L'étrangère

Chapitre 1 : L'étrangère

Chapitre final

6608 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 14/05/2021 12:25

L’étrangère

 

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D’un œil extérieur, le village de Kamura était haut en couleurs, et tout autant original.

Pour les visiteurs qui avaient eu la chance de voir s’y écouler les quatre saisons entières, le spectacle des fleurs de cerisier roses s’éparpillant au printemps, celui de l’éclosion de la verdure estivale, ou encore les teintes rougeoyantes de l’automne et la parure de blanc quand venait la neige de fin d’année étaient dignes des mérites qu’on vantait à ce lieu dissimulé des regards étrangers.

Mais pour ceux qui étaient nés et avaient grandi là, si la beauté et le calme apparent évoquaient une ambiance digne d’un petit coin de paradis, tous savaient combien il pouvait être éphémère, et soumis aux affres du temps et aux caprices de la nature et de ses cataclysmes.

Quelques cinquante ans auparavant, un phénomène que la Guilde baptisa « Calamité » avait fait sa toute première apparition. Des hordes de monstres enragés étaient venus s’en prendre au village ; une véritable scène de cauchemar où se répandaient le chaos et la mort partout où s’affrontaient monstres et Hommes. Les habitants les avaient repoussés au prix de nombreux sacrifices, y compris celui du village originel, reconstruit une fois que la situation s’était apaisée. Aujourd’hui encore, les tombes luisaient sous les rayons du soleil filtrant à travers les branchages touffus et les nids de corbeaux. Sur certaines, la mousse prenait paisiblement place.

Lorsque, plusieurs mois auparavant, l’on rapporta une nouvelle occurrence de la Calamité, cinq décennies après la première, avec à sa tête la même redoutable wyverne à crocs attirée par le sang et la chair de celles tombées au combat, il n’en fallut pas plus pour que tout le village ne se mobilisât.

« Kamura, ce n’est pas que le fer de nos armes, avait répété de maintes fois Fugen l’Ancien, chef du village et homme de grande sagesse, pour encourager les troupes. Qu’ils détruisent cent fois notre village ! Nous le reconstruirons une fois de plus ! »

Cette dure période avait prouvé combien cet adage était vrai, et combien ses paroles pouvaient remotiver les Hommes. Chacun avait contribué à l’effort de guerre, prenant les armes afin de défendre le village, ou bien en restant au-delà des portes, protégé par les murailles, à soigner les blessés et rassurer les plus jeunes, inaptes à partir au front face aux créatures enragées, semblables à s’y méprendre à des démons sortis des contes les plus terrifiants.

Grâce aux efforts de tous, le magnamalo, inquisiteur de la Calamité, fut repoussé – non sans blessés – et la tranquillité peu à peu retrouvée du village apaisa les esprits échauffés. Des monstres à chasser ou capturer, sur ordre de la Guilde, rôdaient toujours dans les environs de Kamura, certains agissant de manière incongrue en comparaison de leurs habitudes, mais cela n’était rien d’impossible à affronter pour les chasseurs tous plus valeureux les uns que les autres et qui, de toute façon, venaient de connaître bien pire qu’un simple aknosom furieux de s’être fait voler son poisson par un arzuros farceur. Certains doutaient cependant que tout fût fini, et craignaient qu’il ne fallût combattre de nouveau pour le village.

Et qui disait départ pour la chasse disait – non sans saliver – détour par le salon de thé. Celle qui le tenait, et y préparait d’excellents plats, n’était autre que la jeune Yomogi. Elle pouvait paraître jeune pour détenir un rôle aussi primordial pour le village, mais le remplissait si bien que nul autre n’était apte à la remplacer lorsqu’elle devait rester alitée l’hiver à cause d’un malheureux rhume. Que ce fût pour servir de délicieux dango avec l’aide de ses compagnons felyns, Shiratama et Kinako, ou pour simplement préparer un panier-repas que dévorerait celui qui l’a commandé lors de son expédition, elle se dévouait corps et âme à sa tâche.

