Des perles de sang sur des pétales d'argent

Chapitre 1 : Des perles de sang sur des pétales d'argent

Chapitre final

2541 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 30/08/2022 10:20

Des perles de sang sur des pétales d'argent


Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions .fr : Mots et maux estivaux - (juillet août 2022)



Le ciel estival s'en était allé avec la vie. Sous les nuages pourpres noyés dans un bleu abyssal, seules les lueurs embrasées d'une atmosphère écarlate teintaient les débris du fort de pierres brunes. 

Surplombant les hauteurs du verdoyant royaume de Schrade, la fierté des Hommes prenait autrefois la forme d'une imposante forteresse. Glaive d'acier placé au plus près des dragons dans un monde rempli de Wyvernes, il n'avait pas été érigé pour la protection des villes et villages, mais pour provoquer l'ennemi de toujours. Véritable symbole du tempérament vaillant des Hommes, le château de Schrade n'était plus que cendres et débris.

 Les arches brisées avaient cessé de soutenir tours et colonnes. Les balistes de bois, chefs-d'œuvre des artisans de guerre, s'étaient écrasées sur les pierres du palier inférieur. Canons et fers forgés n'étaient plus que pâtés de sable, de petits amas grisonnants ici et là, au milieu des grilles d'acier semblables à des branches pliées par le vent des dragons. Un souffle ardent dont la température avait calciné autant de métal que de chair durant ces jours d'affrontement. 


Les plus courageux chasseurs jonchaient le sol. La peau noircie et craquelée comme une pâte sablée, ils quittaient ce monde à chaque brise qui transportait leurs cendres loin de la malédiction de cet azur sanglant. La brume de mort et de poussières s'étendait sur plusieurs kilomètres, déposant sans un mot les tristes nouvelles du front sur les paillotes de bambou des familles, qui priaient jour et nuit pour le retour de leurs fils et parents. Nul village de la jungle et de la vallée n'avait échappé à la cruelle sélection des renforts quémandés par le commandant du fort.

 Autant de vies perdues que de proches arrachés. Dans ce pique-nique à charognards composés de griffes et de pointes couvertes de fissures, de sandales d'acier et de heaumes plumés toujours fumants, même les maîtres des cieux gîsaient au sol. La tête sur une dalle peinte d'un palmier de sang et les écailles parsemées tels des coquillages sur un sable noir et morose, de nombreux dragons avaient donné leur dernier souffle dans l'espoir de venger leurs frères des abus de l'humanité. Mais chaque attaque qui prenait la vie d'un Homme condamnait une Wyverne volante. D'un côté comme de l'autre lors de cette bataille — terrible légende qui vivrait à travers les âges dans les souvenirs de chacun —, les pertes étaient considérables et les survivants introuvables. Chaque gémissement n'était que l'adieu d'un fils désolé à sa mère, chaque grognement n'était que le dernier râle de haine d'un cracheur de feu à ses ennemis. 


Seul le son d'une faible pluie, venu apaiser les plaies d'un champ de bataille embrasé, demeurait. Il faudrait plus d'un jour aux nouveaux bataillons pour atteindre le fort et constater l'étendue des pertes. L'environnement avait souffert des actes des Hommes avides, mais la Nature n'était pas une garce, alors elle décida de s'occuper elle-même des corps de ses enfants. Comme des caresses, les gouttes vinrent laver en douceur les visages meurtris et les cornes brisées. La cendre gorgée d'eau ruissela dans les fissures et la pierre montra à nouveaux ses reflets bruns, mais jamais le ciel, teinté de violet et de rouge, ne se clarifia. Le royaume de Schrade resterait sous un dôme menaçant et la colline sur laquelle se hissait le fort ne toucherait plus jamais le bel azur. 


Ce calme qui suivit la tempête meurtrière laissa naître l'espoir. Au milieu de la chair dévorée, des os broyés et de ce festival de cadavres, les flammes dansaient, reflets rougeoyants sur une protection d'argent. Cachée sous les cendres et les décombres, la vie subsistait. Son armure pâle comme la glace se fondait parfaitement dans la poussière, offrant au guerrier le répit nécessaire pour laisser son corps panser ses plaies. Recroquevillé sur lui-même et partiellement caché par l'aile d'une Wyverne sakura, il était allongé, paralysé, sur les morceaux de l'ancienne tour Est — la première à avoir cédé lors de cette guerre. Une assise bien loin d'un joli transat, qui forçait ses membres dans des positions peu confortables, mais qui avait l'avantage d'immobiliser ses os brisés. Dans cette papillote gelée, mais protectrice, le rescapé était parfaitement dissimulé : seuls ses yeux étaient capables de percer à travers les morceaux de roches et de bois recouvrant sa tête. Deux iris cobalt, tremblants encore des horreurs de la guerre, qui étaient restés fixés sur l'extérieur et les morts dans la crainte d'être découverts, pendant que le sang, lui, s'était vidé entièrement


Les Wyvernes étaient des monstres impressionnants à la vitesse surprenante et à la force meurtrière. Mais les Hommes n'étaient pas seulement d'habiles guerriers et forgerons, maniant d'imposantes lames conçues autant à partir des riches minerais de la Terre que des os et cuir des Wyvernes partageant leur monde. Certains d'entre eux étaient des êtres étonnamment créatifs, des personnes dont les inventions avaient avec certitude changé le cours de cette bataille. C'était le cas de Calléus Kraegor, inventeur du sinistrement célèbre B.I.K.I.N.I. 

