Andromède, Persée, le Cygne et le Grand Chien

Chapitre 1 : Andromède, Persée, le Cygne et le Grand Chien

Chapitre final

1877 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 13/06/2020 17:32

Bonjour tout le monde !


Je poste ce texte dans le cadre du défi de l'été du forum de fanfictions.fr : Songe d'une nuit d'été, qui consiste à écrire une fanfiction sur le thème de la nuit, mais aussi d'éliminer autant que faire se peut les verbes faibles/ternes du texte.


Bonne lecture !


***


Le balcon donne sur la nuit nue. Elle apaise de sa fraîcheur la chaleur des ivresses, souffle des vents qui caressent les visages embrumés. Shigaraki est assis, ou plutôt affalé, les pieds contre la balustrade. Il n’en peut plus de l’agitation de l’intérieur, de la ferveur de ceux qui veulent le porter aux nues alors que la victoire n’est pas encore arrivée. Vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué est un mauvais présage, songe-t-il, amer. A fêter trop tôt, on risque bien de voir le triomphe nous échapper. Mais il les laisse à leur bombance, si ça peut leur faire plaisir.


A côté de lui, peu ou prou dans la même position, Dabi fume une cigarette. Sans doute ne contient-elle pas que du tabac, car une odeur rance flotte autour d’eux. C’est une odeur moite, qui les embaume à chaque exhalaison. Quand Dabi le passe à Shigaraki, il accepte, pas tant par amour de la fumette que pour qu’ils aient posé leurs lèvres au même endroit. Peu à peu, le temps ralentit, il devient liquide, lui coule entre les doigts et au creux du cou. Il a la même consistance que la fumée blanche que Dabi laisse s’échapper de sa bouche, sans souffler, sans la forcer. Il la laisse faire sa vie et elle danse comme de l’écume à la commissure de ses lèvres.


— Dis-moi, demande Shigaraki en étouffant une quinte de toux, il y a quelque chose que tu aimerais faire ?

— Là, maintenant ?


Dabi jette la tête en arrière. Retire sa veste. « Fait chaud », peste-t-il, même s’il fait plutôt frais pour la saison.


— Non, pas forcément. Un jour. Demain, dans dix ans.

— Tout ce que je veux, c’est tuer des héros.

— Je veux dire, à part ça ?


Shigaraki sait qu’il existe, ce « à part ça ». Ils en ont tous un, un « à part ça », parce que la domination du monde, ça va bien cinq minutes. Mister Compress veut la gloire, les applaudissements, le feu des projecteurs, Toga pouvoir faire tout ce qu’elle veut et laisser libre court à sa folie meurtrière en toute liberté. Twice voulait voir ses amis heureux ; quelque part, il n’aurait pas pu mieux réussir sa vie.


Shigaraki lui aussi a un « à part ça ». Il n’en parle à personne et surtout pas à Dabi. Pourtant, il meurt d’envie de tout lâcher, que ce soit dit une bonne fois pour toute. Il veut dire : « Moi, ce que je veux, c’est toi. Tes yeux d’aurore boréale, ta façon de te foutre de tout en ne te foutant de rien, ton rire qui vaut bien cent mille mots, tes pieds, tes jambes, tes doigts, tes mains, tes bras, ta bouche, tes lèvres, ta queue. Toi tout entier et pour toujours ». Mais il ne dit pas ça. On ne dit pas ça.


Dabi réfléchit, sans doute quelques minutes seulement, mais pour eux, dans leur bulle où le temps n’a plus cours et peut même s’écouler à l’envers si ça lui chante, passent trois ans, deux mois, vingt-huit jours et dix-sept secondes.


— La Voie Lactée.

— Hein ?

— Quand j’étais môme, ma mère me parlait tout le temps du village où elle avait grandi. Elle me disait que la nuit, on pouvait voir le chemin de la Voie Lactée dans le ciel. Moi, j’ai jamais vraiment quitté la ville et on la voit pas.Trop de pollution lumineuse.


Ils lèvent tous les deux les yeux vers le ciel. Tokyo l’immense le teint de rouge orangé, même au plus profond de la nuit. La mégalopole étend ses tentacules jusque dans le firmament, en passe de dévorer la Lune. Dabi a raison. On ne voit rien au milieu de cette étendue muette. Les astres par milliards sont tombés sur Terre, en autant de LEDs qui attirent le chaland dans les salles de pachinko ou les bars à hôtesse. Mais au-dessus, il n’y a rien.


— Alors je crois que ça, j’aimerais bien le faire. M’allonger dans un champ en pleine cambrousse et passer la nuit à regarder les étoiles.


—— 


Les héros ont battu en retraite, pour un temps tout du moins. Ce soir, la capitale se tait, on a évacué tous les civils qui n’ont pas péri dans le cataclysme. Les héros ont laissé les leurs derrière, pensant sans doute pouvoir les récupérer plus tard. Il faut dire que Gigantomachia s’est appliqué.


Encore désorienté par son dernier affrontement, Shigaraki escalade les gravats. Il est la seule forme de vie à des kilomètres à la ronde ; tous les autres, comme les héros, sont partis se réfugier là où ils pourraient trouver du courant et un confort moderne pour panser leurs blessures.


