de respect. Son comportement oscillait entre enthousiasme et une pointe nécessaire de déférence, une considération légitime. De son côté, Paris était plus que ravi ; qu'un roi tel qu'Agamemnon lui témoigne autant d'intérêt gonfla son orgueil. Il accepta le vin et en goûta une gorgée. Une vague réfrigérante enveloppa sa gorge avant de se transformer en une douce chaleur qui se répandit dans ses membres, les caressant de l'intérieur.
— Un mélange de menthe, de poivre et de gingembre, agrémenté d'une pointe de sauge," déclara Paris en souriant.
— Excellent ! dit Agamemnon en éclatant de rire. "Un fin connaisseur, et je pense que vous et moi allons bien nous entendre.
Paris aborda cette rencontre avec son détachement habituel. Malgré sa vigilance par principe, il n'était peut-être pas aussi fort que son frère Hector, mais il n'était pas non plus dépourvu de sagacité. S'il avait été convoqué par Agamemnon, c'était certainement pour obtenir quelque chose. Paris était déterminé à découvrir quoi.
— Je choisis toujours le vin moi-même," poursuivit Agamemnon. "Ainsi, si le vin s'avère mauvais, je ne peux blâmer que moi-même. Goûtez ce vin d’Italie. Remarquez cette robe qui se révèle dans le soleil… Et ce bouquet… D’une richesse à faire tourner la tête. Ah ! Je vois que vous l’appréciez. J’ai pris la liberté d’en faire déposer une caisse scellée à votre intention, dans votre tente. Et je vous le répète, il n’y a aucun piège à craindre. Nous savons tous deux que vous êtes trop important. Il serait idiot de ma part de penser vous nuire ! Vous êtes un prince de Troie."
— Vous me comblez d’attention, majesté. Je vais finir par me sentir gêné.
Le ton de Paris exprimait un amusement manifeste, au cœur duquel perçait une étincelle d'intérêt. Il goûta le vin, le gardant en bouche pour en savourer toute la finesse.
Il concéda au monarque un hochement de tête approbateur.
— C'est simplement un modeste témoignage de mon admiration, Prince Paris," reprit le roi. "Un signe de la bonne entente que je désire instaurer entre nous."
— Il y a de quoi se sentir flatté !", rétorqua Paris. "Mais je suis déconcerté par cette invitation. Il est étrange qu'un roi mycénien veuille frayer avec Troie…"
— Je préfère le terme de 'novateur'. Et pourquoi serait-ce si étrange ? Je ne vois aucune raison de nous opposer. Les anciennes querelles ne nous concernent nullement, n'est-ce pas ? Mon combat à moi, c'est de vaincre les barbares du nord !" ajouta Agamemnon, ses yeux soudain embrasés d'une lueur farouche.
Le prince hocha la tête sans le quitter du regard.
— Quant à vos buts, mon cher prince, poursuivit Agamemnon, ils restent les vôtres, et je ne prétendrai pas m'en mêler. Cependant, je crois sincèrement qu'une alliance serait profitable. Très profitable… Vous riez de mon ambition ?" s'exclama-t-il avec une légère grimace d'autodérision. "Je suis ambitieux, c'est vrai. Pourquoi le cacher ? C'est précisément la raison pour laquelle j'ai tenu à vous rencontrer. Mais pour le moment, laissons tout cela de côté, si vous le voulez bien… Il y a priorité : réjouissons-nous d'un bon repas. Je rêvais depuis si longtemps de vous avoir à ma table que j'attends votre verdict avec impatience !
— Majesté, je dois avouer que votre invitation a taquiné mon intérêt… De même, votre si habile messagère. Ce fut un bien intéressant hors-d’œuvre, vraiment !
Agamemnon avait semble-t-il décidé de traiter Paris en égal, du moins le temps de cette rencontre. Le roi avait su éveiller la curiosité du prince. Un sourire d’autosatisfaction plaqué sur ses lèvres gourmandes, le souverain claqua des doigts pour annoncer le repas.
Deux jumelles, des prêtresses d’Aphrodite, vinrent rejoindre les deux hommes de leur démarche ondulante. Natives de Céphalonie, placée sous la domination de Mycènes, elles disposaient d’un charme travaillé depuis l’enfance.
Tout en plaisantant d’une voix au timbre particulièrement sensuel, les deux rousses s’approchèrent du prince Paris pour lui laver les mains, l’agaçant délicieusement de multiples effleurements avant de l’essuyer au moyen de caresses.
Agamemnon les congédia d’un geste et claqua dans ses mains à deux reprises. Décomposé en neuf services, le repas fut en tous points parfait, digne d’un gourmet de la trempe de Paris. Les deux seigneurs mangèrent presque en silence. Silence que rompit Agamemnon aussitôt le dessert achevé.
— Cher prince, je ne peux attendre plus longtemps votre verdict," reprit l’Atride en s’essuyant les mains. "Qu’en dites-vous ? Soyez franc, surtout !
