Les histoires que nous aurons à raconter
Chapitre 1 : Les histoires que nous aurons à raconter
5498 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 21/10/2022 11:31
Les histoires que nous aurons à raconter
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Le Lieu Sacré (septembre/octobre 2022)
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Nozomi détourna son regard, le temps d'un coup d'œil, du chemin façonné par des décennies de passage humain en direction des terres du Temple Oublié afin d'observer la mine réjouie de son disciple. Les fines lèvres du jeune garçon s'étiraient dans un sourire éternel qui ne s'estompait guère malgré la dureté du parcours. Après avoir gravi des collines et glissé le long des pentes, elle aurait bien cru que l'apprenti chasseur serait à bout de forces et demanderait une pause – qu'elle lui refuserait afin de lui inculquer une énième leçon primordiale – mais ça n'était aucunement le cas, bien au contraire. Comme s'il débordait d'énergie à ne plus savoir quoi en faire, il suivait docilement ses pas et écoutait tout ce qu'elle avait à lui dire et expliquer.
Ils avaient officiellement commencé son apprentissage plusieurs mois auparavant, en l'instruisant au sujet des commandements de la chasse, et avaient déjà abordé plusieurs notions telles que le soin à porter au choix de son équipement – armes comme amures – ou encore l'importance de connaître les autres membres qui composaient le groupe, ainsi que celle d'avoir une vue d'ensemble sur le terrain de chasse, qu’importe s’il était déjà connu ou non.
Officieusement, l'enfant avait baigné dans cet univers depuis son arrivée au village aux côtés de sa mère, alors qu'il était à peine âgé de quelques mois. Contre l'avis de celle qui lui avait donné la vie, et qui se faisait bien trop de souci pour son devenir, il s'était pris d'intérêt pour le travail des chasseurs et chasseuses du village de Kamura, autrefois détruit, qui se donnaient corps et âme à la protection de leur communauté, sa survie et son développement. Il avait ainsi pu observer chaque facette de cette activité aux nombreux visages qu'on lui avait permis de voir, sans jamais pouvoir quitter les murs sécurisants qui assuraient la protection des villageois. Ce qu'il préférait – c'était une évidence, Nozomi remarquait combien son visage s'illuminait dans ces moments-là – était le retour des chasseurs victorieux, ramenant avec eux de nombreux matériaux qui seraient alors utilisés afin de fortifier armes et armures, ou encore pour améliorer les infrastructures du village, ainsi que des histoires à raconter au coin du feu. Lorsqu'elle-même était déployée sur le terrain, même pour une mission de routine, le visage blême de l'enfant à son départ ne quittait pas un seul instant ses pensées. Bien qu'elle l'eût longuement rassuré à ce sujet, la crainte de perdre celle qu'il considérait comme une seconde mère était parfaitement lisible dans ses yeux clairs, et elle détestait cela.
L'enfant soupira.
« Que t'arrive-t-il, Llyr ?
— Pourquoi est-ce qu'on doit d'abord apprendre la récolte avant le maniement des armes ?
— C'est justement le sujet de ta première leçon. L'apport de ressources pour la collectivité. Et nous arrivons bientôt à notre salle de classe. »
Bougon, l'aspirant chasseur ne remarqua pas le sourire que lui adressait son mentor. Il fixait le sol qu’il foulait de ses chausses en cuir de bullfango – particulièrement résistant, idéal pour les jeunes enfants qui avaient tendance à abîmer leurs vêtements – et cognait nonchalamment dans des cailloux perdus çà et là. Il ne releva la tête que lorsqu’ils arrivèrent au campement érigé dans le renfoncement d’une corniche, à l’abri des monstres et des intempéries. La construction était vétuste, mais suffisait pour l’usage que les chasseurs en faisaient.
