Paint It Black

Chapitre 1 : Paint It Black

Chapitre final

9427 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 24/12/2023 07:34

–     Et pour finir, dit Mayor Mare, avant que nous ne commencions le Festival des Récoltes, j’aimerais laisser la tribune à la Princesse Twilight Sparkle.

Au milieu d’une bruyante ovation, l’alicorne sauta sur ses sabots et s’avança fièrement vers l’estrade, un large sourire sur la figure.

–     Mes chers com-poney-triotes ! commença Twilight en se penchant sur le pupitre, c’est avec un grand plaisir que j’ouvrirai les festivités, mais avant cela, j’ai eu une idée !

Rarity haussa les sourcils et réprima une grimace. À ses côtés se tenaient Applejack et Rainbow Dash, à qui sa réaction n’avait pas échappé. « Qu’est-ce qu’il y a ? » chuchota Fluttershy en se rapprochant. Rarity désigna discrètement la chaise que Twilight avait quittée. Trois têtes pivotèrent de concert pour suivre son geste, et ses amies découvrirent sur le siège une haute pile de petits bristols annotés, soigneusement mise à l’équerre.

–     Je réfléchissais plus tôt, continua Twilight, aux nombreux sens que portent nos fêtes. Le Festival des Récoltes évoque bien sûr la générosité de la nature, les puissants liens de la communauté… mais c’est aussi la dernière grande célébration avant les premières neiges qui précèdent la Fête du Feu Chaleureux.

Applejack grogna en enfonçant son chapeau sur sa tête.

–     Oh, non. C’est ce genre d’idée-là…

–     Oui, acquiesça Rarity, une de ces idées qui s’ancrent dans son cerveau et en chassent toutes les autres.

–     Comme la fois où elle a voulu déterminer si une liste répertoriant toutes les listes qui ne s’incluent pas elles-mêmes, s’inclurait elle-même ? dit Fluttershy.

–     Ce qui m’a fait penser à nouveau au Feu Chaleureux, dit Twilight, qui a toujours été ma fête préférée, le saviez-vous ? Le plus beau jour de l’année, porteur d’un sens et d’une histoire, d’une profondeur sans pareil !

Des murmures peu convaincus agitèrent le public. Quelques poneys levèrent les yeux vers les énormes banderoles du Festival, puis les baissèrent en direction des amies de Twilight. Rarity s’enfonça légèrement dans sa chaise.

–     Et savez-vous ce que cette fête a de plus magique ? continua Twilight imperturbable. Quelle tradition a donné lieu aux souvenirs les plus mémorables de ma vie ?

Mayor Mare, remarquant enfin que les bristols du discours initialement prévu par la Princesse étaient absents, s’approcha nerveusement.

–     Princesse, aussi fascinant que soit votre exposé…

–    Les cadeaux du Feu Chaleureux ! termina Twilight dans une pose triomphale.

 Rainbow Dash se frappa le front assez fort pour produire un écho.

–     Je sais que cela ne se fait pas vraiment à Poneyville, reprit Twilight, ni même à Canterlot d’ailleurs. Mais ma famille vient de plus loin dans l’Est, et a ramené quelques-unes de ses traditions en s’installant. Et vous pouvez me croire, quand je vous dis qu’il n’y a rien de tel que de s’éveiller au matin du Feu Chaleureux, et descendre les escaliers au triple galop pour trouver une chaussette remplie de cadeaux auprès du feu rugi- repose ça Rarity, tu vas toutes me les mélanger !

Une aura magenta chassa celle, bleu ciel, qui avait soulevé la pile de bristols et reposa cette dernière à sa place sur le siège, sans oublier de la remettre bien droite. Fluttershy posa un sabot réconfortant sur l’épaule de Rarity.

–    Ne t’en fais pas, chuchota-t-elle, tant qu’elle ne se met pas à parler de livres, on arrivera à lui éviter de dérailler.

–     Mon tout premier livre était un cadeau du Feu Chaleureux, le saviez-vous ?

Applejack soupira et pointa un sabot vers les cuisines.

–     Flut-flut’, va chercher Spike.

–     C’était un livre pour poulains, adapté d’un conte Kirinois qui parlait d’un caneton vivant au bord d’un fleuve avec sa mère et leur maître dragon, édité pour la première fois par Le Licol des Loisirs en 933, quoique l’exemplaire que j’avais reçu soit une dix-neuvième impression…

Des deux sabots, Rarity se massa la figure. S’interrompit. Cligna.

–    Cette dix-neuvième impression se distinguait des douzième à dix-huitième par de sporadiques mais sérieux problèmes de crénage, c’est pourquoi aujourd’hui encore mes parents me racontent inlassablement qu’autrefois je croyais que « Harnais » se prononçait « Hamais » – à les entendre, il ne s’agirait là que d’une touchante anecdote sur les malentendus enfantins, alors que les problèmes d’impression qui sont indéniablement à la racine du problème sont facilement et objectivement vérifiables…

Rarity bondit de sa chaise, un sourire s’élargissant sur son visage.

-      Et c’est pourquoi, annonça-t-elle à haute voix, la Princesse vous propose une journée d’emplettes spéciale post-festival, pas plus tard que demain !

Twilight ouvrit la bouche, puis se ravisa, désarçonnée.

-      Mais Rarity, quel est le rapport avec les erreurs de crénage ?

Rarity lui lança un Regard. (Ici la Majuscule s'Impose.) Twilight se tapota le menton en marmonnant : « Touchante anecdote… mes parents… dix-neuvième impression… Licol des Loisirs… les cadeaux du Feu Chaleureux… » Elle cligna des yeux.

-      Oh ! Dit comme ça, c’est logique !

-      Heu, quoi ? interrompit Rainbow Dash avec une éloquence toute Rainbow Dashienne.

-      C’est très simple, ma chérie, expliqua Rarity à l’adresse de toute la salle. Le but de la princesse est d’encourager à l’échange de cadeaux en l’honneur de la fête, c’est bien ça ?

-      Ça n’est pas tout à fait ce que j’entendais par là, mais…

-      Mais ces cadeaux n’apparaissent pas par magie dans les chaussettes des poneys. Ils doivent être emballés. Préparés. Planifiés ! Achetés !

Applejack cligna des yeux à son tour et se redressa comme elle put sur son siège. Rarity exécuta un battement de cils savamment étudié.