— Majesté, je louerai la qualité de votre table auprès des miens. Je vous l’assure. Et à l’occasion, il faudra que je vous rende la pareille…
— Prince, vous me comblez… Je n’aurais espéré une telle rencontre, sourit largement le monarque.
Agamemnon capta le regard de Paris, qui revenait sans cesse aux jeunes beautés assises à l’écart. Le monarque avait été judicieusement informé des appétits charnels démesurés du prince de Troie.
— Avant de vous laisser à une petite et heureuse surprise que j’ai prévue en votre honneur, jeune seigneur, si vous le voulez bien, venons-en à l’essentiel."
Paris se pencha en avant et lui rendit son sourire.
— Qu’est-ce qui vous préoccupe, majesté ?"
— Votre père, malheureusement."
Paris masqua sa surprise ; il ne s’attendait pas à cela.
— En ce moment, je suis en train de nouer des alliances," expliqua Agamemnon. "Mon but, bien sûr, est de lancer une formidable expédition vers l’ouest. Pourquoi, me direz-vous ? Eh bien, j’ai un rêve : parcourir la Grande Grèce, c’est ainsi que nous appelons ces contrées encore sauvages et inexplorées qui renferment des richesses dont je n’ose même pas imaginer. Je pourrais y arriver, mais pour cela, j’ai besoin d’assurer mes arrières avant de lancer mon projet.
— Voilà qui est intéressant," dit Paris, intrigué. "Mais pourquoi ne pas en parler avec mon père ? Je suis sûr qu'il sera intéressé."
— À cause de l’Égypte et de l’Empire Hittite, la cité de Troie a longtemps été et demeure toujours une alliée des Hittites. Bien sûr, nous aidons les Égyptiens comme nous le pouvons, mais il est temps pour nous, les Grecs, de prendre notre destin en main. Je parle aussi pour les cités grecques d’Asie. J’aurais voulu en discuter avec votre père, mais lui et moi divergeons sur beaucoup de points."
— Il ne voit pas d’un très bon œil la mort de certains… de vos proches lorsque vous avez hérité du trône de Mycènes.
— Troie n’est pas Mycènes, mon ami. Dans notre cité, seuls les plus forts survivent, et cette règle s’applique à tous, même à mes proches qui sont morts.
— J’apprends aussi à vous connaître, majesté. Pour quelqu’un de votre réputation, vous aimez l’art, avez bon goût, et avez une grande vision. Je respecte cela.
— Et vous, mon garçon ? demande Agamemnon avec un large sourire. N’aimez-vous pas l’art ?
— J’aime l’art, mais je suis plutôt du genre minimaliste.
— En tout ?
— J’aimerais que Troie ne soit pas aussi peuplée. J’aimerais que les étés soient plus doux. Je voudrais que notre Roi ait moins de conseillers et de prêtres d’Apollon.
— On dirait une déclaration politique.
— C’est juste mon opinion personnelle.
— L’un n’empêche pas l’autre."
Paris se pencha en avant, le regardant gravement.
— Qu’essayez-vous d’obtenir de moi ?"
Agamemnon lui rendit son regard et dit :
— J’ai appris que vous espionniez votre père pour le compte de l’empereur Mouwatalli."
Le visage de Paris trahit une réelle surprise.
— Comment...
Agamemnon l’arrêta d’un geste de la main.
— Ce n’est pas important pour le moment. Ce qui compte, c’est que vous avez agi à l'encontre des intérêts de votre père, de votre frère et de Troie en général.
— Avez-vous l’intention de le révéler ?
Agamemnon examina le visage de Paris.
— Que pourrait-il se passer si je le faisais ?
— Pour commencer, mon père me tuerait.
— Littéralement ?"
Paris poussa un gros soupir.
— Il me renierait.
— C’est donc vrai. Votre père et vous n’avez pas le même point de vue sur les débats qui animent les réunions du conseil.
Paris baissa les yeux au sol.
— Ce qui serait étrange, c’est qu’on soit d’accord sur quoi que ce soit.
Il leva les yeux vers Agamemnon.
— Je voudrais que Troie rompe avec le passé. Je veux que nous fassions partie des cités grecques. Est-ce mal de vouloir jouer un rôle important dans l’histoire de la Grèce ?
Agamemnon secoua la tête.
— Les cités connaissent l’essor et le déclin.
— Vous avez une meilleure idée pour gouverner une cité ?
— J’ignore si mon idée est bonne ou mauvaise," dit Agamemnon en riant, "mais ce qui est sûr, c’est que tout le monde ait la même vision que moi. C’est ce que j’ai réussi à faire avec les cités grecques. Tous me suivent sans poser de question."
— Je vous envie."
— Pourquoi ?"
— Toutes les choses que vous avez accomplies et que vous pouvez encore accomplir !"
— Que feriez-vous ?
— Tout," répondit Paris.
Il ravala ce qu’il s’apprêtait à ajouter.
— Prince Paris, que penseriez-vous de travailler pour moi – pour la Grèce, je veux dire."
Les sourcils de Paris se levèrent.
— En tant que ?"
— Pour être tout à fait franc, en tant qu’espion, en quelque sorte."