« Au-delà de ce mur de lierre, tu entres en territoire sauvage. Tu trouveras des herbivores tout comme des petits monstres prêts à te foncer dessus s’ils te perçoivent comme hostile. Les rapports n’ont pas fait mention de grands monstres, mais reste tout de même sur tes gardes. »
Elle vérifia machinalement que son arme, un fusarbalète réalisé à partir des restes d’un bishaten, était bien chargée et prête à être utilisée si le besoin s’en faisait sentir. Llyr avait toujours regardé avec admiration la collection d’armes dont disposait son mentor, et lui avait fait part à de nombreuses reprises de son désir de devenir, lui aussi, un chasseur efficace sur qui ses compagnons pourraient compter. Jamais son rêve n’avait paru aussi accessible qu’en ce jour où, enfin, il gagnait le droit de se rendre sur le terrain. Son esprit devait d’ores et déjà s’activer afin de choisir vers quelle arme il orienterait son entraînement. Sa tutrice s’interrogeait justement à ce propos – tenterait-il de l’imiter et choisirait-il l’une de ses armes de prédilection, ou bien préférerait-il autre chose ? Seul le temps le lui dirait.
« L’ordre du jour est de récolter… »
Nozomi extirpa d’une de ses sacoches de cuir le bout de parchemin sur lequel elle avait inscrit la liste de tous les matériaux quémandés par Mihaba, forgeron attitré de Kamura depuis le décès de son mentor, Hamon. Si Llyr n’avait que très peu connu cet homme, Nozomi se souvenait parfaitement du deuil qui avait secoué le village tout entier. Désormais, l’apprenti était devenu le maître, et bien que cela remontât à quelques années à présent, le travail de Hamon était toujours autant respecté, en témoignait ce fusarbalète qu’elle portait fièrement sur son épaule. Le jour de la fête des morts, il était d’usage de lui rendre hommage en exposant fièrement ses plus belles confections, et Nozomi arborait ses plus fidèles armes, telle que celle du jour.
« Trois awegites, dix carbalites, un os dur tordu et… une poignée de confragralanternes. Rien que ça.
— Et Yomogi avait demandé des pousses exquises, aussi, pour tester une nouvelle recette. Elle l’a dit à maman.
— Décidément, nous allons y passer la journée, peut-être même plus, soupira Nozomi en rangeant le papier à sa place. Commençons par le commencement. Quelle est la règle primordiale lorsqu’un chasseur fait de la récolte ? »
L’enfant leva sur elle ses yeux azur – les mêmes que ceux de sa mère, la tristesse en moins – et répondit avec un large sourire.
« La sécurité ! S’assurer qu’aucun monstre ne rôde dans les parages et pourrait attaquer !
— Bien. Deuxième question : quelles précautions faut-il prendre ? Précaution au pluriel, j’entends !
— Ne prendre que ce dont on a besoin, laisser les racines et les tiges des plantes intactes, sauf si c’est de ça qu’on a besoin. Et laisser les petits monstres et autres animaux tranquilles, sauf si on a besoin de les chasser. »
Nozomi posa délicatement sa main droite sur la tête de l’enfant, et ébouriffa ses cheveux châtain coupés courts. Ses yeux ambrés s’arrondirent et un doux sourire se dessina sur les lèvres. Sa mère sera fière en apprenant combien il était appliqué – peut-être que cela apaisera ses craintes le concernant.
« Alors commençons. Puisque nous ne serons pas accompagnés de Senki, tu devras trouver tout seul les ressources. Un chasseur sachant récolter doit savoir récolter sans son canyne. Utilise tes connaissances, tu t’en sortiras très bien. »
Bien entendu, cela aurait été trop facile que de demander au fidèle compagnon canin de Nozomi de flairer la piste des matériaux qu’ils recherchaient. Mais Llyr était du genre persévérant et assidu – c’était l’un de ses traits de caractère qui avaient le plus plu à Nozomi, et qu’elle l’avait poussé à développer en grandissant. Il sortit de la sacoche qu’on lui avait apprêtée un compendium probablement bien trop grand pour lui, et commença à tourner les pages jusqu’à trouver celles concernant les matériaux qu’ils étaient chargés de récolter pour le forgeron.