Il n’était pas rare que de nombreux chasseurs vinssent déguster une ou deux brochettes en prévision des longues expéditions ou chasses. Le simple fait de voir le trio s’affairer pour les confectionner suffisait à donner force et courage pour affronter les plus redoutables des monstres. Étrangement, les boules de riz gluant semblaient presque renfermer des propriétés spéciales. Une force accrue, une meilleure résistance aux dégâts élémentaires des créatures affrontées, toutes sortes de choses. En réalité, ça n’était que l’illusion du goût, puissant, sucré ou même, pour certains, salé, mais cela suffisait à les accompagner, physiquement ou spirituellement, dans cette épreuve difficile que pouvait être une chasse.

Comme tous les matins, la jeune fille préparait son salon de thé. Frottant soigneusement le bois des tables à l’aide d’une éponge faite de tissu, dépoussiérant les coussins des sièges de bambou en tapotant dessus à l’aide d’une baguette souple, elle apprêta son lieu de travail, le rendant aussi présentable qu’à chaque ouverture, assurant le meilleur des conforts à ses clients.

Et comme il fallait s’y attendre, les premiers d’entre eux ne tardèrent pas à venir passer commande. Matinale au possible, la quêtatrice Hinoa – dont on voyait les oreilles pointues rougir d’impatience – faisait le guet afin d’être la première à pouvoir avaler plusieurs dango. Elle gardait toujours une ou deux brochettes de côté, pour sa sœur jumelle Minoto, à qui elle rendait habituellement visite au Grand-Camp dès qu’elle le pouvait.

Puis venaient quelques chasseurs levés aux aurores, prêts à partir en expédition, plus ou moins loin, plus ou moins longtemps. Tout dépendait des ordres de la Guilde. Tous étaient natifs de Kamura, à quelques rares exceptions – le village caché au fond du continent n’avait que peu de contacts avec le reste du monde, hormis les messages échangés avec la Guilde. Et les histoires qu’ils se racontaient ne cessaient de ravir Yomogi, qui n’avait de connaissance de la chasse que par leurs récits épiques ; sa seule confrontation aux monstres n’avait été que lors de la Calamité, et elle n’en gardait pas spécialement un agréable souvenir. Heureusement qu’elle était restée en hauteur, hors d’atteinte, son viseur en direction des cibles à abattre grâce à son arme à feu…

Posant son fusarbalète léger construit à partir des restes de l’odieux magnamalo venu se repaître des tombés de la Calamité, une chasseuse encore à moitié réveillée, et revêtant une épaisse armure doublée visant à la protéger du froid, vint prendre place sur l’un des coussins moelleux du salon de thé.

« Bonjour Nozomi ! salua l’adolescente, toujours aussi enjouée.

— Bonjour à toi, répondit la jeune femme en retenant un bâillement. Ta gaité va me manquer une fois dans l’archipel de glace.

— Alors c’est vrai ? Tu pars chasser le lagombi ? »

Elle acquiesça. À ses côtés, son palico de robe isabelle, Misen, et son chumsky aux poils courts et de couleur noisette, Senki, semblaient trépigner d’impatience.

« Hojo disait que la Guilde voulait en avoir le cœur net. S’ils représentent une menace pour le village, je n’aurai pas d’autre choix que de les chasser.

— Tu pars combien de temps ?

— Une huitaine si tout va bien. Quinze jours tout au plus dans le pire des cas, je dirais. »

Le visage de Yomogi perdit, l’espace d’une fraction de seconde, son éclat. Elle n’aimait vraiment pas ce genre de missions à la durée inconnue ; difficile de savoir, dans le pire des cas, si le chasseur parti en expédition n’était pas tout simplement mort, à moins d’envoyer une nouvelle expédition…

« J’y pense ! s’écria-t-elle soudainement, retrouvant son énergie et sa bonne humeur. Voilà ce que tu m’as demandé ! Je t’ai ajouté quelques légumes, au cas où ! »

Elle tendit à Nozomi une boîte de bambou, soigneusement maintenue fermée par une étoffe de tissu pourpre. À l’intérieur, dix belles tranches de saumon fumé, gras à souhait, attendaient d’être dévorées. Y jetant un rapide coup d’œil, la chasseuse trouva quelques edamame à la peau parsemée de grains de sel, promettant une meilleure conservation, ainsi qu’un meilleur goût en bouche. Elle referma la boîte, nouant de nouveau le tissu, salivant à la simple pensée du repas qui l’attendait.

« Merci beaucoup, fit-elle en affichant un immense sourire.