-      La boutique Carrousel, pour ne citer qu’elle, sera toute prête à vous accueillir pour les achats précités !

-      Bien sûr, dit Twilight qui retrouvait peu à peu ses marques, comme je m’apprêtais à le dire, le plus beau des cadeaux est d’enrichir son enfant, son conjoint ou sa conjointe d’un amour de la lecture qui lui durera toute la vie, tout comme celui qui m’a habitée pour pas moins de deux milliards, deux cents cinquante-sept millions, quatre-vingt-six mille mots, à un ou deux millions près, et quatre cents soixante-deux…

-      Twilight ! cria Spike depuis les cuisines qui jouxtaient la salle. Tu digresses encore de ton discours avec tes statistiques de lecture ?

Elle se figea un instant. « … ça se pourrait ? » cria-t-elle en retour.

-      Il y a des poneys qui ont faim ! Abrège et viens-en au festin !

Twilight s’éclaircit la gorge et se frotta les sabots. Mayor Mare poussa un soupir de soulagement – puis se figea à son tour, voyant qu’Applejack s’avançait jusqu’au pupitre et en écartait Twilight d’un léger coup de hanche.

-      J’sais qu’on a tous hâte de commencer l’festival, mais pour une fois, j’suis bien contente de soutenir, moi aussi, l’initiative de la Princesse avec sa journée d’emplettes de cadeaux.

-      Je voulais surtout encourager l’effort de lecture mais…

-      Vous vous souvenez sûrement d’notre levée d’fonds le mois dernier, quand il a fallu monter notre septième grange de l’année, et qu’tout le monde était sûr qu’ça nous tiendrait tout l’hiver. Eh ben, on a explosé l’budget en montant la numéro 8, et même si les fondations sont prêtes, j’avais abandonné l’idée d’pouvoir monter la numéro 9 avant les premières neiges. Mais en l’honneur de… disons les « Grandes Soldes de l’Amitié » de demain… la famille Apple vendra son cidre de cette année une semaine plus tôt !

Un murmure dubitatif parcourut la pièce, et la sueur perla sur le front d’Applejack. Aurait-elle mal calculé ? Une telle annonce aurait dû ravir la foule à coup sûr. La vente du cidre était pratiquement une fête Poneyvilloise à part entière, à ce stade…

Ah. C’est vrai. Poneyville encaissait mal les changements dans les traditions. À moins qu’on ne l’y aide un peu…

- Avec une ristourne de quarante pour cent ! précisa la fermière.

Comme un seul être, des centaines de poneys se dressèrent pour une ovation, leur faim oubliée.

- Alors dites bien à tous vos amis de visiter Poneyville pour leurs achats ! conclut Rarity, dont la voix surnageait à grand-peine par-dessus le brouhaha de la foule en liesse.


Le lendemain, une maigre ligne de poneys las se tenait au garde-à-vous, scrutant la plaine qui les séparait des tentes de l’armée toute proche, trop proche. Tous transpiraient, malgré l’aube frisquette. Ces quelques âmes dont la bravoure n’avait d’égale que leur résignation, savaient qu’il n’y avait plus d’issue. Dans quelques minutes, leurs défenses seraient submergées.

Une svelte silhouette faisait les cent pas devant les lignes, examinant ses troupes et les maigres vivres derrières elles. Estimant la taille des hordes à venir. Calculant avec un détachement froid.

Pour finir, Applejack s’arrêta et rajusta son chapeau.

-      Bon, ‘coutez-moi bien, tout l’monde ! Comme tout le reste de Poneyville est occupé à tenir sa propre boutique, ça réduira un peu not’ charge, mais pas plus. On ouvre dans une demi-heure et… Dash !

Elle s’avança et toisa la pégase avachie. « T’es déjà saoule ?! »

Sa collègue fit un vague effort pour redresser sa posture.

-      Heuuuallôôô ? J’ai acchepté d’t’aider à condichion d’awouar mon c-c-cidre en avance ! À moins qu’t’aies d’jà oublié comment sha ch’est fffini la dernière fois ?

-      Je t’ai permis de t’en vider UN avant qu’on commence !

-      Et j’en ai v-v-vidé qu’un seul ! – Hic ! – tonnelet.

Applejack se frappa le front, puis jeta un œil au reste de la famille. Big Mac fixait la foule d’un air sombre. Apple Bloom gigotait nerveusement. Granny Smith avait le menton contre la poitrine, et un léger ronflement s'échappait de sa gorge.

-      On va sauter le discours motivant, alors, grogna-t-elle. On a déjà eu des foules, mais jamais rien d’tel…

Elle se demanda, au moins pour la sixième fois, quelle mouche avait bien pu la piquer d’offrir une telle remise.

-      Notre objectif est simple : faut pas que la file s’arrête. Mac, tu apportes le stock de la Numéro 8. Bloom, tu sers et tu encaisses, et Granny… euh …

Elle jeta un regard désespéré sur l’ancêtre.

-      Tu gères la foule ?

-      Eeyup !

-      Pigé, grande sœur !

-      RrrRRRrôôônfllll…

-      Dash, tu t’occuperas de jongler avec les chopes, parce que moi j’dois jongler avec les tonneaux quand ils… Dash !

L’intéressée abaissa la chope de ses lèvres dont elle essuya la mousse, et cligna lentement des yeux.

-      Koi ?

-      T’arrêtes, un peu !

-      Tchiu viens d’me dire d’jongler avec les chhhopes, j-j-j’m’échauffe, là !

-      Eh bien tu feras les tonneaux, alors ! Et arrête de boire !

« Eeyup. On va tous crever, » comme aurait dit le poète. Applejack se tourna vers les clients en approche. Elle fléchit les genoux, rajusta encore une fois son chapeau, et fit de son mieux pour étouffer le tremblement dans sa voix.

- C’est… (elle déglutit) c’est parti.


Pinkie jeta un regard par-dessus son épaule en entendant le craquement près de la porte, puis ouvrit une grande bouche sous le coup de la surprise. Son visage, malgré l’évident épuisement qui le marquait, s’éclaira d’un coup comme un grand Feu de Joie Chaleureux.

-      Twilight ! Quel bon vent t'amène ?