« Puisque les confragralanternes – il buta légèrement sur ce mot – poussent dans les parties hautes de la région, et en-dehors des terrains de chasse habituels des monstres, on devrait en trouver dans les environs… Non ? »
Il questionna sa mentor du regard. Elle acquiesça. La cicatrice qui lui barrait l’œil gauche luisait à la lumière du soleil.
« En contrebas d’ici, tu trouveras des pieds de baies. Si tu as de la chance, tu en trouveras assez pour remplir ce sac. Ça suffira à Mihaba, crois-moi. »
Il suivit la direction qu’elle lui avait indiquée et, en effet, plusieurs buissons fleurissaient çà et là sur un petit plateau aux bords protégés par des barrières disposées là par les chasseurs arpentant les environs depuis des décennies et des décennies. Sous l’œil amusé de Nozomi, Llyr cueillit minutieusement chacune des baies, de la taille d’un œuf de poule, et les disposa soigneusement dans la sacoche en lin que tenait l’adulte. Les fruits, d’un orange éclatant, lui évoquaient les couchers de soleil qu’il admirait étant enfant sur les genoux de sa mère depuis le ponton de Kamura. Llyr savaient qu’ils pouvaient être utilisés de bien nombreuses façons, bien qu’il n’en connût que deux ou trois, toutes relevant du domaine culinaire.
« Pourquoi c’est si important que ça de faire la cueillette pour les autres ? demanda-t-il en arrachant une des baies à sa tige avant de l’enfourner dans le sac.
— Parce que certains ne peuvent se rendre sur le terrain. Comment ferait ta mère si tu tombais gravement malade et qu’elle ne pouvait aller chercher elle-même ses remèdes ? Elle demanderait à quelqu’un, tu te doutes bien. »
Il acquiesça, et reprit sa tâche minutieusement, observant chacun des fruits afin de ne prendre que les meilleurs, et les plus mûrs. Les insectes se nourrissaient de ceux qui pourrissaient au sol, entre les racines, et les oiseaux venaient à leur tour s’alimenter. Peut-être que quelques petits monstres courageux venaient eux aussi faire quelques réserves – l’équilibre de la faune et la flore était parfait.
« Ta mère m'a quelquefois parlé d'un de ses camarades d'avant ta naissance, souffla Nozomi en s’agenouillant à ses côtés, et en observant minutieusement ses gestes. Elle me disait que c'était l'homme à qui demander lorsque l'on avait une requête. Minéraux, champignons, plantes, il trouvait tout, et adorait aller sur le terrain à cette occasion. Il l’a parfois dépannée, d’ailleurs.
— Il est devenu un grand chasseur ? Elle en a jamais parlé avec moi.
— Ah ça, je n'en sais pas plus que toi. À chaque fois, quelque chose ou quelqu'un mettait un terme à notre conversation. »
Et tout comme cela avait dû être le cas pour Dylis, la leur s’acheva ainsi. Le silence les gagna, et seul le bruissement des feuilles secouées par la brise et le travail minutieux de l’enfant perturbait cette tranquillité.
Une fois la première partie de la commande achevée, Nozomi l’invita à énoncer la suite de leur programme. Feuilletant une fois de plus le compendium, il filtra les informations concernant les minéraux requis, ainsi que les pousses de bambou et l’os qu’ils obtiendraient sur une carcasse abandonnée par un grand monstre, et suggéra l’approche à suivre pour la poursuite de leur mission. À chaque bonne réponse, la chasseuse l’encourageait et lui donnait d’autres indications pouvant lui être utiles afin de parfaire ses réflexions et sa logique. Lorsqu’en revanche il se trompait, elle le reprenait gentiment et lui démontrait en quoi il devait réfléchir autrement. Llyr prenait en note ce qu’elle lui enseignait, convaincu que cela l’aiderait à devenir l’un de ces chasseurs que les enfants du village admiraient tant. Nozomi sourirait doucement, ravie de voir le fils de sa meilleure amie devenir pas à pas un digne héritier du savoir de Kamura.