— Mais de rien, ça me fait plaisir ! rit Yomogi en tapotant dans ses mains. Alors, dis-moi, reprit-elle une fois son sérieux retrouvé, et après avoir sorti un petit calepin des plis de sa tenue, qu’est-ce qui te ferait plaisir ? »

Elle tira de derrière le comptoir où patientait Nozomi un petit pinceau en poils de bullfango qu’elle trempa dans de l’encre noire, et attendit patiemment qu’elle fît sa commande. La jeune femme plissa ses yeux foncés, l’air songeur, tandis qu’elle parcourait la carte du regard. Puis, une fois son choix fait, elle fit savoir ce qu’elle désirait à l’adolescente qui ne perdait que rarement son large sourire.

« Ce que vous voulez ! Ce qui vous chante ! lança-t-elle en posant son coude sur la table, et en appuyant sa joue sur son poing. Vous connaissez mes goûts, après tout. »

C’était très souvent sa réponse. Elle s’en remettait toujours au choix du chef. Et elle n’avait jamais été déçue par celui-ci.

Yomogi s’affaira. Sifflotant une chanson qui lui passait très souvent en tête, elle prit à pleine main une vague boule de pâte de riz gluant, qu’elle malaxa afin d’en faire une véritable boulette lisse et sphérique. La disposant dans une assiette, elle en prit plusieurs autres auxquelles elle donna une forme similaire, avant d’y passer un pic en bois et de disposer les trois brochettes ainsi formées près d’une petit feu, dorant les dango et leur donnant cette teinte brunie légèrement caramélisée. Une fois le plat prêt, elle servit l’assiette ainsi garnie à sa cliente, agrémentée d’une tasse de thé vert brûlante, que Nozomi s’empressa d’engloutir. La capacité de son palais à résister à la chaleur était tout bonnement déconcertante.

À ses côtés, le felyn et le chumsky attendaient avec impatience leur plat ; si Misen eut droit, elle aussi, à une brochette de dango, Senki, quant à lui, préféra grandement la boulette de viande soigneusement cuite qui lui fut servie. La bonne humeur et le ravissement se dessinèrent sur les trois visages tandis qu’ils dévoraient leurs plats.

« Y a pas à dire, s’exclama Nozomi une fois son plat englouti, personne ne fait d’aussi bons dango que toi !

— Tu me flattes, rougit Yomogi en entremêlant ses doigts, comme pour cacher sa gêne. Kinako se débrouille très bien elle aussi, et je ne parle pas non plus de Otemai qui m’a tout appris…

— Il n’empêche. Si je pouvais t’emmener avec moi pendant mes expéditions, tu passerais ton temps à m’en préparer pour me donner du courage ! »

Elles rirent ensemble quelques instants. Il n’y avait que Nozomi comme cliente à ce moment-là, Yomogi pouvait se permettre de rester un peu à discuter avec elle.

« Bon, fit finalement la jeune femme après de longues minutes passées en sa compagnie, ce n’est pas contre toi, mais je dois y aller. Je ne veux pas arriver trop tard au camp principal, et on ne sait jamais ce que je peux croiser sur ma route.

— Bon voyage ! Et bonne chasse ! »

Les deux pilpoils accompagnant la chasseuse firent de grands signes ; Nozomi salua gentiment l’adolescente, avant de remettre sur son épaule son fusarbalète, et de quitter le salon de thé. Sitôt s’eut-elle éloignée de là qu’une autre cliente prit place. Ses longs cheveux blonds volèrent avec le vent, et ses yeux, d’un bleu clair déconcertant, parcouraient la carte, cachés sous des sourcils froncés qui traduisaient sa difficulté à lire les caractères utilisés pour retranscrire à l’écrit la langue locale.

L’étrangère, songea Yomogi.

Cette femme était arrivée quelques semaines auparavant. Elle était si « différente » qu’elle ne passait pas inaperçue, même si Fugen l’avait accueillie à bras ouverts comme l’une des leurs, ou une amie de longue date – ce qui n’était guère surprenant de sa part, tant il était avenant. Elle venait d’ailleurs, mais de bien plus loin encore que la commerçante ayant amarré son navire au village, avec qui elle n’avait cependant rien en commun. Rondine venait d’une ville riche, le luxe transparaissait de sa tenue, sa prestance, sa manière de parler, et son accent ne laissait nul doute quant à ses origines. Non, celle-ci, dont Yomogi peinait à retenir le nom tant il sonnait différemment de ceux donnés au peuple de Kamura, était toute autre.

