Bon appétit Dodo !

Chapitre 1 : Bon appétit Dodo !

Chapitre final

3010 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 27/11/2022 17:23

Bon appétit Dodo !


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Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions.fr :

À table ! (novembre/décembre 2022)

 

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Dodo le deviljho était bien embêté.

Alors qu’il se promenait gaiement dans ce que les Humains appellent la Forêt Ancienne, à la recherche de baies et de viandes commandées par son ami Chacha le grimalkyne, membre un peu marginal du clan des Chatboteurs, voilà qu’il se retrouva dans une embuscade tendue par un groupe d’Hommes peu accueillants.

Les chasseurs – même si leur chasse relevait plus de l’extermination aux yeux de Dodo, qui lui en était un, de chasseur, et un vrai de vrai puisqu’il chassait ses proies pour en faire son dîner – avaient tendu un piège au moins aussi grand que lui, et il était tombé dans cette fosse creusée dans la terre meuble. Ni une ni deux, Dodo se débattit, mais rien ne pouvait y faire : il se faisait frapper de toutes parts par leurs armes tranchantes et contondantes.

Il avait mal à la tête là où le marteau cognait, et un peu de sang coulait de sa peau épaisse que tranchait l’épée longue. Même ses épines, si fièrement dressées, ployaient sous les assauts. Il avait beau agiter ses petites pattes antérieures, aussi fines que des haricots, il n’y pouvait rien, et ses gros pieds ne parvenaient à se dégager des lianes qui les enserraient. Alors Dodo le deviljho donnait des coups de crocs, tentant de stopper les Humains en leur donnant un coup de dents bien placé, bien qu’il ratât ses cibles, trop rapides pour lui.

Mais tout ce qu’il y gagna fut de repartir la queue tranchée. Le petit moignon qui lui restait battait faiblement l’air et, voyant que leur cible s’était défaite du piège, les Humains quittèrent prestement les lieux, craignant le courroux du deviljho.

Pourtant, Dodo ne voulait pas les pourchasser et les dévorer, au contraire. Il était triste, terriblement triste, de ne plus avoir sa fidèle queue pour déblayer le chemin qu’il empruntait. Voilà que le morceau tranché, de plus de la moitié de la longueur totale de sa queue, gisait au sol. Et même si les saignements s’arrêtaient et qu’il oubliait la douleur, il ne savait que faire. Chacha lui avait demandé de la viande tendre et parfumée, et tout ce qu’il avait n’était qu’une poignée de fruits et quelques racines tout juste comestibles, sans plus.

Vint alors à Dodo une idée, une idée formidable !

Pour le ragoût que préparait son ami, il lui fournirait la viande de sa propre queue ! Cela devait être exquis ! Ses muscles et chairs, développés grâce à un régime alimentaire riche et varié, devaient être succulents !

Ni une ni deux, Dodo embarqua délicatement entre ses grosses dents le bout de queue que les chasseurs lui avaient gentiment tranché. Oh, Chacha allait être ravi ! Le vacarme qu’il causait en se déplaçant entre les arbres et les rochers faisait fuir tout monstre qui aurait voulu s’en prendre à lui. Tant mieux ! Ainsi, il put rentrer dans sa cachette secrète, là où Chacha l’attendait, une marmite d’eau chauffant tranquillement sur un petit foyer.

Comparé à Dodo, Chacha était minuscule. Si le deviljho était un poil plus petit qu’un érable au terme de sa croissance, son ami était aussi grand qu’un buisson de camélias sorti trop tôt de terre. À eux deux, ils formaient la paire, un géant et un lilliputien, amis depuis une sombre mésaventure dont Dodo avait bien trop honte pour que l’on puisse la raconter ici.

Lorsqu’il vit son ami débarquer avec sa queue entre les crocs, Chacha s’exclama.

« Oh non, Dodo, qui t’a fait chat ?

— Une bande d’humains, avec leurs armes et leurs pièges, répondit le deviljho. Mais au moins, on a de la bonne viande, regarde !

— Oh, mais Dodo, chat doit faire affreusement mal !