« Allons-y maintenant, lança-t-elle finalement en rangeant soigneusement le sac dans l’une des sacoches qu’elle gardait à sa taille, nous avons beaucoup à faire aujourd’hui. Il y a un endroit que j’aimerais te montrer avant de rentrer au village. »
⋇
Le soleil amorçait sa descente, rougeoyant et brûlant dans le ciel. Quelques nuages fins dessinaient un liseré rosâtre par-delà les montagnes et appelaient à la contemplation. Le dos chargé des minerais récoltés, ainsi que des pousses de bambou bien fraîches et de l’os ramassé sur une carcasse de kestodon, sans oublier les confragralanternes pour Mihaba, Nozomi dirigeait Llyr à travers les chemins, certains pavés, d’autres terreux.
Face à l’immense porte, créant une ouverture dans la muraille de chaux et de bois bâtie là des siècles auparavant, Llyr ne put réprimer un soupir d’émerveillement. Sous le toit auquel il manquait quelques planches trônaient deux griffes, l’une plus courte que l’autre, soigneusement fixées bien que les liens se défissent sous le poids des années. Au vu de leur stature, ce devaient être de puissants monstres qui, autrefois, lacéraient leurs proies de ces griffes. Leur présence en ce lieu parlait d’elle-même.
Nozomi franchit la première le seuil qui séparait l’enceinte de l’extérieur. D’un air solennel, elle baissa la tête et ferma les yeux en passant le pas de la porte, prenant soin à éviter d’emprunter le chemin central, réservé aux divinités. Son apprenti l’imita, émulant chacun de ses gestes, espérant qu’en faisant cela il ne froisserait pas les esprits divins qui veillaient sur ce lieu.
Les lanternes de pierre qui dessinaient le chemin jusqu’au cœur du temple faisaient pitié à voir. Les siècles avaient eu raison de leur forme, et peu d’entre elles tenaient encore debout. Par-delà leur alignement, l’enfant pouvait apercevoir une immense bâtisse comme il n’en avait jamais vue à Kamura. Un temple délabré, qui avait connu des jours meilleurs, et qui le toisait avec reconnaissance, comme s’il le remerciait de venir lui rendre visite.
« Nous voici au honden, au temple principal. Autrefois, des célébrations se tenaient là. Des musiciens s’installaient sur une estrade, là-bas, et les prêtres et prêtresses dansaient ici. On dit que le bruit des festivités résonnait jusque dans les cieux. C’était avant que le temple ne tombe en ruines et soit oublié des Dieux. Depuis, il n’en reste que ces vestiges…
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi les Hommes ont arrêté d’y venir ?
— Ce ne sont que des théories, mais je pense que l’Ibushi et la Narwa y sont pour quelque chose. Sous leur colère, le temple a été détruit et, par crainte de subir une malédiction, les Hommes ont cessé d’y venir. »
Ils s’approchèrent jusqu’au vestige de la porte qui permettait d’entrer dans la bâtisse. Les planches de bois, rongées par les termites, s’affaissaient et s’amoncelaient en un tas difforme sali par les intempéries. Face à celle-ci, Nozomi se tint parfaitement droite, puis s’inclina respectueusement, deux fois. De nouveau redressée, elle tapa deux fois dans ses mains ; l’écho de ses paumes se heurtant l’une à l’autre résonna dans les alentours. Ses mains jointes, elle baissa doucement la tête, les yeux fermés, le visage apaisé. Lorsque ses paumes se séparèrent, la chasseuse s’inclina une dernière fois, concluant son petit rituel.
À ses côtés, Llyr fit de même.