Twilight secoua la tête pour chasser les derniers vertiges de la téléportation, jeta un œil aux alentours, réprima un bâillement et salua son amie. Cela faisait beaucoup à intégrer à la fois : la boutique rutilante, les nouvelles décorations du Feu Chaleureux, le coin de jeux pour enfants où Pound et Pumpkin Cake somnolaient paisiblement, le comptoir plein à craquer de douceurs pâtissières. L’odeur du pain chaud chatouillait le fond de ses narines, de même que la note plus pointue du… ah, trouvé !

-      Ouah, c’est magnifique ici ! dit Twilight en guise de préambule avant d'en venir aux affaires. Je sais que vous n’êtes pas encore ouverts, et je suis désolée de m’incruster comme ça dans vos préparatifs, mais M. Rich m’a demandé de travailler pour la journée dans son magasin, et je n’ai pas pu refuser puisqu’il voulait que je gère à moi seule tout leur rayon livres, donc… je peux te prendre un petit café avant de me rendre au travail ? acheva-t-elle en désignant la large cafetière en verre, à moitié pleine, posée juste au bord du comptoir.

-      Mais bien sûr, Twilight ! répondit Pinkie Pie en saisissant le récipient avec des sabots tremblants. Je ne refuserais jamais un petit café à une am…

Un monstre surgit de sous le comptoir. Pinkie hoqueta, projetée loin de sa cafetière. Twilight cria de surprise. La Chose tourna brièvement vers elle ses yeux vagues aux paupières gonflées, puis son attention se redirigea vers le liquide. « Caaafffééé », croassa-t-elle d’une voix d’outre-tombe, et avant que Twilight pût réagir, un M. Cake revenu à l’état sauvage vida le récipient d’une seule gorgée. Il prit quelques inspirations, ses canons tremblants autour de la cafetière plus vide que son regard, et repoussa l’inextricable jungle de sa crinière, laissant voir à Twilight son museau pâle et squameux. Son œil tiqua. Il expira, un spasme agita tout son corps, puis il jeta par-dessus son épaule la cafetière qui alla se briser dans la cuisine.

-      Oh, les étoiles soient louées, j’ai cru qu’on était à court.

Pinkie se releva lentement de derrière le comptoir.

-      Rôh, c’était pour le tiramisu de Sweetie Drops ! Bon, elle devrait se contenter d’un nature-ramisu. J’espère, ajouta-t-elle en se mordant les lèvres.

Twilight sentit son rythme cardiaque chuter. « Hum, Monsieur Cake, depuis combien de temps n’avez-vous pas dormi au juste ? »

Le pâtissier oscilla sur place un moment, incapable de centrer son regard, puis sa joue eut un spasme qui lui remit les yeux en face des trous.

-      Six jours ? dit-il dans un murmure. Non, sept. Huit ?

Pinkie se pencha vers Twilight.

-      On a fait les trois huit pour finir toutes les livraisons à temps, fit-elle avec la discrétion d’une souffleuse de théâtre. Aujourd’hui, on devait être de repos. Mais vu la foule de poneys qui arrive pour les soldes, on ne peut pas se permettre de rester fermés !

-      Qui arrive… Twilight cligna lentement des yeux. Comment ça, la foule qui arrive ?

Pinkie pointa du sabot à l'extérieur. Twilight se retourna lentement.

-      Ooooh, dit-elle sans voix, mes aïeux…


Fluttershy jeta un œil entre les rideaux d’une fenêtre du Carrousel, alors qu’au loin le dix-septième train de la matinée s’arrêtait en gare. Un nouveau groupe de poneys rejoignit au galop la ligne de tentes plantées devant la boutique. Le duo en tête bondit au bout de la queue en même temps, et Fluttershy coucha les oreilles alors qu’une dispute éclatait quand à savoir qui était arrivé en premier.

-      Qu’est-ce que ça donne, là dehors ? chantonna Rarity qui finissait quelques retouches de dernière minute.

-      Il y a foule… chuchota Fluttershy.

-      C’est pourquoi j’ai sollicité ton assistance, ma chérie. Je ne peux tout de même pas rater des affaires par manque de vendeuses !

-      Vraiment foule…

Rarity posa sa couture et rejoignit Fluttershy à la fenêtre. À peine eut-elle écarté les rideaux avec sa magie que son visage s’illumina, et elle laissa échapper un « Iiiih ! » d’excitation. Opalescence aux réflexes affûtés courut illico se cacher derrière un portant chargé de robes.

-      Regarde-moi cette file !

-      … vraiment, vraiment, vraiment foule…

La voix de Fluttershy s’étrangla en un couinement inintelligible, et l’instant d’après elle avait rejoint Opale derrière les robes. Rarity s’approcha et écarta le portant.

-      Allons, Fluttershy, chérie, qu’est-ce qui ne va pas ?

-      … f-foule, couina Fluttershy.

Rarity se pencha pour lui donner une accolade rassurante.

-      Je sais que tu n’aimes pas parler aux inconnus, dit-elle, mais je sais que tu en es capable, sinon je ne t’aurais jamais demandé ton aide ! Allons, tu te souviens quand on est parties en tournée avec les Poneyphoniques ? Tu chantais en souriant sur une scène, devant dix fois plus de monde !

Fluttershy poussa quelques gémissements incohérents, puis déglutit.

-      Mais personne ne me demandait quoi que ce soit ! dit-elle d’une voix étranglée. Et si je fais une bêtise, et que tu perds des clients ?

Rarity cligna des yeux, interloquée, puis elle eut un petit rire attendri.

-      Oh, ma chérie, c’est ça qui te fait peur ? Tu crois que tous ces poneys feraient la queue par dizaines s’ils n’étaient pas prêts à s’arracher ma haute couture ? Voyons, mes robes se vendront toutes seules !

Fluttershy se releva avec un sourire hésitant.

-      Oui, tu dois avoir raison… tu es sûre ?

-      Fais-moi confiance. Tout se passera à – mer – veille !


Fluttershy tira timidement le verrou et pressa doucement la poignée de la porte d’entrée. Rarity s’éclaircit la gorge.