— Oui ça piquait un peu, mais maintenant c’est cautérisé, regarde ! »

Expliquant à son ami féliforme son histoire, il lui montra la plaie qui ne saignait plus. Les muscles s’étaient contractés, et avaient fait barrage à l’hémorragie. La morphologie des deviljhos était aussi fascinante que méconnue, et il faudrait bien des décennies aux Humains pour qu’ils comprissent comment leur corps réagissait aux agressions. Chacha faisait la moue, mais finit toutefois par reconnaître que son ami allait parfaitement bien, à l’exception d’une extrémité raccourcie.

« Et donc je pensais utiliser ma queue en guise de viande ! T’en dis quoi, Chacha ?

— Alors chat, c’est du jamais vu. Mais on pourrait essayer, oui ! Avec un peu de pavot, des haricots et des mangues, chat sera exquis ! »

Chacha ronronnait d’un air jovial. Voilà qui rassurait Dodo !

« Installe-toi, je vais nous faire un petit ragoût des familles, tu m’en diras des nouvelles ! »

Dodo prit place sur le fauteuil fait de mousses et de feuilles suffisamment grand pour accueillir son postérieur massif, et observa son ami s’affairer.

Chacha commença par se laver les mains, qui était l’étape essentielle et primordiale pour tout chef cuisinier qui se respecte. Garder les patounes sales, aimait-il répéter, c’est chassurer des maladies pas jojo. Si bien que, grâce à ses enseignements, Dodo prenait toujours le temps de savonner les siennes, même si c’était terriblement difficile de joindre ses deux minuscules pattes antérieures, avant de faire quoi que ce soit : manger, se laver, déchiqueter ses proies, se gratter le dos, dormir…

Ainsi donc, une fois ses adorables mimines toutes propres – et pas que grâce aux coups de langue vigoureux qu’il passait lorsqu’il se toilettait matin, midi et soir – Chacha entreprit d’émincer la viande de la queue de Dodo. Il sortit son petit couteau de pierre, un silex qui se transmettait dans son clan de génération en génération ; plantant la lame taillée dans l’épaisse peau qui avait d’ores et déjà commencé à durcir, il poussa un petit couinement en constatant l’ancestrale relique coupée en deux, n’ayant pu percer l’épiderme.

Il y alla alors avec les griffes ; dégainant celle de l’index, il entreprit de perforer pour pouvoir mieux tailler, mais ce fut à peine s’il put creuser un minuscule trou. Rien à y faire, la peau de Dodo était plus résistante que toute armure d’acier.

« Dodo, appela-t-il, est-ce que chat t’embête de bien vouloir couper ta peau avec tes dents ?

— Avec joie ! répondit alors le deviljho. Si je peux faire quoi que ce soit pour t’aider, Chacha, tu peux me le demander ! »

Alors, pour rendre un service à son ami à qui il devait tant, Dodo entreprit de soigneusement, méticuleusement, minutieusement, précisément et tout autre adverbe finissant en -sement, découper de ses dents sa queue encore tendre. Pour lui qui avait l’habitude de croquer dans tout et n’importe quoi, c’était un jeu d’enfant ! Certes, il n’était pas aussi taré que les dodogamas qui se nourrissaient de pierre, mais au moins il avait l’incroyable capacité jamais égalée de pouvoir trancher sa propre peau. Bon, si l’on oubliait que les chasseurs, un peu plus tôt, y étaient parvenus en découpant en plus de cela muscles et os, il était l’un des seuls êtres vivants capables d’une telle prouesse.

Chacha l’observait faire, des étoiles dans ses petits yeux arrondis. Ses pupilles se dilatèrent et formèrent un immense océan nocturne pris au piège dans ses iris de la couleur de l’ambre. Dodo adorait voir son ami aussi émerveillé, alors il était particulièrement fier d’être à l’origine de son enthousiasme.

« Merci Dodo ! chanta-t-il en récupérant la queue dépecée. Tu es vraiment le meilleur des deviljhos, chat c’est vrai ! »

À ces mots Dodo ne se sentit plus de joie. Trépignant sur place, il causa un véritable remue-ménage de ses gros pas. Le début de séisme qu’il provoqua fit trébucher Chacha, des mains duquel glissa et s’échappa la queue, avant de finir recouverte de terre et autres saletés qui traînaient là. Le grimalkyne était très déçu, et ses petites oreilles pointues se rabaissèrent tristement.