Ce n’était guère dans les croyances de sa mère que de vénérer ainsi les divinités locales, mais il avait pris le pli en grandissant au sein de cette communauté. Pour finir, elle-même avait commencé à imiter les habitants de Kamura, par respect pour leurs coutumes et convictions. Mais qui savait à qui elle adressait secrètement ses prières lorsqu’elle joignait ses mains ainsi face aux autels ? Ce questionnement tourmentait quelquefois Llyr, sans que Nozomi n’acceptât d’y mettre un terme. Elle devait certainement savoir ce qui se cachait derrière le silence de sa mère.
« Maintenant que nous avons leur bénédiction, je peux t’emmener là où je le souhaitais avant tout. Je te préviens, il risque de faire sombre avec le soleil qui se couche. Si tu ne veux pas, nous pouvons toujours rentrer au campement et y passer la nuit, avant de rentrer à Kamura demain.
— J’ai envie d’en voir plus. Montre-moi, Nozomi ! »
Elle laissa s’échapper un rire léger, et caressa affectueusement la tête de son disciple. Il la dévisageait de ses grands yeux si clairs, dans lesquels elle distinguait la flamme qui animait ces jeunes chasseurs en devenir, avant qu’ils ne fissent face aux affres du combat.
« Très bien, très bien. Allons-y, alors. »
Distinguant le chemin éclairé par les dernières lueurs du soleil, tandis que la lune s’installait confortablement là-haut, dans la voûte céleste, aux côtés des étoiles qui guidaient les marins, ils s’engouffrèrent dans un renfoncement de la montagne, parsemé ici et là de torii. Les nombreuses portes de bois érigées par les Hommes d’autrefois tenaient bien mieux face aux époques que les bâtiments du temple. À chaque fois qu’ils passaient sous l’un d’eux, tous deux s’inclinaient respectueusement.
« Pourquoi est-ce qu’on continue de les vénérer alors qu’ils ne sont plus là ?
— Tu parles de l’Ibushi et de la Narwa ?
— Ces temples étaient pour eux, non ? Pourquoi on y prie ? »
Nozomi leva les yeux au ciel, comme si elle pouvait y trouver une réponse. Avant même qu’elle n’en formulât une, tout du moins un début d’explication, Llyr reprit.
« Yomogi m’a raconté comment tu les as affrontés avec d’autres chasseurs du village. C’est vrai qu’ils étaient gigantesques ?
— Du haut de tes petites jambes, ils te paraîtraient encore plus grands, le taquina-t-elle en lui indiquant du bout du doigt quelques anfractuosités sur les pans de falaise qu’ils longeaient, dans lesquels se blottissaient des insectes lumineux et fascinants. Mais oui, ils étaient gigantesques. »
Le sourire de l’enfant témoignait de son envie d’en savoir plus. Alors elle lui raconta une nouvelle fois comment elle avait affronté celui qu’ils surnommaient le « dieu-serpent du vent » et la « déesse du tonnerre », ainsi que la Mère de Tous, origine de la Calamité qui avait tant fait souffrir le village une décennie auparavant. Llyr savait combien son mentor avait contribué dans ces combats pour protéger et sauver leur village, ainsi que l’avant-poste d’Elgado et le Royaume auquel il appartenait, lointains partenaires commerciaux à qui Nozomi avait dû prêter main forte.
Quelquefois, il apercevait les chercheurs et chasseurs du Royaume à Kamura, venant rendre visite à leurs camarades. Il aimait bien le scientifique Bahari, un Wyvérien excentrique, véritable puits de savoir à qui il posait toujours bon nombre de questions, jusqu’à le lasser. Parfois, Nozomi le laissait l’embêter pendant de longues heures, avant de venir tirer son ami de longue date de ce traquenard. À chacune de ses visites, le village s’animait un peu plus, presque autant que lors des jours de fête.
« Et ta maman refusait de me laisser partir au combat, tu sais, à chaque fois. Elle répétait que j’allais me faire tuer, qu’il valait mieux laisser ça aux autres, plus expérimentés. Si j’étais revenue blessée, ou même morte, elle m’aurait maudite jusque dans l’au-delà.