- Bonjour et bienvenue, en ce jour d’amitié, à la boutique Carrousel ! annonça-t-elle alors que la porte s’ouvrait, la boutique où tout est unique, chic et…

Le reste se perdit dans le rugissement de la foule d’une centaine d’individus. Même le cri que poussa Fluttershy quand le battant lui percuta les côtes passa à peine par-dessus les cris et les jurons des huit poneys de devant, qui tentaient simultanément de forcer le passage dans la porte trop étroite. Opalescence, sa fourrure si ébouriffée qu’elle avait l’air d’un énorme paratriste griffu et en colère, escalada les jambes de Rarity et se percha sur sa tête en miaulant de terreur. Puis le barrage à la porte céda, et la foule submergea Rarity sans prêter attention à ses cris. Opalescence était tout à coup devenue le cadet de ses soucis.


Une vague de corps déferla sur Twilight Sparkle.

« Bienvenue à la Basse-Cour de Rich© ! » lança-t-elle avec entrain. En même temps, elle passait mentalement en revue l’arborescence de ses questions-réponses toutes faites à l’attention des clients. « Comment puis-je vous renseign… AaaAAoufff !

– Ils sont à moi ! CES BOUQUINS EN SOLDE SONT À MOI !!! » fut tout ce qu’elle entendit alors qu’elle heurtait le sol, aplatie sous une dizaine de corps en pleine mêlée. Elle se débattit, manqua de se libérer ; une lourde jument lui marcha sur la figure.

Twilight continua de s’agiter en vain un moment, puis sa corne brilla. Piouuuw ! Pang! Et elle se retrouva couchée sur la table consacrée aux Daring Do, à regarder la foule passer autour d’elle comme un tsunami. Elle inspira, se releva en chancelant sur la table chargée de livres, et se racla la gorge. « Bienvenue à la Basse-cour de Rich®! » répéta-t-elle avec un peu moins d’entrain. Une seconde vague roula dans sa direction, sans se soucier de la foule déjà bien occupée à s’arracher les livres bradés. « Comment puis-je vous renseign… HOUFFF »


Pinkie, un sourire figé plaqué sur la figure, se tenait postée au comptoir. Dehors, une masse de corps pulsante martelait la porte, des silhouettes ondoyaient devant les fenêtres. Des hurlements distants se mêlaient au bourdon sourd des gémissements de la horde. Bientôt – trop tôt – ils trouveraient comment ouvrir la porte. Mais Pinkie avait foi en ses amis. Ensemble, elle, M. et Mme Cake pourraient survivre à la fin du monde ! Soit dit en passant et pour une raison qui lui échappait, toute cette situation rappelait à Pinkie quelque chose de flou, juste au-delà de son horizon mémoriel. Elle fronça les sourcils, son esprit embrumé par le manque de sommeil moulinant vainement en quête d’une réponse, puis elle haussa les épaules. M. Cake émit un genre de gargouillement, les yeux désalignés, la figure de nouveau crayeuse depuis que l’effet des dernières gouttes de café s’était évaporé. Il se tenait voûté, les sabots avant posés sur le comptoir en guise de contreforts. Mme Cake était muette comme une tombe, le visage sans autre expression qu’un regard distant. Tout son corps était barbouillé de glaçage écarlate.

–      Vous avez fini vos tartes aux noix ? demanda Pinkie.

–      Ceeerrrneauuuux, gémit Mme Cake.


« TENEZ LA LIGNE ! » cria Applejack juste avant que la horde mugissante ne percute les maigres rangs des Apple, puis tout sombra dans le chaos.

Des jambes qui s’agitaient. Des sabots qui frappaient au hasard. Les cris sauvages des clients qui avançaient et les soupirs abattus de ceux que l’on rationnait à un seul verre. Applejack tournoyait, poussait, bousculait, tentant péniblement de conserver assez d’espace autour d’elle pour ne pas crouler sous le nombre. Des chopes lui arrivaient, puis on les lui arrachait. Au sommet de la pile de tonneaux vides, une barrique bascula et Applejack eut à peine le temps de la dégager d’une ruade. Dash la percuta, et elles se mirent dos-à-dos pour rester debout. Une cliente les accosta, vociférant pour qu’on lui refasse le plein.

Il y eut un coup étouffé au loin, et un sifflement aigu qui convertit graduellement sa hauteur en volume. La fermière leva les yeux et les écarquilla en voyant l’ombre immense, à la vitesse impossible qui fondait sur elle…

« J’AI ! » cria Rainbow Dash, qui déploya ses ailes, bondit et intercepta le tonneau que Big McIntosh avait jeté de leur première charrette de ravitaillement. À droite, Apple Bloom s’empara d’une pièce et dans le même mouvement tendit une chope de cidre à une ponette à la robe verte, qui trimbalait deux poulains en pleurs. Le visage de la mère s’éclaira. Elle fit taire sa progéniture et partit au galop avec son butin.

En grognant, Dash arracha le tonneau vide de sous la tireuse d’Apple Bloom et y installa son remplaçant. Quelque peu titubante, elle se tourna vers Applejack et lui lança un clin d’œil exagéré. « Baaahalors, pass’la troizième, mémé ! » brailla-t-elle hilare, avant d’attraper au vol une nouvelle barrique lancée par Mac.

Applejack inspira avec peine, se redressa, et prit un moment pour jauger la situation. La jauger vraiment. Depuis son fauteuil à bascule, Granny Smith aboyait des ordres avec calme et efficacité. En les pointant l’un après l’autre de son sabot, elle arrêtait net les resquilleurs et les coupe-file de sa voix explosive, si bien que même les clients les moins coopératifs rentraient docilement dans le rang. Apple Bloom distribuait les chopes à une cadence industrielle, dispersant rapidement la foule au comptoir. La première vague était repoussée. Et la ligne de ravitaillement tenait !

Lentement, l’incrédulité sur son museau se mua en sourire et Applejack joignit son propre rire à celui de Rainbow Dash.

–     Yeeee-haaaw, s’écria-t-elle, on va y arriver ! Tenez bon, les Apple !


L’influx de poneys avait enfin diminué. Bien obligé : la boutique Carrousel était littéralement pleine à craquer ; chaque centimètre carré au sol accueillait un poney qui essayait désespérément de se rendre ailleurs, et l’air était si bondé de pégases que ceux qui tentaient de passer la porte n’avaient plus de place pour étendre leur ailes, et retombaient dans la masse au sol. Rarity avait depuis longtemps perdu la trace d’Opalescence et Fluttershy. Elle ne voyait plus non plus sa marchandise, sauf l’occasionnelle robe qui voltigeait par-dessus la horde quand des clientes arrachaient frénétiquement les habits des portants pour chiner les pièces du fond. Elle ne s’entendait même plus penser au milieu des cris et du brouhaha dans la boutique pleine au quintuple de sa capacité.