« Il va falloir aller la laver maintenant. Je ne peux pas cuisiner un morceau de viande tout chale…

— Je m’en occupe !! cria Dodo si fort que les pteryx des bois quittèrent les troncs voisins, planant jusqu’à d’autres plus loin, tandis que les lièvres des prairies et ceux des plaines s’enfoncèrent profondément dans leurs terriers. Je reviens tout de suite !! »

Il saisit sa queue glissante et la serra soigneusement entre ses petites mains. Plantant ses griffes dans le moignon, bien que ce ne fût pas ce qu’il avait de plus acéré, il se hâta de regagner la rivière voisine où l’eau claire luisait en reflétant les rayons du soleil ou de la lune, selon l’heure à laquelle il se rendait sur ses berges.

Le petit bruit d’écoulement était très agréable, et si la faim ne lui tiraillait pas l’estomac, Dodo se serait bien vu faire une petite sieste. Mais non ! Pas maintenant Dodo ! Chacha t’attend, voyons !! Alors il se pencha doucement pour que la viande fît trempette dans l’onde pure, et une fois le tout lavé et propre, il fit demi-tour et regagna leur tanière.

« Bon, cette fois, on fait plus de bêtises ! gronda gentiment Chacha. Si tu veux manger rapidement, laisse-moi faire. »

Alors Dodo se rassit, et ne bougea plus tant que son ami ne l’appellerait pas. Il l’observait silencieusement, discrètement, et quelques autres adverbes en -ment, et scrutait chacun des petits mouvements de ses petites patounes. Sous les coussinets de Chacha, la viande se détendait – il malaxait les chairs, commençait à les assaisonner avec de l’huile de coco et du curcuma, comme s’il tentait de faire un soin pour purifier la peau.

Non-loin du plan de travail, la marmite d’eau à présent bouillante attendait patiemment, elle aussi, la suite des opérations. Chacha laissa la viande mariner un peu dans quelques épices trouvées çà et là – du piment, de la poudre de curry, un peu d’ail et de gingembre – et s’occupa de la sauce qui accompagnerait le tout.

Il tira de sa cave personnelle – un petit trou creusé dans la grotte où il faisait macérer quelques huiles et autres vins et vinaigres dans des amphores faites main par les potiers de son clan – un excellent crû, qu’il réserva pour la suite des événements. Il écossa les haricots un à un, et les mit à cuire dans l’eau bouillante, et décortiqua les graines de pavot pour en tirer les meilleures de toutes. Il trancha par la suite, à l’aide d’un petit couteau de métal dérobé l’autre jour à un chasseur imprudent, les mangues pour en faire des dés qui iraient mijoter avec la viande une fois que celle-ci serait mise à cuire.

En parlant de la viande, il était temps de la désosser ! Si la peau des deviljhos était quasi impénétrable, leurs muscles n’étaient pas pour autant imperméables à toute lame ! Jugeant la marinade convenable, il découpa avec force et précision les muscles jusqu’à obtenir deux moitiés parfaitement équitables. Au milieu, la colonne vertébrale luisait. Chacha l’ôta doucement, usant de la pointe de son couteau pour trancher les derniers liens qui la reliaient à la viande. Il la garda néanmoins de côté, la moelle contenue dans les os pouvant lui être utile dans son assaisonnement, en guise de bouillon ou quelque chose du genre.

Voilà que les haricots étaient prêts à leur tour ! Il les sortit de l’eau à l’aide d’une petite passoire de bois sculpté, et vida ladite eau sur les mauvaises herbes qui poussaient non-loin de là – il avait beau les arracher, elles revenaient sans cesse, alors peut-être que de l’eau bouillante leur donnerait une bonne leçon et les dissuaderait de revenir pousser ici !

Dans la marmite nouvellement vidée, il déposa les deux morceaux de viande marinée, sur lesquels il versa un peu plus d’huile de coco et une saupoudrée d’épices, ainsi que de sel et de poivre. Puis il ajouta les haricots, les morceaux de mangue ainsi que la colonne vertébrale, et remplit le tout de son vin rouge spécial, boisé à souhait, aux senteurs fleuries et fruitées. Le couvercle vint trouver sa place sur le contenant, et le tout ne tarderait plus à bouillir pour parfaitement cuire.

