Breakouedo, le bruissement des bois
9 août 1992
Stella lissa du doigt le scotch qu’elle avait consciencieusement plaqué tout autour de l’affiche de cinéma. Sur un fond de pierre tombale, on voyait le visage grimaçant d’un Dracula sculpté flanqué de têtes de loup au pelage noueux. « L’amour est éternel » proclamait l’affiche. Elle était griffée du nom du célèbre vampire, à l’encre rouge, comme la sentence. Un rouge pulp, trop vif pour évoquer la couleur du sang. Un arrière-plan sonore la dérangea, elle enleva le casque de ses oreilles. Freddie Mercury ne couvrant plus la voix de sa mère, elle ressentit l’irritation qui électrisait sans doute la maisonnée depuis quelques minutes.
- Stella ? Vas-tu descendre, enfin ? Le portail ferme dans vingt minutes !
Elle l’avait collée en biais, l’affiche couvrait maintenant presque tout le mur nord de sa chambre. La peinture qu’elle avait choisie était d’un jaune travaux abominable. Elle s’appliquait à en couvrir le moindre centimètre carré.
- Je descends ! soupira-t-elle pour elle-même.
Elle enfonça la touche stop de son walkman qui sauta immédiatement, son office accompli. Elle descendit les demis étages qui séparaient les niveaux en quelques bonds. Son sac pour la semaine l’attendait au rez-de-chaussée, dans la main gauche de son père. Dans l’autre main, les clés de voiture. Arthur, un bâtard au doux pelage noir battait mollement de la queue en bavant de la langue. Il sautillait des pattes avant, espérant qu’elle descendait pour lui faire faire une promenade. Pourtant il savait bien qu’elle partait, comme tous les dimanches soir et qu’elle ne reviendrait que le vendredi, couverte d’odeurs mystérieuses.
Les portières claquèrent. La voiture toussota avant de démarrer. Les phares percèrent la place venteuse de leurs halos blancs.
Stella regardait défiler les arbres. Les troncs innombrables de ce côté de la commune, laissaient place à une savane épineuse au-delà de quelques centaines de mètres, séquelles d’innombrables feux de forêt. Platypus disaient que ces incendies endémiques servaient les appétits de la prédation immobilière. Il avait entendu dire qu’au bout de dix ans le maire pouvait rendre les anciennes zones forestières constructibles. Stella avait fait du reboisement dans le coin quand elle était à l’école primaire et tout ce qu’elle voyait pousser c’était des lotissements. Le maire était agriculteur ; il savait la valeur de la terre.
Le berger allemand des gardiens aboya après eux, chaîne tendue. Le père d’Antoine le lâchait dans leur zoo toutes les nuits mais ce n’étaient pas un problème pour leurs escapades. Stella sentait la pression descendre en elle. Le bloc X fit son apparition au bout de l’allée goudronnée. C’était l’architecture homologuée typique : des murs d’agglos couverts d’un crépi plus ou moins crème surmontés de tuiles imitation à l’ancienne. Au milieu de pins rescapés sur ce plateau de garrigues leur petite unité semblait isolée au bout du monde. La nuit rassemblait ses étoiles par ici, c’est sans doute pour ça qu’on en voyait si peu en ville.
Les aurevoirs furent rapides comme toujours. Stella n’éprouvait pas de joie particulière à l’idée de quitter son foyer pour la semaine, elle n’avait pas de peine non plus. Elle était juste un peu gênée d’être soulagée de façon inattendue par ce cri silencieux qu’elle percevait dans ses yeux. Elle n’en avait rien à faire même pas à foutre parce que ça, ça aurait été de la rébellion. C’était le nœud du problème. Toute son enfance elle avait fait ce qu’on lui disait avait suivi les prescriptions règlementaires, prenant tout au pied de la lettre. Et puis elle avait grandi, elle s’était attendue à comprendre les gens au travers du filtre que ces règles avaient tissé sur le monde. Mais en fait aucune réponse n’avait pris place derrière ces masques que les autres portaient tout le temps. Elle avait cru pouvoir y trouver, à force, les lignes de codes formant les programmes qui pilotaient ces gens mais elle n’avait qu’acquis une forme de sidération devant ce néant. Il l’envahissait totalement certains jours. En chacun, elle percevait une douleur si belle, si proche de sa réalité. Mais jamais personne ne l’exprimait à visage découvert, elle était là au creux de chacun. Peut-être que certain ne la ressentait pas. La sienne n’avait aucun motif, elle était pure, de la douleur pure et sans nom.