Elle gonfla ses poumons, et hurla.

L’effet fut celui d’une bombe. Tous les poneys grimacèrent de concert, les oreilles plaquées sur le crâne ; puis lentement, très lentement, quand la déflagration fut passée, ils tâchèrent de recouvrer leurs esprits.

Rarity raffermit sa posture, puis à coups d’épaules repoussa la masse de corps et se dressa, sa tête jaillissant de la foule comme un bouchon de liège à la surface de l’océan

–      Puis-je avoir votre attention, je vous prie ! cria-t-elle, puis elle se tut – pour la première fois de sa vie, elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle en ferait une fois qu’elle l’aurait obtenue.

Une petite voix en son for intérieur nota qu’elle comprenait enfin ce que Fluttershy voulait dire, lorsqu’elle racontait son cauchemar d’être entourée d’yeux scrutateurs. Néanmoins, Rarity était une professionnelle, et quoique toute professionnelle pût avoir de brefs passages à vide, on ne se hissait pas jusqu’aux cimes du succès sans une capacité inégalée pour l’improvisation. Rarity inspira profondément, élaborant sur le vif ses plans de gestion de la foule, quand son discours fut devancé par une question criée du fond de la pièce :

–     C’est où, les soldes ?

Tous ses plans s’évanouirent en un instant.

–     Soldes ? hoqueta-t-elle. Plaît-il ? Quelles soldes ?!

–     Il paraît que la princesse a annoncé des soldes, mais c’est marqué nulle part ! geignit une autre voix dans un coin opposé de la boutique, tandis que des murmures se propageaient dans la foule.

–     Bien sûr que ça n’est marqué nulle part ! s’écria Rarity, le visage tordu. La boutique Carrousel ne vend que de la première qualité, et nous sommes fières de nos produits !

L’un de ses sabots fusa en direction de la seconde voix, à peine moins fulgurant qu’un carreau d’arbalète. « VOUS, là ! QUI a dit ça ? » La foule redevint silencieuse, et parvint inexplicablement à se compacter un peu plus. Sa nouvelle configuration libéra une ligne de vue entre Rarity et une Matronne de Manehattan au manteau miteux, démodé au moins depuis deux saisons, et aux oreilles ornées de boucles à diamants plus qu’ostentatoires.

–     Hors de ma boutique !

Son jugement rendu, Rarity pivota sur place, ses yeux lançant des éclairs, scrutant la foule tel un orage qui cherche la victime de sa prochaine décharge. « Et s’il y a ici d’autres poneys qui ont pris mon établissement pour une friperie, vous pouvez la suivre ! »

La foule se mit à murmurer, à marmonner, puis se mit en mouvement.

Et tous les poneys sortirent.


L’heure des piétinements était passée depuis longtemps, remplacée par l’heure des inepties.

–     Vous ne voulez pas comprendre, hein ? dit l’étalon qui agitait une quelconque BD de superhéros devant le museau de Twilight. Il me faut l’édition brochée, mais avec la couverture rigide !

–     L’édition brochée est forcément à couverture souple. Une couverture rigide impose une reliure traditionnelle, tandis qu’une édition brochée ne supporte qu’une couverture souple, quoique faite d’un carton au grammage et aux dimensions légèrement supérieures par rapport au papier standard du marché. Une édition brochée à couverture rigide, ça n’existe pas.

Elle soutint le regard éteint du client, sur le front duquel une crevasse s’accentuait lentement. Twilight tenta de revenir sur les rails de son script.

–     La Basse-Cour de Rich™ se soucie de ses clients, et au nom de l’enseigne je vous présente toutes mes excuses, monsieur, récita-t-elle. Y a-t-il quoi que ce soit d’autre que je puisse faire pour vous ?

–     Ouais, répondit l’histrion en lui collant à nouveau son comic sous le nez. Il me faut l’édition brochée, mais avec la couverture rigide !

Twilight réprima un soupir – quelle mauvaise image cela donnerait de l’enseigne ! – et répéta une sixième fois.

–     L’édition brochée est forcément à couverture sou…

–     Râh, laissez tomber ! cracha-t-il en lui tournant le dos. Vous ne connaissez clairement rien aux livres, puisque vous n'êtes pas capable de résoudre mon problème !

La paupière de Twilight tiqua.

–     'xcusez-moi, souffla une autre cliente derrière elle – une terrestre grassouillette, aux dents gâtées et au nez camus qui tenait un exemplaire de Pourquoi c’est les autres qui ont tort, et pas moi. Il faut me le donner gratuit, celui-là.

À plusieurs reprises, Twilight essaya en vain de répondre, tout en voltigeant d’un bout à l’autre de son arborescence mentale dans l’espoir de trouver où diable un tel cas était abordé. Finalement elle tenta : « Je suis navrée que vous rencontriez des difficultés dans vos achats. Y a-t-il un souci avec ce livre ?

 Oui ! » répondit la jument.

Twilight attendit.

… Sans résultat. Elle essaya donc plutôt :

–     Pourquoi pensez-vous que je devrais… vous le donner gratuitement ?

–     Le panneau, ‘y dit qu’il est à moins vingt pour cent. Alors je l’ai apporté à la caisse, et y’avait marqué dix sous, et ils ont voulu me le faire payer huit.

–     … Cela fait bien vingt pour cent de remise.

–     Ça fait trop.

Twilight ajouta un nouvel item à sa liste du jour de toutes les charges qu’elle retenait contre l’école publique en Équestria, et prit une longue inspiration.

–     Vingt pour cent signifie vingt parts pour cent parts égales. Les ratios, ou proportions, restent les mêmes si l’on retire de l’équation un diviseur commun à la fois au numérateur et au dénominateur, de telle sorte qu’une part sur deux représente la même fraction que deux parts sur quatre. Aussi, si l’on divise 20 et 100 par dix, en d’autres termes si l’on retire un zéro, cela nous donne que vous ne m’écoutez pas du tout parce que je vous ai perdue dès le moment où j’ai commencé à parler chiffres, je me trompe ?

La dame la regardait mollement, et Twilight se sentit traversée d’une inavouable tentation d’envoyer bouler son script, avant que la panique ne vienne étouffer cet élan néfaste et que la professionnelle ne reprenne les commandes, en espérant que personne n’ait rien remarqué.