La bombarde ignifuge de Kraegor de l'institut de la neuvième incandescence était l'une de ces machines de guerre issues des divisions spécialisées dans la défense face aux attaques élémentaires des Wyvernes et à l'utilisation de ces mêmes atouts. Si la première incandescence n'avait jamais réussi à proposer mieux que de petits boucliers et coques — surnommées avec moquerie par leurs pairs "coquillettes" tant ils étaient insignifiants —, les divisions les plus récentes avaient quant à elle fait d'étonnantes avancées. Capes ignifuges, dragonators hautement perforants — d'imposants pieux d'acier activités par un mécanisme extrêmement rapide et violent —, mortiers et bien d'autres armes sophistiquées avaient été créées au sein des forges de guerre de Schrade. Certaines idées avaient même créé des problèmes d'éthiques parmi les Hommes — pourtant disposés à arracher les ressources qu'ils jugeaient nécessaires aux cadavres des Wyvernes —, et prenaient désormais la poussière dans un coffre rouillé, loin des regards indiscrets, avec de nombreux parchemins et croquis considérés par la plupart comme cruels et grossiers. 

Mais l'ingénieur en chef Calléus s'était tenu éloigné de ces débats. Préférant travailler sur du concret, il avait allié ses bombardes aux projectiles perforants aux travaux sur les capes ignifuges de ses collègues. Ainsi, il était parvenu à créer la première arme qui ne céderait pas face aux flammes des Wyvernes. Un canon effroyablement efficace. Les ailes déchirées des Wyvernes décimées lors de l'assaut du château avaient toutes été victimes de cette machine. Condamnées à combattre au sol, enragées et privées de leur vitesse dans un espace restreint et emplis de machines de guerre, les Wyvernes avaient rapidement perdu leur avantage.


 Depuis sa cachette, piégé dans le silence malgré les balafres cramoisies qui recouvraient ses membres inférieurs, l'unique survivant de la bataille de Schrade avait observé les majestueux dragons chuter un à un. Il avait aperçu les lames d'acier des chasseurs voler en éclats et les marteaux se briser. Peur et douleur avaient supplié son être de crier, de se révéler au cœur de la bataille pour abréger la souffrance qui rongeait ses membres comme des flammes ardentes, d'abandonner la lutte et de laisser ses ennemis le découvrir. 


Toujours prisonnier de la détresse, le guerrier ne cessait de revivre ce cauchemar. Alors qu'il se remémorait encore et encore l'affrontement, ses yeux restaient fermés et humides, comme s'ils pouvaient dissiper les images que produisait sa mémoire. Jamais il n'oublierait. 


Le chant des lames d'argent sifflait sur le fil des ailes aiguisées, le grondement des princes des cieux étouffait le râle des Hommes. Très vite l'extérieur s'était transformé en orchestre désorganisé, les instruments ayant perdu leur identité dans la rage et la haine. Sans un mot, le rescapé avait survécu, prisonnier du silence alors qu'il avait tant espéré, espéré hurler pour qu'on lui ôte l'ouïe d'un acier tranchant. L'effroi des victimes résonnait encore dans son esprit, qui s'emparait peu à peu des maux du corps en marchant vers la folie. 

Chaque minute passée dans l'ombre de son trou, il priait le destin. Implorant le ciel d'envoyer un signe, une aide salvatrice qui viendrait avec l'arrivée des renforts. Mais le silence fut sa seule réponse et l'eau froide de l'averse continua à ruisseler le long de son nez noirci. 


Les vestiges de la cour de pierre étaient finalement déserts. Quel mal y aurait-il à tenter de bouger ? À vocaliser sa douleur ? Peut-être aucun, mais il avait perdu sa voix. 

La tranquillité du charnier était aussi étouffante que le vacarme de la guerre. Les frissons les plus légers faisaient glisser les graviers sur son dos dans une chute éclatante. Le moindre bruit, la moindre pierre poussée par les flots dans le vallon libérait des crissements assourdissants. Il trembla de crainte, la colonne gelée et le regard tétanisé vers l'extérieur. Était-ce un bruit anodin ou un autre survivant ? Avait-il bougé ? N'était-ce que la pluie sur les armures arrachées à leur propriétaire ? Qui était là ?


Personne. 


Les piques d'argent qui recouvraient sa nuque commençaient à briller sous la pluie et l'inquiétude du guerrier grandissait alors que les renforts tardaient. Étaient-ils simplement en retard, retenus dans un village de la vallée à cause d'un mauvais transit d'information ? Ou bien étaient-ils aux portes du désastre, figés de peine et de terreur face au carnage qui s'étendaient sous leurs yeux ? 