Ça puait le pétard dans le couloir du 2ème, Antoine devait être avec les gars dans la salle commune. Quand son père l’envoyait fermer les installations, il terminait toujours par leur bloc. Elle balança un grand coup de Docks Martins vertes dans la porte battante, faisant sursauter trois silhouettes affalées dans la salle battue de courants d’air.
- Putain tu nous as fait flipper Stella. J’ai cru que mon père ou Baba débarquait.
Cornélius ramassa le cul de joint qui avait roulé jusqu’à lui.
- Ben heureusement qu’elle est arrivée, Bogart…
- T’es pas gonflé toi ! Qui c’est qui vient partager avec les potos du bloc X ?
Stella vint se couler dans le canapé rapiécé à côté de Folla qui fixe les branches qui s’agitent au dehors. Platypus qui était resté étrangement silencieux dans l’ombre hors du cercle de lumière de l’abat-jour apparut soudain à côté d’elle s’avançant sur sa chaise.
- Les parents de Cornélius lui ont envoyé un caméscope…
- Et ? Il faut en déduire quelque chose d’après toi ? le taquina-t-elle.
- Bien sûr, c’est évident ! J’ai couvert tous leurs micros noircis tous leurs objectifs, ils ont fait envoyer cette caméra pour qu’il s’espionne tout seul ! Je ne sais pas encore comment ils comptent récupérer la bande. J’ai lu la notice tout l’après-midi, il est possible qu’ils enregistrent à notre insu parce que je n’ai pas trouvé la télécommande dont ils parlent.
- Ouais, c’est pour ça que je n’ai pas le droit de l’amener dans la salle commune. Môssieur a décidé qu’il devait rester dans ma chambre jusqu’à ce qu’On statue... Je te montrerai la bête tout à l’heure. On va pouvoir faire un film ! J’ai eu plein d’idée cet après-midi, avec tout ce vent. J’avais envie d’aller balader un peu cette nuit si ça te dit ? Je veux en profiter.
- Du vent ? Tu reviens à la charge ? le coupa Antoine. Tu sais nous les Sudistes on est pas trop fada du Mistral…
- Ce n’est pas à toi que je m’adressais !
- Tu as de quoi filmer la nuit ? apaisa Stella.
- Pas vraiment, mais on a qu’à emmener des lampes torches. J’en ai repéré dans le cagibi de la Mauricette et y a des bougies en pagaille dans la cuisine.
Une rafale gifla le carrelage d’une giclée de feuilles. L’intrusion fracassante souffla la conversation. Antoine se précipita pour refermer les fenêtres.
- Je viens avec vous. énonce sentencieusement Folla.
Antoine, déconfit, partit chercher le fauteuil roulant de Folla. Lorsqu’il entra dans la petite chambre, quelques feuilles de dessins se détachèrent du mur. Folla l’avait recouvert d’empreintes de ses mains qu’il avait découpées pour leur donner la forme de feuilles bifoliées. Sur le blanc assombri du mur, les ombres des arbres semblaient leurs faire pousser des branches. Il se demanda si Folla avait consciemment créé cette vision. Il adorait montrer ses "nervures" à Baba, le soir quand il passait leur filer des cachetons. Folla lui foutait les deux paluches ouvertes sous le nez avec son sourire débile et l’infirmier lui massait les paumes pour apaiser les douleurs imaginaires. Il alluma la lumière pour dissiper ces illusions qui le mettaient mal à l’aise. Parfois il se demandait ce qu’il foutait avec ces chtarbés. Folla était celui qui l’inquiétait le plus. Penser qu’on est entrain de doucement régresser à l’état de végétal, ça n’avait rien à voir avec la froideur gothique et magnétique de Stella ou les discours déligrouillant de Platypus. Cornélius n’était qu’un simulateur. Antoine le détestait : un gosse de riche qui ne savait plus comment faire tourner ses parents en bourrique. Parfois il se demandait si les adultes faisaient semblant de le croire ou s’ils pitaient réellement que le gars était bipolaire.