— Maman ne ferait jamais ça, protesta Llyr. Elle t’aime trop pour te souhaiter du mal. »
L’innocence de l’enfant était adorable. Nozomi n’en avait jamais eu, peu intéressée à l’idée de trouver un partenaire convenable, et préférant s’épargner la charge de la maternité. À la place, elle avait rencontré Dylis ainsi que son fils âgé d’une poignée de mois et, à force de lui rendre visite, avait noué avec elle une relation fusionnelle, telle qu’elle n’en avait jamais eue. Pour finir, elle avait même participé à l’éducation de Llyr. Au final, dans un sens, il était comme son propre enfant.
Et c’était en partie pour cette même raison qu’elle tenait à lui montrer cet endroit ce jour-là. Car sa propre mère, une fois que Nozomi eût acquis les rudiments de la chasse, l’avait emmenée là-bas. Elle s’en souvenait comme si c’était hier.
Si autrefois le honden avait été le lieu sacré des Hommes qui vivaient là, où ils festoyaient en l’honneur de leurs divinités et communiaient avec elles, cet endroit jusqu’auquel elle guidait son apprenti était le sien, où elle se recueillait et honorait ses souvenirs, ses compagnons, ses proches.
Lorsqu’ils parvinrent au pont qui reliait deux pans de la montagne, longeant un de ses flancs et offrant une vue imparable sur l’immensité de la nature qui les berçait, Llyr ne put s’empêcher de s’accrocher à sa tutrice en constatant le vide en contrebas. Les planches, vieillies mais toujours solides, offraient un chemin praticable. Les poutres qui soutenaient les constructions au-dessus de leurs têtes offraient un support supplémentaire. Ces vestiges étaient remarquables de par leur position à flanc de montagne, là où aucune personne sensée n’aurait l’idée de venir bâtir une dépendance du temple ou une demeure. Et pourtant, le bois tenait bon malgré les années.
Une fois les deux ponts traversés, Llyr parut bien plus apaisé. Une douce brise vint caresser leurs visages, et Nozomi lui offrit un peu de repos, assis dans l’herbe et le dos posé contre la pierre de la montagne. Depuis le temps qu’ils arpentaient ce chemin, le soleil avait fini sa course, et ce n’était plus qu’une question de minutes avant que l’obscurité ne devînt totale, à l’exception de la lumière salvatrice prodiguée par la pleine lune qui les observait depuis là-haut.
Ils parvinrent à destination au terme d’une longue marche éreintante. Llyr était à bout de forces, las d’avoir parcouru les monts et vallées des environs. Mais il ne s’en plaignait pas, impatient de découvrir ce que voulait lui montrer Nozomi. Elle l’aida à grimper le long d’un mur de lierre jusqu’à une immense arène à ciel ouvert ; la moitié était protégée par les flancs de montagne, l’autre s’ouvrait sur cette même vue qu’il avait constatée plus bas. Et, là où ils avaient pénétré cette zone tant singulière qu’elle en paraissait artificielle, il constata une autre porte, comme celle qui ouvrait le chemin vers les vestiges des temples dédiés à l’Ibushi et la Narwa. Cependant, les piliers sur lesquels elle s’appuyait n’étaient autres que des roches ; seul le bâtiment dans son essence la plus pure était du fait de l’Homme.
« Est-ce qu’il te reste assez d’énergie pour monter là-haut, ou bien je te porte ? demanda Nozomi. Tu peux utiliser des filoptères, bien entendu.
— J’ai envie d’essayer, souffla l’enfant timidement, comme si c’était là un désir honteux. Tu m’autorises ?