D’autre part, son physique confirmait qu’elle ne venait pas de Kamura. Sa peau blanchâtre, presque maladive, ainsi que ses cheveux et yeux clairs contrastaient pleinement avec le teint légèrement bruni des villageois, leurs cheveux châtain foncé ou noirs, ainsi que leurs yeux de la même couleur. Elle semblait toujours ailleurs, jamais réellement présente, comme si l’enveloppe corporelle se trouvait en ce lieu, mais que son esprit divaguait vers un lointain horizon. Impossible de cerner son âge non plus ; son regard semblait si fatigué, comme éprouvé par de dures épreuves de la vie, que Yomogi ne parvenait à deviner combien de printemps elle avait vus passer depuis sa naissance.

Sa distance avec les individus renforçait cette impression de non-acceptation. Si le village lui avait gracieusement ouvert ses portes, tel un asile dans un monde de fous, elle ne semblait pas vouloir s’ouvrir en retour. Elle restait aussi close que les murs de la forteresse sous les assauts de la Calamité. Fermée au dialogue, fermée aux liens sociaux, elle passait ses journées à errer dans le village d’après les rumeurs, comme à la recherche de quelqu’un ou quelque chose qu’elle ne trouverait jamais. Iori, le petit-fils du forgeron, qui s’occupait avec amour des pilpoils qui parsemaient son petit coin de paradis bordé d’arbres, avait confié une fois à l’adolescente l’avoir aperçue regarder avec nostalgie le bord de mer où était amarré l’Argosy de Rondine. Impossible, une fois encore, de savoir ce à quoi elle pensait.

Yomogi avait pourtant plusieurs fois échangé quelques mots avec l’étrangère. Certes, son accent était plutôt rude à comprendre, mais elle commençait à s’y habituer. Parfois, des mots entiers lui étaient incompréhensibles, sûrement un dialecte d’ailleurs. Mais cela restait dans le simple cadre de son salon de thé, une simple relation de serveuse à cliente. Jamais la femme ne lui parlerait de ce qui l’avait poussée à venir ici, et encore moins de ce qui pouvait la tracasser. Peut-être était-ce mieux ainsi.

Une conversation surprise entre les jumelles wyvériennes, Hinoa et Minoto, lui avait fait savoir qu’elle leur venait tout droit du Nouveau Monde, cette terre où la Guilde avait envoyé plusieurs expéditions depuis une cinquantaine d’années. Jamais Kamura n’avait laissé partir le moindre de ses chasseurs là-bas, à la fois par manque de volontaires, mais aussi à cause de la Calamité. L’apparition des hordes quelques mois à peine avant le départ de la Première Flotte à bord de la Poursuite Céleste avait dissuadé les quelques hommes prêts à quitter leur terre natale. Le devoir les appelait pour protéger le village. Tout cela, Yomogi l’avait lu dans des livres d’histoire prêtés par Hojo. Et finalement, malgré les quatre autres flottes envoyées au-delà des mers, aucun homme à bord de ces navires n’était né, n’avait grandi ou n’avait été formé à Kamura.

Ainsi cette étrangère venait-elle de là-bas… ?

À quoi ressemblait le Nouveau Monde ? Quels monstres y vivaient ? Elle avait beau mourir d’envie d’interroger la femme, ses lèvres restaient closes tant elle était impressionnée et gênée. Après tout, si cette femme était rentrée bien avant de prendre sa retraite, ce devait être pour une bonne raison. Mais quelles raisons poussaient une membre de la Commission de recherche à revenir dans l’Ancien Monde ? La curiosité insatiable de l’adolescente la poussait à vouloir enquêter, mais le respect qu’elle portait à ses aînés l’en dissuadait.

« Bienvenue ! salua-t-elle gaiement une fois que la femme se fut assise, sur le même siège que celui où se trouvait Nozomi quelques instants plus tôt. Que puis-je vous servir ? »

La femme lui adressa un faible sourire, plus par obligation que par réelle envie visiblement, et empoigna la carte. Comme si elle découvrait pour la première fois la langue écrite sous ses yeux, elle fronçait les sourcils, faisait la moue, et semblait réfléchir de toutes ses forces.