Il a perdu ses chaussures, comment, il ne s’en souvient plus. Et il n’en a cure, parce qu’il a aussi perdu bien plus important que ça. Mais enfin, au crépuscule, alors que la chaleur du mois de juillet l’écrase de tout son poids, il le trouve.


Dabi gît sur une pile de décombres, des restes de murs et des débris de trottoir qui forment une proéminence grotesque dans le paysage dévasté. On dirait qu’il a été placé là en offrande pour apaiser la colère de quelque dieu vengeur. Shigaraki rit un peu jaune quand il songe que ce dieu, c’est peut-être bien lui.


Ses orteils rencontrent une forme froide et molle, il manque de glisser. Il s'agit d'une main, trop petite pour appartenir à un adulte, trop grande pour un enfant. Le poignet est brisé, le tissu noir de la manche a fusionné avec la plaie. En se redressant, Shigaraki déplace un gros caillou, qui découvre le sommet d’un crâne, qui devait être couvert de cheveux blonds quelques heures auparavant, mais maintenant, seule une tignasse rêche et brunâtre subsiste. On y devine tout de même une seule mèche sombre, tout près de là où aurait dû se trouver le visage.


Il arrive à côté de Dabi alors que le crépuscule projette sa lumière rose sur le champ de bataille. Pour la toute première fois depuis bien longtemps, Tokyo connaîtra une nuit noire, Shigaraki s’en est assuré. Rien de tout cela n’est nécessaire, il pourrait rassembler ses hommes encore en mesure de combattre et porter le coup de grâce aux héros dès ce soir. Mais la fin du monde peut bien attendre un peu.


Il s’assoit à côté de Dabi et reprend son souffle. D’abord, il n’ose pas trop le regarder, mais il ne résiste pas bien longtemps.


Son affrontement contre Izuku Midoriya a laissé à Dabi des traces effroyables, qui témoignent de la violence inimaginable de son Alter. Ses jambes fines, que Shigaraki a si souvent imaginé enroulées autour de sa taille, sont fracturées en plusieurs endroits, dont certains laissent entrevoir le beige sale du fémur, qui a déchiré l’étoffe de son pantalon. Un de ses bras manque à l’appel, sans doute emporté dans la déflagration dévastatrice qui l’a projeté ici. La rigor mortis a contraint l’autre à une crispation inaltérable. Shigaraki glisse quand même sa main dans la serre immobile de celui qu’il aurait voulu appeler son ami. Il utilise sa main gauche, dont il a perdu la prothèse, pour être sûr de ne pas le réduire en poussière. Pas maintenant, pas encore. Dès les premières lueurs de l’aube, à l’orée du jour, avant que ne viennent les hordes de mouches, il le touchera de sa main droite et le laissera s’envoler dans la brise du matin.


Le gravat sur lequel ils sont installés est couvert de sang. Même couché sur le côté — presque sur le ventre, en vérité — on devine la large plaie qui barre l’abdomen de Dabi. Elle suit la couture, arrachée au moment de l’impact. S’il n’était pas mort avant de toucher le sol, l’hémorragie aura achevé le travail. Libérée de leur prison de peau, les tripes se sont déversées à côté du corps. Ses cheveux, eux, sont tout collés de matière grise, là où le crâne a éclaté.


Une fois le calme revenu, Shigaraki s’allonge lui aussi. La nuit est bientôt tombée, il ne voit presque plus le visage de Dabi. Son cou, tordu à un angle incompatible avec la vie, tourne sa tête vers le ciel. Mais ses yeux ne voient plus rien.


Aucune des agrafes n’a tenu. Sans celles de ses joues, le voilà figé dans un rictus dément, comme s’il riait au nez de la Grande Faucheuse.


Quand tombe la pénombre, la voûte céleste toute entière s’éclaire de points blancs. Certaines tracent des dessins, mais Shigaraki ne saurait les reconnaître. Il ne repère que la Grande Ourse, avec sa forme de casserole. A moins que ça ne soit la Petite, qui lui ressemble trait pour trait. Mais enfin, peu importe. Finalement, des constellations, il en invente, s’amuse à chercher comme dans les nuages des formes familières. Celles-ci ressemblent à un château de cartes, celle-là, avec ses cinq branches, à une main. Et là, ces dix qui forment une grande croix, c’est un oiseau qui prend son envol.


Au milieu du ciel, immanquable, se trace un long chemin blanchâtre. Quand il le repère, il serre un peu plus la main de Dabi dans la sienne. Un instant, il a l’impression qu’il serre lui aussi. Que sa peau est plus chaude, ses yeux moins vitreux. Il se dit qu’ils sont peut-être comme la tisserande et son bouvier, que les forces qui gouvernent l’Ici-bas leur ont accordé un moment, rien qu’un dernier moment pour se voir, se sourire, se dire tout ce qui a été tu.


Alors il parle, parle, parle, de son enfance, de ses rêves, de tout ce qu’il n’a jamais dit à personne, pas même à lui-même. Il se demande ce qu’il fera ensuite. 


Quand le soleil se lèvera, Shigaraki terminera ce qu’il a commencé. Il ne reste plus qu’une pichenette à donner pour leur asséner le coup de grâce. Pour l’heure, il se perd dans les nues, plonge son regard au plus profond des cieux, allongé tout contre l’homme qu’il aime. 

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