–     On vous a fait la bonne remise, dit-elle plutôt.

–     Ouais, c’est c’qu’on m’a dit, marmotta la cliente en se frottant le nez d’une de ses jambes courtaudes qui finit bien vite tartinée de mucus. Mais ça fait trop !

La compréhension s’abattit comme un astéroïde.

–     Vous voulez dire, « ça fait trop » au sens de « je ne veux pas payer huit sous pour ça » ?

Le visage de la jument s’éclaira.

–     Bah ouais !

–     Ceci ne constitue pas un motif de remise valide, rétorqua une Twilight pleine de suffisance. Merci pour votre visite !

–     Ouais, d’accord, dit la jument.

Sans partir. Pourquoi ne partait-elle pas, Twilight avait gagné ?!

–     Alors vous avez quoi pour deux sous ?

Twilight ouvrit et referma la bouche comme un poisson hors de l’eau.

–     Au rayon livres ? Rien, j’en ai peur.

–     Bah à quoi bon acheter des bouquins alors ?

L’œil de Twilight se remit à tiquer. Et elle se prit à se demander si l’immolation des clients était abordée quelque part dans son arborescence.


Pinkie savait gérer le manque de sommeil. On pouvait même dire qu’elle avait une capacité unique dans ce domaine. Pour arriver à traiter le torrent continu d’informations à angle droit de la réalité ordinaire, que l’on appelait couramment « l’instinct de Pinkie », elle avait… disons… appris à son cerveau à fonctionner différemment, d’une manière qu’elle ne comprenait pas tout à fait, mais dont elle pouvait affirmer avec le recul qu’il n’en avait pas toujours été ainsi. Pour elle, gérer une privation de sommeil était un peu comme sortir son canon à fête de sa crinière. Quiconque essaierait la même manœuvre ne ferait que remuer du crin, bien sûr qu’il n’y aurait pas de canon, il ne tiendrait jamais dans un si petit volume ! Mais lorsque c’était elle qui le faisait, elle n’avait qu’à tendre le sabot vers l’endroit où se trouvait le canon, les crins s'écartant d'eux-mêmes pour le laisser passer.

Bon, se dit-elle en complétant une autre vente, la comparaison n’était sans doute pas la meilleure. D’ailleurs le manque de sommeil n’avait rien à voir avec un canon à fête. L’un était une chose brouillonne et bruyante qui vous faisait faire toutes sortes de truc bizarres, mais par la suite tout le monde faisait comme si de rien n’était, et l’autre, eh bien, c’était avec l’autre qu’on se réveillait un beau matin couverte de confettis. Le manque de sommeil était plutôt comme… Elle marqua une pause, fouillant les recoins de son cerveau alors que Sweetie Drops se lamentait à propos d’un tyran à demi saoul ou quelque chose de ce genre, et tenta de raccrocher les wagons de ses pensées tout en rendant sa monnaie à un changelin de passage qui se faisait passer pour un étalon d’affaire venu de Vanhoover, et qui prétendait s'accorder un petit plaisir sucré avec un cupcake mais espérait en réalité calmer sa faim avec la maigre lichette d’amour que Pinkie avait réussi à insuffler au gâteau au milieu de cette épuisante semaine de pâtisserie ininterrompue. Elle eut pitié du pauvre, euh, « Cold Cash » ; il serait remonté dans le train d’ici deux heures et elle serait encore de service bien après son départ, aussi se laissa-t-elle une note mentale pour se souvenir de retourner lui glisser un friand à la banane de la semaine prochaine dans son attaché-case pendant qu’il somnolerait à la gare. Ça ne valait pas une fête de bienvenue à Poneyville, mais ça, elle avait déjà essayé et il l’avait assez mal pris.

Où en était-elle déjà ? Ah oui. La privation de sommeil. Les poneys ordinaires devenaient tout bizarres quand ils ne dormaient pas assez. Leur cerveau peinait à connecter tous les trucs aux autres trucs. Ils perdaient la notion du temps, fixaient le vide, et se retrouvaient à faire des choses en ayant complètement oublié le contexte où elles s’inséraient, conclut Pinkie en prenant sa pause de dix heures moins le quart pour aller changer la couche de Pound Cake. Mais elle, elle était comme ça tout le temps, donc elle avait l’habitude. Elle dit « gouzi-gouzi » et fit un câlin de nez au poulain qu’on venait de lui fourguer entre les sabots, et lui fit un pouêt sur le ventre, ce qui fit rire le poulain et sa maman avec délice. Non, ça ne tenait pas. Elle fronça les sourcils et posa le bébé. Les trucs étaient mieux connectés pour elle, non ? Donc, quand elle était privée de sommeil – elle extirpa un jouet d’entre les sabots de Pumpkin et d’un autre poulain qu’elle ne reconnaissait pas, et attrapa une tétine supplémentaire qu’elle rangeait juste à côté du canon derrière sa tempe droite – elle pouvait toujours gérer le manque de contexte sans avoir à changer quoi que ce soit, non ?

–     Pinkie, demanda Mme Cake dans un rare moment de lucidité, pourquoi notre pâtisserie est-elle envahie de bébés ?

Pinkie cligna lentement des yeux en cherchant ses repères. Il y avait huit drôles de nouveaux poulains dans le coin jeu, en plus de Pumpkin qui suçotait un papier de cupcake usagé qu’elle avait chipé sur le comptoir huit minutes plus tôt quand personne ne regardait. Pound tournait en rond sous le plafond de la boutique, dans une partie de chat endiablée et gazouillante avec trois autres bébés pégases à peine plus grands que lui. Pinkie elle-même berçait une toute petite pouliche entre ses avant-bras tout en repoussant doucement et désespérément un poulain qui tentait en rampant de rejoindre quatre de ses semblables dans la cuisine. La cloche de la porte tinta et un groupe de pégases affamés entra avant de se figer sur place, constater la présence de tous ces bébés braillards, et ressortir lentement à reculons.

–     Euh, laissez-moi y réfléchir un moment, d'accord ? dit Pinkie, car la question de Mme Cake méritait une réponse sérieuse qui ne fût pas polluée par le manque de sommeil. Elle se laissa une nouvelle note mentale lui disant d’y repenser dans quelques jours.