Yomogi le savait bien, le système d’écriture usité à Kamura n’était pas le même que dans les autres régions. Hinoa le lui avait expliqué ; même si les Hommes et les Wyvériens disposaient d’une langue commune, les variations régionales pouvaient créer de véritables fossés linguistiques, et même empêcher la communication entre deux individus de deux villes différentes. Il était vrai que, lors de la visite d’un homme de Dundorma, le pauvre voyageur s’était senti perdu face au dialecte de Kamura. Mais pour Yomogi, qui n’avait eu pour seul contact extérieur que ces voyageurs temporaires, le monde en-dehors de Kamura restait une grande inconnue.

« Servez-moi ce que vous voulez, fit-elle finalement d’une voix douce. Je ne sais pas quoi choisir.

— Très bien ! Patientez un petit peu, s’il vous plaît ! »

Reprenant sa bonne humeur habituelle, Yomogi rangea son pinceau et son calepin à leur place, avant de se laver rapidement les mains et de confectionner quelques brochettes de dango. Chantonnant sa petite chanson, elle se concentrait sur sa tâche, sérieuse et appliquée comme toujours. Elle ne perdit pas son sourire qui, au contraire, s’agrandit de plus belle lorsqu’elle se fit la remarque que l’étrangère s’était assise au même endroit que Nozomi, et qu’elle lui avait demandé la même chose, l’air malicieux en moins. Le regard clair de la femme se perdait dans le ciel qui s’y reflétait ; les nuages épars semblaient assombrir son humeur déjà quelque peu morose.

« Et voilà pour vous ! » fit-elle en posant l’assiette, avant d’apporter une tasse de thé vert fumante.

La femme posa ses mains sur le récipient en céramique, comme si elle cherchait cruellement un peu de chaleur. Un triste sourire se dessina sur ses lèvres pâles.

« Merci, souffla-t-elle. Ça a l’air bon, comme toujours. »

 Yomogi tenta de dissimuler, en vain, le rouge de ses joues – elle avait du mal à accepter les compliments, même lorsqu’elle les méritait amplement – et se contenta de garder son éternel sourire aux lèvres, constatant la satisfaction qui se dessinait sur les traits tirés de la femme. C’était la seule fois où l’on pouvait l’apercevoir afficher un semblant de mine heureuse : lorsqu’elle dégustait les spécialités de Kamura, un air apaisé prenait place sur son visage, et dans ces moments-là, Yomogi la trouvait très belle.

Les conditions de son arrivée à Kamura étaient obscures. Elle venait du Nouveau Monde, c’était certain, mais nul ne savait ce qui l’avait ramenée là, et encore moins ce qui l’avait guidée jusqu’à Kamura, d’où elle n’était pas originaire. Rares étaient les visiteurs qui y élisaient domicile ; et cependant, elle n’avait jamais laissé comprendre qu’elle serait là temporairement. C’était presque comme si elle avait fui quelque chose et s’était réfugiée dans cette ville coupée du monde. Et à en voir son peu d’interaction avec les autres, elle semblait aucunement intéressée par les relations sociales ; elle se limitait uniquement au strict nécessaire.

Quelquefois, Yomogi l’avait aperçue avec un enfant en bas âge, d’à peine quelques semaines. Probablement le sien. Mais nulle trace du père. Était-il seulement en vie ? Impossible de le demander à la femme, elle ne parlait jamais d’elle.

Le salon était bien calme, et bien vide. Seuls les deux felyns cuisiniers battaient la pâte de riz gluant afin d’en tirer quelques dango à faire griller, tapant dans le mortier, à l’aide de leurs pilons, la préparation dans un petit bruit rythmé, accompagné de leurs couinements sous les efforts. Yomogi se tenait bien droite, prête à accueillir le moindre client. Et du coin de l’œil, elle surveillait la femme, afin de pouvoir répondre à ses éventuelles sollicitations. Elle grignotait lentement les brochettes, dégustant les friandises à peine sucrées et dorées au feu. Lorsqu’elle eut fini, elle reposa délicatement les morceaux de bois taillés en pointe dans l’assiette, en silence. La tasse fumait encore, bien qu’il n’y eût plus la moindre goutte de thé à l’intérieur.