— Si je n’étais pas d’accord, je ne te l’aurai pas proposé ! Allez, va ! »
Elle avait beau lui avoir enseigné toute la théorie concernant les filoptères et leur utilisation pour se déplacer, jamais l’aspirant chasseur n’avait pu passer à la pratique, principalement car sa mère, bien trop inquiète à l’idée qu’il se blessât, ne pouvait dissimuler la panique qui la gagnait quand le sujet revenait dans la discussion. Pourtant, après quelques tentatives qui le laissèrent sur le séant dans l’herbe moelleuse, Llyr prit rapidement le coup, comprenant par quelle subtilité du poignet il pouvait ordonner à l’insecte ailé où se stopper afin de se propulser grâce au fil de soie qu’il produisait. Il apprenait vite, il était né pour la chasse – sûrement un héritage de son père, dont Dylis avait à quelques occasions mentionné le sujet lors de soirées où les langues se déliaient et les cœurs s’ouvraient. Ils purent alors contempler les lointaines dernières lueurs du jour depuis l’endroit préféré de Nozomi, en haut de cette petite bâtisse qui défiait les lois de la physique en restant immuable, perchée sur ses deux piliers rocheux. Une douce brise caressa les visages et secoua les chevelures ; l’espace d’un instant, il n’y avait plus qu’eux deux savourant la vue sur la forêt et les montagnes du temple, dont les hauteurs cachaient les murailles de Kamura, un peu plus loin vers le sud.
« C’est ça ton endroit sacré ? demanda alors Llyr.
— Tout à fait. C’est ici que ma mère m’a amenée lorsque j’ai commencé à apprendre la chasse, tout comme toi aujourd’hui. Ce jour-là, il s’est passé quelque chose de fantastique… Et regarde, aujourd’hui encore… ! »
Elle lui tapota doucement sur l’épaule, l’invitant à se retourner discrètement et contempler la scène qui se déroulait sur les pics dans leur dos. Une petite tête animale sortit d’une des fissures des rocs, et le corps suivit, s’extirpant agilement de la cavité qui constituait son nid. La créature, semblable en tout point à un renard des neiges à l’exception de l’épaisse queue aux magnifiques motifs qui ondulait dans son dos, soumettant aux Hommes une illusion digne des plus grands artistes. Ses membres antérieurs, recouverts d’une fourrure sombre, s’étirèrent longuement avant que l’animal ne décidât de sautiller d’un plateau à l’autre jusqu’à les rejoindre sur le toit de la bâtisse, gardant cependant ses distances afin de jauger les deux visiteurs.
« Ce renard neigeux veille sur le temple désormais.
— Tu penses que c’est grâce à lui si les ruines tiennent encore debout ?
— Il y a de grandes chances, rit Nozomi. Grâce à lui, nous pouvons nous remémorer la gloire d’antan de ce temple, où tant de personnes venaient célébrer leurs divinités. Le devoir de mémoire est très important, tu sais, Llyr. Nous devons parler des défunts et des disparus, afin de les célébrer. Et nous devons aussi raconter les histoires de nos amis perdus de vue, pour nous remémorer tous ces bons moments passés à leurs côtés. »
L’enfant fixa ses pieds, contemplatif. Se demandait-il quelles histoires il pouvait raconter au sujet de ses amis du village, avec qui il avait grandi et joué ? Ou bien pensait-il aux chasseurs qu’il admirait tant et qui n’étaient jamais revenus de leurs expéditions ? Peut-être ses pensées se dirigeaient-elles vers son ascendance, dont il ne connaissait que peu de choses ; son arbre n’avait qu’une seule racine, frêle et timide, comment pouvait-il devenir un imposant cerisier semblable à ceux qui fleurissaient à Kamura ?
Consciente du tourment qui œuvrait dans le cœur de son élève, Nozomi passa son bras sur les épaules de l’enfant, et le serra contre lui. Sans quitter le ciel du regard, elle murmura.
« Ta mère m’a parfois parlé de ton père, tu sais. Elle disait que c’était un grand chasseur, qu’il était incroyable. Il n’avait jamais peur de rien, et était toujours le premier à se porter volontaire pour les chasses. Elle l’adorait. Le perdre a été dévastateur. »
Llyr resta muet. Il écoutait, profitant de la chaleur du corps de la chasseuse, salvatrice en cette soirée fraîche.