Chez Chacha, la présentation avait au moins autant d’importance, si ce n’était plus, que le plat en lui-même, si bien qu’il passa tout le reste de son temps à préparer les petits agréments qui viendraient parfaire sa délicieuse popote. Dodo le vit écraser à l’aide d’une pierre plate des noyaux rouges et même des frag-noix, ces dernières éclatant quelquefois dans de petits éclats lumineux, surprenant le grimalkyne qui poussait de petits miaulements de panique, avant de se reprendre.

Il ne fallait surtout pas déconcentrer le miaougnifique chef cuistot, alors Dodo gardait le plus patiemment possible le silence, docile et obéissant. Chacha ne quittait pas un instant sa cuisine des yeux, et s’il ne cassait pas les noix, il remuait le délicieux ragoût qui mitonnait sur le feu. Un parfum délicat, très subtil – bien que les narines de Dodo ne fussent guère éveillées à un tel raffinement – s’éleva et les entoura. La salive vint rapidement à déborder des lèvres, alors que tout cuisait encore.

Dodo était impatient, à la fois parce qu’il avait terriblement faim – et Chacha savait parfaitement combien il était insupportable lorsqu’il était affamé – mais aussi et surtout parce qu’il avait hâte de déguster la bonne cuisine de son ami. D’autant plus qu’ici il s’agissait de sa queue ! Rien n’empêchait l’autophagie ou le cannibalisme chez les deviljhos, et il supposait qu’il en était de même pour les grimalkynes. Quoique, en y repensant, dans le cas de Chacha il s’agissait juste de manger de la viande, comme toute autre, si l’on oubliait le fait qu’il s’agissait de viande tirée du corps de son ami… Mais plus Dodo y réfléchissait, et plus il se sentait aspiré dans une spirale philosophique un chouïa ésotérique sur les bords, si bien qu’il préféra se concentrer sur la bonne odeur de la bonne nourriture qui l’attendait pour un bon repas.

Alors qu’il divaguait, aveuglé par la faim qui lui tenait le ventre, il n’entendit pas les ronronnements de satisfaction de Chacha tandis qu’il extirpait de la marmite tout ce qu’il y avait à consommer dedans. Dans des bols – un à taille grimalkyne et un à taille deviljhesque – il déposa le morceau de viande, un peu de bouillon de sauce de vin chaud, et les morceaux de haricots et de mangue qui avaient cuit avec cela. Il apporta le tout jusqu’à son ami, et nul besoin de couverts, leurs mains leur suffiraient !

Le deviljho en salivait tant qu’une flaque commença à naître près de lui, dans l’herbe. Honteux, il se reprit, et s’installa mieux. Finalement, sa queue coupée l’arrangeait particulièrement, puisqu’elle ne le gênait plus tandis qu’il s’asseyait convenablement comme tout adulte respectable. C’était une bonne chose que d’être tombé par hasard sur ce groupe de chasseurs, et il leur adressa un petit remerciement muet. Si cela s’apprenait que lui, un fier deviljho craint de tous et au sommet de la chaîne alimentaire de la forêt, éprouvait de la gratitude envers des Humains, alors il deviendrait la risée de tous !

Heureusement qu’il avait Chacha à ses côtés. Lui, au moins, ne se moquerait pas de lui. Il s’inquiétait de son sort, et le choyait lorsqu’il avait des problèmes. En retour, Dodo protégeait son ami et son clan, et tous vivaient heureux en parfaite harmonie.

« Merci beaucoup pour ce petit plat, Chacha, dit-il en écartant les dents et les babines dans un très, très large sourire. On va se régaler !

— C’est une première tentative, j’ai fait tout mon possible avec ce que j’avais sous les patounes. J'espère que ça sera réussi ! »

Dodo huma le fin parfum du mijoté de queue de deviljho. Rien que le nom en ferait saliver les chasseurs de là-bas, il en était certain ! Et lui et son ami seraient les premiers à déguster ce festin – quel honneur !

Il complimenta une nouvelle fois son ami chef cuistot miaouraculeux, le meilleur de tous à ses yeux. Alors, en joignant tout gaiement ses petites patounes encore trempées d’avoir été lavées et savonnées, Chacha s’écria :

« Bon appétit Dodo ! »

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