« Merci pour ce repas, fit-elle en tendant quelques zennys – le compte juste – à Yomogi, qui les rangea dans sa poche. Comme toujours, c’était excellent. Vous savez y faire, tous les trois.

— Merci beaucoup, madame. Avez-vous déjà goûté aux dango de Otemai ? Elle se débrouille bien mieux que moi, c’est elle qui m’a tout appris, vous savez.

— Le Grand-Camp est bien trop bruyant. Ça me rappelle trop là-bas, je préfère la tranquillité de votre salon de thé.

— Là-bas ? » répéta Yomogi en penchant la tête sur le côté, sourcils froncés.

La femme devait faire mention de sa vie avant Kamura dans le Nouveau Monde. C’était étonnant qu’elle se confiât ; Yomogi devait certainement être la première à avoir droit à des confidences, sinon elle aurait entendu des rumeurs un peu plus fondées au sujet de l’étrangère.

« Tu es née et as grandi ici, non ? Tu dois avoir quoi, quinze ans ?

— Tout juste, madame. Kamura est mon chez-moi !

— Je viens de la région d’Akura. D’ici, on mettrait probablement de nombreuses semaines en bateau pour s’y rendre.

— Comment est votre région natale ?

— Glacée. Le climat est si variable qu’on ne peut le prédire. Autant te dire que l’on y vit difficilement. Mais le cœur des gens est chaleureux, on ne peut le leur reprocher. Il faut bien ça pour survivre à ce froid dévastateur. »

Yomogi voulut esquisser un petit sourire. La mine attristée de la femme l’en dissuada.

« Tu as dû entendre parler des expéditions pour le Nouveau Monde, non ? J’ai pris part à la dernière. Mais j’y suis restée quatre ans à peine, je suis revenue il y a trois mois, avant que l’on ne me parle de votre village et que je ne m’y rende. C’est un merveilleux endroit pour oublier les tracas, et vivre loin de tout. »

Elle regarda dans le vague, levant faiblement les yeux au ciel. Puis elle lâcha un long soupir.

Yomogi tira un tabouret, et s’installa aux côtés de la femme, prête à écouter son histoire.

« Il a fallu que je rentre. Le mal du pays. Je ne pouvais plus rester là-bas. C’était trop pour moi.

— L’Ancien Monde vous manquait ?

— On peut dire ça. Je n’avais plus de raisons de rester là-bas. »

L’adolescente acquiesça, faisant mine de comprendre, bien que le mystère fût encore trop épais pour qu’elle n’y comprît réellement quoi que ce fût.

« Après tout, la seule personne qui pouvait m’y retenir n’était plus là.

— Que lui est-il arrivé ?

— C’était un chasseur. Un de ceux qui foncent tête baissée dans le danger. Vous devez en avoir ici aussi, je me doute. Je pensais l’avoir changé. Il est parti en expédition, et je ne l’ai jamais revu. 

— Oh. »

Yomogi n’avait pu retenir ce petit son, qui s’échappa tout naturellement de ses lèvres. Une petite interjection surprise, dépourvue du moindre jugement. Une simple réaction, car elle avait rarement été la confidente d’adultes ; au mieux, Nozomi lui parlait quelques fois des difficultés de la chasse, mais évitait toujours les détails les plus tristes, comme la mort de ses compagnons face à la Calamité. Le plus souvent, c’était Komitsu et Seihaku qui venaient, soit tour à tour, soit en même temps, chahuter dans les environs, et lui réclamer de passer un peu de temps ensemble. Ils avaient à peine un ou deux ans de moins qu’elle ; ils s’entendaient très bien tous les trois.

Cette femme ouvrait peu à peu son cœur. Et Yomogi s’en sentait très honorée. Elle aidait, à sa manière, les gens du village.

« Ils devaient partir trois semaines, et envoyer de leurs nouvelles au fil du voyage à l’aide d’oiseaux. Au sixième jour, les pigeons ont cessé de nous apporter leurs lettres. C’était certain qu’ils avaient fait naufrage. Et je n’ai pu supporter l’idée qu’il ait pu mourir. Lui qui avait tant vaincu, qui avait affronté tant de monstres, il ne pouvait se faire emporter aussi simplement par la mer.

— Qu’est-il arrivé ensuite ?