« Mais elle t’a eu toi – et elle a trouvé une nouvelle raison de tenir bon. Tu vois l’écaille de legiana que tu as autour du cou ? C’est à l’origine un cadeau qu’il lui a fait. À ta naissance, tu piaillais comme un petit legiana, alors elle te l’a transmise – c’est ce qu’elle m’a dit. Comme ça, ton père était malgré tout à tes côtés.
— Ça ressemble à quoi, un legiana ? fit l’enfant en observant méticuleusement le pendentif d’un bleu glacé, reflétant les rayons pâles de la lune lorsqu’il le faisait mouvoir entre ses doigts.
— Je n’en ai pas la moindre idée. Ils ne vivent que dans le Nouveau Monde. J’aimerais bien en voir un de mes propres yeux, un jour… »
Llyr se redressa soudainement, les yeux pétillant d’une énergie nouvelle, et d’une détermination inébranlable. Il bascula légèrement, reprenant son équilibre sur le toit pentu de la bâtisse, et ses mouvements affolèrent le renard neigeux qui prit ses distances. Puis, une fois de nouveau droit, il clama haut et fort, l’écho de sa voix résonnant dans les environs, rebondissant sur chaque pan de montagne contre laquelle il se heurtait.
« Je vais devenir un grand chasseur de Kamura, et j’irai dans le Nouveau Monde pour te capturer un legiana, et tu pourras enfin en voir, comme ça ! Je suis sûr que maman sera ravie aussi ! »
Nozomi sourit, touchée par l’attention innocente de son protégé. Admirant le doux visage qui se durcissait de jour en jour alors que l’enfant s’approchait de l’âge adulte, elle eut une pensée pour sa propre mère, quelques décennies auparavant. Qu’avait-elle ressenti lorsque sa fille avait fait le choix de devenir chasseuse ? Probablement de la fierté, tout comme ce qu’éprouvait alors Nozomi en cet instant face au fils de sa meilleure amie. Être sa mentor était le plus grand des honneurs.
« Je suis sûre que tu seras un chasseur formidable, lui dit-elle tendrement.
— J'espère juste que je serai un bon soutien pour les autres… »
Cela n'étonnait guère Nozomi que d'entendre Llyr évoquer son désir d'aider autrui. Faire passer ses camarades avant soi-même était la spécialité de Dylis ; elle avait dû lui transmettre ce trait de caractère, en plus de sa gentillesse.
« C'est certain. Tu seras le meilleur des meilleurs, rival de l'Étoile de Saphir et de la Flamme de Kamura !
— Je ne veux pas rivaliser avec toi, bougonna l'enfant, levant vers elle ses yeux clairs comme l'aurore. Et je sais même pas ce que c'est, l'Étoile de Saphir, d'abord. »
L'heure n'était plus à la leçon, si bien que la chasseuse se contenta de rire en lui caressant les cheveux. Un jour, peut-être, il comprendrait. Mais ça n'était guère important pour l'instant.
« Je me demande quelles histoires nous aurons à raconter à ton sujet, ajouta-t-elle, les yeux fixés sur la lune ronde et pâle qui régnait dans le ciel parsemé d'étoiles et constellations. Peut-être seront-elles liées à celles de ce vieux temple oublié des Dieux, qui sait ? »
Llyr se blottit un peu plus, s'installant d'une façon davantage confortable sur les genoux de la chasseuse. S'abandonnant peu à peu au sommeil qui le gagnait, épuisé par sa première leçon sur le terrain, il laissa échapper sa confidence dans un murmure endormi.
« Tant que je les écris avec ma famille, et avec toi, tout me va. »
Le cœur gonflé par la fierté et débordant d'affection, elle garda le silence. Rien au monde ne pouvait plus la combler que ces paroles confiées dans ce lieu auquel elle tenait tant. Il ne fallait rien de plus, pour Nozomi.