La souffrance refoulée noya un esprit déjà perdu dans de sombres pensées, elle enraya la peur pour laisser place à la colère. Une rage qu'il n'avait jamais ressentie, un désir ardent d'annihiler ceux qui avaient tué les siens, qui l'avaient séparé de sa belle-dame à la coiffe d'or. L'acier de son dos gémit dans un léger supplice lorsqu'il se décida finalement à quitter le cocon écrasant qui l'avait abrité si longtemps. Ses membres inférieurs refusèrent de répondre à ses demandes, mais il n'en fut pas découragé. De nombreuses voix émergèrent au-delà des murailles en ruines et s'il ne pouvait pas marcher jusqu'à elle, il ramperait parmi les morts et les cendres.

Le destin s'abstenait d'intervenir, alors il se débrouillerait seul. Il laisserait sans crainte la pluie révéler de son corps mutilé. Sa mâchoire crispée dégagea ses crocs d'ivoire et la chaleur commença à affluer le long de sa gorge. La vie revenait en lui avec sa force. Appuyés sur ses puissantes ailes aux membranes argentées partiellement déchirées, il se redressa enfin. Quittant la pierre sur laquelle il s'était laissé dépérir dans la crainte, il montra fièrement ses écailles d'acier, tachées du sang des alliés comme des ennemis. Les rochers tombèrent un à un, les pointes noires sur son dos perçaient au grand jour et les tremblements s'accompagnèrent des braillements humains, prêts à charger sur le monstre qui avait survécu. Ses yeux cobalt découvrirent enfin l'ampleur du paysage maudit du château de Schrade, et le Rathalos d'argent fou libéra sa fureur. Elle prit la forme d'un flot incandescent. Des flammes aux couleurs volcaniques d'une rare vivacité, libérées par un rugissement qui figea les chasseurs fraîchement arrivés dans la peur, suffirent au destin pour finalement entendre les supplications du dernier dragon, échos de ceux qui avaient quitté ce monde en rêvant de vengeance.


 Les secousses qui suivirent ne furent pas celles d'un dragon blessé et enragé, mais celle d'un démon. Un hurlement assourdissant transforma le ciel rougeoyant en nuit pourpre et sombre.


Effrayé par ce qu'il avait lui-même espéré, le dragon d'argent s'échappa des ruines, les pattes inertes sous son buste scintillant. Qu'il gagne la jungle ou la montagne, que son corps accepte enfin la défaite et qu'il succombe dans les cieux, son avenir n'avait aucune chance, ni dans l'enceinte des murs bruns, ni au-delà. Alors, il s'envola aussi vite que possible sans se retourner, adressant une dernière prière au destin pour qu'un jour les Wyvernes soient à nouveau maîtres des cieux. 


Un véritable séisme emporta ce qui subsistait des murailles du château, la dalle de pierre se fissura et, de la terre elle-même, émergea un dragon noir. Des écailles dénuées de couleurs comme aucun être vivant n'en avait jamais vues, des ailes larges et agiles, donnant l'impression d'un spectre et non d'un dragon et quatre cornes torsadées qui soulignaient un regard d'ambre ardent. Des yeux scintillants comme des cristaux qui réveillèrent autant l'avarice que la terreur des Hommes, mais que les chasseurs n'eurent pas le temps de suivre. L'ombre s'éleva aussi vite qu'elle était arrivée et la pluie s'éclipsa aussitôt pour laisser place à un torrent de flammes. Chasseurs et ruines furent réduits en poussière en quelques secondes. Le messager du destin ne fit aucune distinction : les morts et les vivants, les Hommes et les Wyvernes, tout se mélangea dans la marée rouge avant de rejoindre la nuée de cendres. Le brasier brûla la chair, la Terre, l'acier, les rivières, comme le ciel et les pierres brunes qui faisaient la fierté de Schrade furent teintées à jamais de noir. 

La brume maudite s'étendait sur des kilomètres, le vent s'éveilla et la fatalité s'abattit sur chacun d'entre eux. De la jungle jusqu'aux montagnes et aux vallées, aucun village du royaume de Schrade ne fut épargné par la fureur du premier dragon noir. Les nouvelles fumées s'élevèrent par-delà le pays, un avertissement à ceux qui voudraient appeler à l'aide ou fuir pour leur vie, leur rappelant de craindre le Fatalis et de prier le ciel. Un funeste message aux peuples voisins, une mise en garde à tous les Hommes.

Un jour viendra où les Wyvernes peupleront à nouveau les contrées, entourées de leurs descendants respectueux, et des humains qui devront trouver leur nouvelle place dans ce monde. Les âges auront passé et lorsque toutes ses écailles seront blanchies, le Fatalis réapparaîtra pour juger de ses yeux maléfiques les descendants de ce que les futurs Hommes appelleront la civilisation perdue. 

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