— Je suis tombée malade. J’ai eu un accident. La tristesse m’a tant ravagée que je n’ai pu rester là-bas plus longtemps. J’avais beau passer du temps avec mes proches amis, rien n’y faisait. Tout là-bas me le rappelait.

— Et donc vous êtes montée à bord de ce bateau pour rentrer chez vous ? »

La femme acquiesça faiblement. Elle contemplait sa tasse vide, le regard dans le vague. Yomogi s’empressa de se lever, et de la remplir d’eau chaude et de poudre de thé. En attendant que le mélange prît, elle s’affaira à confectionner quelques autres brochettes de dango. Cadeau de la maison, glissa-t-elle, toujours souriante.

« J’ai fait mes valises, et suis partie. J’ai promis à mon plus proche ami que je le contacterai, lui donnerai de mes nouvelles. Mais une fois sur la mer, seule avec mes pensées et l’équipage de marchands, je me suis rendue à l’évidence. »

Elle passa une main distraite dans ses cheveux. Quelques mèches qui s’étaient échappées de sa tresse revinrent brièvement à leur place, avant de se rebeller de nouveau.

« Je ne pouvais renouer avec Seliana. Impossible de penser à la colonie sans penser à lui.

— Cela a dû être dur, soupira Yomogi en plantant ses brochettes près du feu pour les faire griller. Regrettez-vous d’être partie ?

— Je regrette de ne pas l’avoir retenu. Si je lui avais tout dit, peut-être aurait-il renoncé à prendre part à cette expédition. Peut-être serait-il resté à mes côtés. »

L’adolescente observa la femme tandis qu’elle soufflait sur la tasse de céramique afin de faire refroidir son contenu pour pouvoir le boire. Que pouvait-elle dire pour la réconforter ? Elle l’ignorait. Mais c’était sa tâche que d’apaiser les esprits souffrants. Et elle s’en acquittait toujours.

« N’avez-vous pas de beaux souvenirs de là-bas ? Une chasseuse de passage m’avait raconté combien les paysages des plaines givrées étaient envoûtants. Et apparemment, elles n’ont rien à voir avec notre archipel de glace !

— Je ne suis qu’une simple guérisseuse. Je n’avais pas d’autre tâche que de panser les plaies des blessés au combat. Je ne suis pas aussi importante que les chasseurs qui protègent nos villes et l’écosystème du monde. Je n’ai pas d’aussi bons souvenirs que les leurs. »

L’adolescente se tut, posant son regard foncé sur la femme qui engloutit d’une traite son thé. Difficile de rebondir sur de telles paroles. Elle qui voulait toujours voir le positif, elle se trouvait incapable d’en apercevoir une once dans ce que disait la femme.

Il était vrai que quitter du jour au lendemain tout ce qui constituait sa vie avait dû être difficile. Qui plus était, elle avait quitté son foyer pour migrer dans un nouveau village. La région d’Akura était bien lointaine, tout comme les villes de Dundorma et Loc-Lac, dont Yomogi avait beaucoup entendu parler. Kamura était, comme qui dirait, un lieu isolé ; les seuls contacts qu’ils avaient avec la Guilde passaient avant tout par Hojo, si bien que, pour les plus jeunes comme Seihaku ou Komitsu, c’était comme s’il n’y avait rien de plus que des plaines sauvages infinies en-dehors du village.

Après un long silence, la femme reprit. Sa tristesse semblait n’avoir été que passagère, puisqu’elle aborda un sujet tout autre.

« Depuis combien de temps avez-vous ces monstres du Nouveau Monde ici ?

— Des monstres du Nouveau Monde ? répéta Yomogi en fronçant les sourcils. Que voulez-vous dire ?

— La Guilde est formelle, jamais aucun pukei-pukei, anjanath ou autre tobi-kadachi n’avait été aperçu avant de les croiser dans le Nouveau Monde. Ils ont bien dû migrer ici, non ? Depuis combien de temps ?

— Monsieur Hojo nous répète qu’ils ont toujours été là, fit l’adolescente en haussant les épaules, avant de récolter une à une les brochettes de dango caramélisés, qui avaient pris une teinte brune fort appétissante.