Une jument à la robe émeraude se fraya un chemin à coups d’épaules. Elle portait deux poulains au creux de son avant-bras. « Skipjack », se remémora Pinkie, « De Las Pegasus ; aime la pêche et les jardinets ; fête de Bienvenue à Poneyville donnée il y a 284 jours pendant qu’elle attendait sa correspondance ».

–     C’est ici, le service de baby-sitting dont m’a parlé Diamond Shine ?

–     Deux sous et demi pièce, grommela M. Cake sans même la regarder.

C’était la même réponse qu’il avait donnée à chaque demande, depuis que la première vague de clients du matin l’avait mis en pilotage automatique.

–     Merveilleux ! dit Skipjack en fourguant ses rejetons à Pinkie avant de poser cinq sous sur le comptoir. Merci encore !

M. Cake fixa les pièces sans comprendre, puis cligna et c’est alors que son regard se ralluma. Ses yeux s’écarquillèrent d’horreur alors que la compréhension sanglait son casque pour se préparer à l’impact haute vélocité.

–     Pinkie ! Mais qu’est-ce que tu fabriques ?! On ne peut pas tenir la boutique si tu te lances dans une collection de bébés, nos clients n’auront plus de place pour entrer !

–     Désolée, m’sieur Cake. Qu’est-ce que j’en fais, alors ?

Les yeux de M. Cake perdirent leur coordination brièvement retrouvée. Il marmonna : « Deux sous et demi pièce »… Pinkie hocha la tête avec gravité. Heureusement qu’elle avait deux adultes responsables pour la rappeler à l’ordre quand elle se mettait à faire des trucs loufoques qu’elle ne comprenait pas bien elle-même. L’instinct de Pinkie avait son prix, après tout.

… Où en était-elle, déjà ? Ah, c’est vrai ! La privation de sommeil !


Toute la matinée, le débit de cidre des Apple avait chanté comme une machine bien huilée. Des barriques pleines arrivaient ; des barriques vides repartaient. Les clients apportaient leur argent ; les client repartaient sans. Puis Fluttershy avait rappliqué en marmonnant quelque chose comme quoi Rarity n’avait plus besoin d’elle, et ils enclenchèrent la vitesse supérieure.

C’est alors qu’on épuisa la réserve.

À midi moins six, Big McIntosh revint bredouille de son trajet jusqu’à la Numéro 8. Il avait les yeux légèrement écarquillés, et se mordillait la lèvre. L’estomac d’Applejack fit un saut périlleux : chez Mac, c’étaient les symptômes d'une grande panique. De concert, ils se tournèrent vers la queue. Elle allait encore jusqu’à mi-chemin de la ville. Applejack aborda Granny Smith, en essayant de ne pas se faire entendre des clients.

–     Granny, on est sur nos derniers tonneaux.

–     Yesssssh ! fit Rainbow Dash dans une pose victorieuse ; Applejack fronça les sourcils.

–     Ça pose un problème, Dash. Il nous reste quelques pommes, des autocollants de la Ferme, des ballons, toutes sortes de p’tits lots d’consolation gratuits pour ceux qui font encore la queue, mais…

–     Ouais, ouais. Mais moi chette fois, j’ai pu avouâr ma doze !

–     Contente pour toi. Mais ça va nous faire des centaines de poneys qui auront fait la queue toute la matinée pour rien.

–     Bah, dit Granny Smith en plissant le front, on a les sous qu’il nous fallait. Pour le reste, 'vaut mieux pas chipoter et arracher le pansement d'un coup.

Elle se leva et prit une grande inspiration.

–     Bon, écoutez tout l’monde ! Désolée mais on ferme ! Vous avez bu tout le cidre ! Merci beaucoup et à la prochaine !

L’étalon qui occupait la troisième place dans la file pâlit.

–     Quoi ? cria-t-il en bousculant tout le monde pour atteindre le comptoir. Mais je suis venu de San Palomino pour ça ! Je ne peux pas repartir bredouille !

–     Euh, on a des autocollants ? dit Applejack.

Un air de détermination barra le museau de l’étalon, et il jeta ses fontes sur le comptoir. Des pièces ruisselèrent des poches ouvertes. « Votre tonneau à la tireuse n’a pas l’air vide. Quatre-vingt sous pour une chope pleine avant que vous fermiez. »

Mac manqua de s’étouffer. « Quatre-vingts…

–     Adjugé ! » s’écria Apple Bloom.

Avant que quiconque ait pu réagir, elle fit disparaître le tas de pièces dans la caisse.

Et la foule entra en éruption.

–     Cents sous pour une chope !

–     Cent vingt ici !

Applejack lança à sa sœur un regard noir.

–     Désolée m’sieurs-dames, mais j’crois que c’est pas une bonne…

–     Mille pour le reste du tonneau !

–     Cinquante pour une barrique vide !

–     Cent pour un souvenir officiel de la famille Apple !

Les pièces pleuvaient sur le comptoir. « Voilà mes quatre-vingt ! Aboulez l’cidre ! » Alors la horde se remit en branle, aussi implacable et impitoyable que la marée, sabots et fers s’agitant en tous sens pour saisir leur proie. Quelqu’un chipa une chope sur le zinc. D’autres se mirent à rafler celles, sales ou propres, qui attendaient au coin vaisselle. Un poney se jeta sur celle que tenait Fluttershy, qui en couinant s’agrippa au récipient de toutes ses forces. Une vague de poneys déferla par-dessus le comptoir, fondant sur les tonneaux vides, la charrette, le fauteuil de Granny…

Et pour Applejack, le monde s’évanouit dans un tourbillon de corps et de pièces.


–     Bonjour Twilight ! Je suis revenue de l’Empire de Cris…

Starlight Glimmer ne s’interrompit pas vraiment en entrant dans la salle de la carte. Disons plutôt que sa phrase percuta un mur et concéda illico la défaite. Twilight creusait une dépression circulaire dans la zone que Starlight avait surnommée « les Cent pas de la Panique ». Rarity se lamentait dans un canapé contre le mur du fond, entourée de pots de crème glacée vides et d’un Spike désemparé. Applejack et Rainbow Dash étaient étendues par terre, masses informes à côté de leurs trônes, avec l’air d’avoir été jetées d’un chariot lancé à vive allure dans un autre chariot également lancé à vive allure dans la direction opposée. Fluttershy tremblotait derrière son trône, le regard tutoyant l’horizon, cramponnée à une chope à cidre comme si sa vie en dépendait. Et Pinkie Pie – la seule qui fût véritablement assise – avait la figure aplatie contre la table et ronflait bruyamment, un hochet coincé dans les cheveux et trois couches dépareillées accrochées à des appendices divers.