Dans le couloir, deux néons palpitaient sans vouloir s’allumer. Il claqua la porte derrière lui et écouta le silence après l’écho. Le rire de Cornélius dans la salle tout au bout du couloir lui rendit le souffle qu’il avait retenu pour mieux écouter. Il n’y avait vraiment pas de quoi flipper. Il se serait giflé d’être aussi trouillard.
Dans la salle commune Cornélius vérifiait l’équipement de chacun. Il était entrain de serrer la sangle d’un casque de spéléologie sur la tête de Folla, Stella avait un sac à dos, Platypus inspectait le caméscope sous tous les angles. Sur la table basse, il avait étalé l’ensemble des accessoires.
- Ton matériel est clean Cornélius, je suis partant aussi. finit-il par conclure.
- Tu l’as trouvé où ce casque ? demanda Antoine pour se signaler au groupe qui ne semblait même pas avoir remarqué qu’il était revenu.
Folla s’agite à la vue de son fauteuil. Personne ne prit la peine de répondre à Antoine. Stella et Cornélius soutinrent Folla, chacun d’un côté, pour qu’il fasse les quelques pas qui le séparaient de son siège mobile. Il avait de plus en plus de mal à marcher plus de quelques pas. Personne n’osait aborder le sujet et les médecins ne leur auraient pas lâché la moindre information s’ils les avaient interrogés.
Dehors, les bourrasques les convainquirent rapidement qu’un tournage en extérieur serait impossible ce soir-là. Ils se rabattirent sur un hangar à une centaine de mètres du bloc X.
Ils étaient tous assis en cercle sur la dalle de béton poussiéreuse.
- Bon, l’idée de base, c’est d’aller enquêter là où a eu lieu l’affaire du « pullover rouge ». Platypus nous délivrera ses conclusions quand l’un de nous trouvera un indice. Après pour l’histoire, on va jouer nos propres rôles comme ça on ne s'emmerde pas avec la psychologie des personnages mais par contre il faudra s’impliquer quand je lancerai une scène et vous ne laissez pas Platypus dérailler trop longtemps. Je veux des scènes courtes, on bouge dans la forêt et puis on plante l’œil dès qu’on trouve un truc louche.
Excité, Platypus fit mine de lui envoyer une droite et puis il attrapa le caméscope, prêt à tourner la première scène.
- Non, non attends ! J’ai encore à vous montrer quelque chose. l’arrêta Cornélius.
Il les regarda avec malice en desserrant l’ouverture de son volumineux sac à dos. Il en sortit des pétards et des fumigènes, un véritable arsenal. Antoine avait le sourire qui s’étirait jusqu’à la crête.
- Mon frangins m’avait expédié ça, en douce, pour fêter le 14 juillet mais je n’avais pas trouvé que c’était une bonne occasion. Du coup, je pensais faire quelques effets spéciaux pendant le tournage.
En quelques gestes de prestidigitateur, il fit disparaitre son butin dans le sac à dos.
-Bon, ce n’est pas pour aujourd’hui.
Platypus s’amusa de voir s’évaporer la joie enfantine d’Antoine qui reprit sa bouille boudeuse d’après vanne.
Il sortit de sa banane une carte et un livre de poche écorné à la couverture noir polar. Il déplia la carte jeta le livre en travers :
- Le fameux Pullover rouge, une enquête de Gilles Perrault ! Cornélius me l'a passé hier soir, je n’ai lu que la première partie. J’ai entouré les lieux de ce fait divers en rouge. J’avais fait des croix sur les champignonnières à explorer sur cette carte, je pense que ça nous sera utile. il montra du doigt un cercle proche de l’IME.
- Pourquoi on n’irait pas explorer ces champignonnières ce soir ? fanfaronna Antoine.
Les yeux convergèrent vers lui. Ils soupirèrent de concert. Il regarda Folla qui le regarde en souriant, assis dans son fauteuil. Cornélius reprit l’initiative le temps qu’il réalise :
- Pour ce soir, on oublie mais demain, on ira au carrefour de la Pomme ce sera parfait pour une première scène !
- Les héros pourraient être en rade au carrefour, ils attendraient d’être pris en stop. s’enflamma Stella.
Cette nuit là, ça chuchota longtemps dans le dortoir des garçons. Stella avait emprunté le livre de Cornélius. Elle lu et s'endormit au milieu de la 153ème page.