Il poursuivit avant que Paris ait le temps de parler.
— Je ne dirais pas que nous voulons les mêmes choses pour Troie, vous et moi, parce que clairement vous tenez beaucoup à votre cité. Cependant, mon groupe s’intéresse moins au gouvernement de Troie qu’à ses lignes commerciales sur l’Hellespont et la mer Égée.
Paris le regarda comme si la vérité nue était un concept nouveau pour lui.
— J’aime ma famille, et je ne veux pas lui nuire," dit-il d’un ton acerbe.
— Nullement, mais si un jour vous devenez roi de Troie, pourrais-je compter sur vous ?
— Je ne pense pas," dit Paris en secouant la tête. "Mon grand frère Hector est l’héritier du trône, et il y a aussi Déiphobe. Je ne suis que troisième en ligne de succession.
— Le destin est capricieux, déclara Agamemnon en haussant les épaules. Et je vous propose de vous soutenir indirectement pour convaincre votre père que vous êtes plus digne que vos deux frères pour l’hériter. Qu’en dites-vous ?
— De quelle manière ?
— Un simple détail dont nous discuterons dans un avenir proche, dit Agamemnon, balayant la question d’un revers de sa main.
— Si vous aviez formulé les choses autrement, j’aurais rejeté votre offre d’emblée.
— Alors, vous acceptez ? Vous êtes d’accord de nous tenir au courant des machinations politiques que pourrait préparer votre père ?
— Seulement si je peux vous en informer directement.
Agamemnon le regarda dans les yeux.
— C’est votre souhait ?
Paris hocha sobrement la tête.
— Oui.
— Alors vous n’aurez affaire qu’à moi, l’assura le souverain.
— J’aurais juste besoin de quelque chose en contrepartie, dit Paris en souriant comme un renard.
— Oh, mais je vous écoute, répliqua Agamemnon amusé.
— C’est peu de chose. Je veux être présenté à la cour du roi Tyndare de Sparte, votre beau-père.
Cette fois, le visage d’Agamemnon s’assombrit. Voilà qui n’était pas prévu. Le prince se montrait plus gourmand que prévu !
— Pour quelle raison, demanda le roi d’une voix maîtrisée.
— Oh… eh bien… j’ai entendu parler des femmes spartiates, on dit qu’elles sont aussi farouches au lit que leurs hommes. Je veux en avoir le cœur net. Avoir une spartiate pour amante sera une expérience intéressante.
— Une spartiate en particulier ? Ou n’importe laquelle ? demande le roi de Mycènes en lui lançant des éclairs.
— N’importe laquelle fera l’affaire pour le moment, répondit Paris avec son sourire charmeur.
— Je vois…
— Allons, majesté, je sais que vous en avez le pouvoir. Tyndare vous tient déjà en haute estime puisque vous avez épousé sa fille, la terrible Clytemnestre. Convainquez-le de s’approcher de mon père, et ce dernier enverra des ambassadeurs à Sparte. J'en ferais partie, bien entendu, et je servirais Troie et ses intérêts tout en comblant mes appétits coupables. Tout comme je vous tiendrais informé des machinations de mon père. Qu’en dites-vous ?
Irrésistible, Paris souriait de toutes ses dents. Il se savait en position de force. Une telle demande permettrait à Agamemnon de comprendre qu’il n’est pas quelqu’un d’aussi facile à manipuler.
— Fort bien, dit Agamemnon en lui rendant son sourire. Je m’assurerai que les arrangements nécessaires soient pris.
Un jour, je dessinerai moi-même un autre sourire sur ton joli visage, maudit fils de pute, se dit Agamemnon.
— Mon garçon, je vous assure que vous ne regretterez pas notre association ! Et pour conclure mon invitation, je vous ai préparé une surprise qui sera, je l’espère, à votre goût… Mes petites protégées n’attendent que votre bon plaisir. Prenez toutes les libertés avec elles. Elles sont désireuses de satisfaire jusqu’au moindre de vos désirs. Quant à moi, je suis attendu ! Je vais fêter l’événement à ma manière. Disons d’une manière plus mycénienne… J’espère que vous ne le prendrez pas mal ?
— Nullement, sourit à son tour Paris. Je comprends tout à fait le besoin de retrouver ses racines.
— Ses racines ! Agamemnon lança un gros rire gourmand. Quelle jolie formule ! Décidément, nous sommes destinés à nous entendre. Avec votre permission, je vais donc prendre congé. Profitez à loisir de mes protégées, je vous en prie. À très bientôt, Seigneur Paris, j’attends de vos nouvelles.
— Vous en aurez.
Paris se dirigea vers le petit bocage situé au bord d’un lac endormi, où, sur un grand drap de soie, l’attendaient quatre prêtresses d’Aphrodite. Il contempla les jeunes femmes plus désirables les unes que les autres. Le prince de Troie avait des appétits charnels démesurés. Sa plus grande faiblesse, sans doute.
Pendant ce temps, Agamemnon était attendu ailleurs. Si tout se passait comme prévu, il mènerait son projet à bien.