–     Houuu là là, dit finalement Starlight. Qu’est-ce que j’ai manqué ?

–     Une cruelle leçon sur la nature équestre, murmura Applejack en fixant le plafond.

–     Rrôôônfl, acquiesça Pinkie.

–     Et la pire gueule de bois de ma vie, gémit Rainbow Dash. À moins que ce soit juste les contusions, et que ça devienne encore pire après.

–     Ça ne peut pas devenir pire ! hurla Rarity. Je suis ruinée ! Ruiiinééééée !

Starlight haussa un sourcil, son regard alternant entre la chose rose morose, la diva du sofa et les ponettes-carpettes. « Ruinée ? Qu’est-ce qui t’est arrivé ? »

Rarity donna pour toute réponse une nouvelle salve de sanglots, brièvement mise en sourdine par une cuillerée de glace. Spike soupira.

–     Une heure avant la fermeture, elle a baissé ses prix de trois pour cent sur sa dernière série pour faire revenir les clients.

–     … Trois pour cent.

–     C’est une question de princiii-hi-hi-hipe-eeeuuuh !

Starlight appuya un sabot sur sa tempe.

–     Je suis sûre qu’il y a là une histoire au moins aussi absurde que celle de Pinkie Pie, avec ces journalistes qui m’ont demandé mon avis sur les treize bébés arrêtés pour braquage de banque. Mais je ne vais même pas poser la question – j’ai appris ma leçon avec Pinkie. Et toi Fluttershy, qu’est-ce qui t’est arrivé ?

Fluttershy remua les lèvres mais aucun son n’en sortit. Spike soupira derechef.

–     La bonne nouvelle, c’est que les sept juges spécialement appointés par le tribunal de La Haguenée ont unanimement décrété qu’acheter Fluttershy avec sa chop, même pour le prix proposé de 80 000 pièces enfreindrait les traités internationaux contre l’esclavage. Mais aux dernières nouvelles, Célestia est encore en pleines négociations avec les diplomates de quatre autres pays pour savoir ce qui se passera si elle lâche la chope.

–     Hum.

Avec un sourire un peu trop large pour être sincère, Starlight se tourna vers son mentor.

–    Toi, au moins, ça a l’air d’aller ?

Twilight lui rendit son rictus. La paupière frémissante, elle chuchota :

–     J’ai fini d’élaborer mon alter ego maléfique, « La Jument Littérreur », ET de dessiner son costume ! Mais faut-il que j'écrive ma lettre à la Princesse avant, ou après l’inévitable massacre qui s’annonce ?

Starlight ouvrit la bouche, la referma. Et encore. Et encore.

–     Et pourquoi, fit-elle à la cinquième tentative, on ne partirait pas toutes ensemble fêter ces histoires d’amitié, en essayant d’oublier tout ce désastre ? Qui a envie de m’accompagner pour acheter mes cadeaux du Feu Chaleureux ?








Épilogue




Twilight mordit dans le pain d’herbes préparé Pinkie ; elle en savoura la simplicité, plus encore que le goût. « Vous savez, les filles, je crois honnêtement pouvoir dire que c’est le Feu Chaleureux le plus authentique que j’aie jamais connu.

– Tu l’as dit ! » acquieça Starlight.

Elle lança un regard circulaire aux collines neigeuses et désolées à l’entour, puis revint à l’improbable petit cercle d’herbe verte qui entourait la source chaude.

–      Rien que notre petite communauté, l’amitié, l’unité dans la fête. Pas de dérangements. Pas de possessions. Pas de murs. Et par-dessus tout…

–      Pas de cadeaux ! lancèrent les sept autres en chœur.

–      Moui, hé hé, heu… (Starlight toussota et changea de sujet) Mais l’emplacement joue pour beaucoup, aussi. Après tout, la magie des terrestre ne peut pas faire grand-chose quand le sol est gelé sur des kilomètres à la ronde.

–      En p-p-p-parlant de ç-ça, dit Spike en grelottant, j-j-j’ai s-si f-f-f-f-roid…

Rarity sourit et s’avança jusqu’au dragonneau, puis se blottit contre lui jusqu’à ce que ses frissons s’arrêtent.

–      Personnellement, je trouve tout ça étrangement libérateur, dit-elle. Pour la première fois depuis que j’ai quitté le giron de ma mère, je suis libérée de la tyrannie des vêtements, des accessoires, des moyens et du besoin d'en fabriquer ! Bon, je ne crois vraiment pas que je pourrais continuer à mener une telle vie indéfiniment… (elle désigna avec un frisson leur coin-dortoir commun, à même le sol et chaque jour un peu plus maculé de boue) mais je sais aussi que je n’aurai pas à y penser avant la fin du Feu Chaleureux.

–      Je suis désolée, soupira Fluttershy, je gâche tout en trimballant ce machin avec moi…

–      Oh, c’est pas ta faute, affirma Applejack.

–      Ouais !

Pinkie sautilla jusqu’à Fluttershy pour l’enlacer, en prenant bien garde de ne pas bousculer ses jambes avant, toujours agrippées à la chope.

–     Aucune révolution ne se libère entièrement du carcan de l’Ancien Régime, lança-t-elle d’un ton pénétré avant de pouffer, mais je suis sûre qu’on aura des nouvelles de Princesse Célestia d’un jour à l’autre !

–     Tu sais, Glim’…

Rainbow Dash marqua une pause pour s’étirer dans les derniers rayons du soleil hivernal. Quelques pas plus loin, Applejack retournait brouter l’herbe.

–      Tu sais, Glim’, je dois bien avouer que… vu le dernier modèle de gouvernement que tu nous as présenté… ben, j’avais mes doutes sur ta petite communauté. Mais ton… heu, ton arnaquo-prismivitrisme, là…

–      « Anarcho-primitivisme », corrigea Twilight en s’enfonçant dans l’eau chaude avec un soupir d’aise.

–      Ouais, voilà, ça, dit Dash. Ben, dans les bonnes circonstances… C’est pas si mal, en fait !




Fin


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