— On nous a inlassablement fait savoir qu’ils étaient endémiques au Nouveau Monde, voilà pourquoi ça me paraît étrange. »

Yomogi réfléchit un instant, entortillant sur son index l’une des mèches châtain qui tombaient raides le long de ses joues. C’était ce qu’avaient dit et répété tous les chasseurs, et ce que racontaient les livres : ces monstres arpentaient respectivement les vallées du temple oublié, les plaines de sable du désert ou encore les hauts plateaux de la forêt inondée, pour ne citer qu’eux. Nozomi elle-même l’affirmait avec conviction, sous les hochements de tête de Hinoa ou Minoto lorsqu’elles se trouvaient les parages. Malgré leur minois juvénile qui pouvait s’avérer trompeur, Hinoa et Minoto avaient au moins soixante-dix ans ; elles s’en seraient souvenues si de nouveaux monstres avaient migré depuis le Nouveau Monde. Oui, c’était certain.

« C’est bizarre. Peut-être que Monsieur Hojo n’avait pas fait remonter ces informations à la Guilde ?

— Va savoir. Je trouve ça tout de même curieux. Et l’on dit que des bazelgeuses traînent aussi dans les parages ?

— Oui, Nozomi en a fait la mauvaise expérience il y a quelques jours ! Elle a dû rendre visite aux guérisseurs — peut-être l’as-tu vue passer ?

— Nozomi ? » répéta la femme en fermant ses paupières, comme si elle se plongeait profondément dans ses pensées.

Un petit bruissement des flammes rappela Yomogi à l’ordre. Un peu plus et ses dango auraient fini calcinés ! Certains avaient bien trop bruni à son goût ; elle se contenta de mettre ces brochettes-ci de côté, incapable de les servir à sa cliente.

« Oui, je me souviens d’elle. Elle est gentille. Ce jour-là, j’avais un peu le moral bas, elle m’a tenu compagnie.

— Elle met du baume au cœur de chacun ! C’est une de ses tâches en tant que membre de Kamura ! On doit tous se soutenir, personne ne doit être laissé derrière ! »

La joie explosive de Yomogi surprit la femme, qui écarquilla ses grands yeux bleus, avant de s’apaiser. Puis, l’espace d’un instant, une lueur triste traversa son regard.

« C’est vrai, murmura-t-elle. Je n’aurais peut-être pas dû les laisser derrière. »

L’adolescente posa l’assiette de dango colorés devant la cliente. Des brochettes tricolores, vert en bas, blanc au milieu et rose en haut, avec les petites décorations rappelant des lapins, qui lui rendirent brièvement son sourire.

« Dites, souffla timidement Yomogi, l’enfant avec lequel nous vous voyons souvent…

— C’est le mien. Et le sien.

— Oh.

— Après mon accident, je craignais cruellement de le perdre. Lorsque je suis montée dans ce bateau, avec ses marchands, pour rentrer dans l’Ancien Monde, je n’espérais qu’une chose. Qu’il survive au voyage, qu’il naisse en bonne santé. »

Le souvenir de l’amiral Cornell la saluant sur le quai revint la hanter. Lui seul savait pour son départ, ce jour-là. Máel, le commandant de Seliana, était bien trop occupé, et elle s’était sentie incapable de lui confier son secret. Sur le ponton boisé reliant le bateau à la terre ferme, il lui avait pris les mains, les gardant au chaud dans les siennes, et avait tenté de la retenir, lui assurant qu’ils n’étaient pas perdus, qu’il lui donnerait des nouvelles bien assez vite, que les recherches n’en étaient qu’au début, d’où la raison pour laquelle il était impossible pour leurs supérieurs de se prononcer. Il ne pouvait comprendre qu’elle sentait, au fond d’elle-même, qu’il n’était plus là pour elle.

Et lorsqu’elle lui avait annoncé l’enfant, il en était resté coi. Incapable de dire quoi que ce fût de plus, il l’avait laissée partir, en la faisant jurer de lui écrire une fois le pied posé à terre – ce qu’elle n’avait jamais fait. Il devait la croire morte. Peut-être était-ce mieux ? Elle soupira.

« Et comment s’appelle-t-il ?

— Llyr. La mer. En quelque sorte en hommage à son père. »

Elle baissa le regard sur les brochettes de dango. L’appétit était parti. Seule l’amertume restait. Et celle du thé vert n’aidait pas non plus à chasser ce désagréable goût qui accompagnait les regrets.

« Comment s’appelait son père ?

— Il s’appelait Uthyr. Là-bas, on le surnommait l’Étoile de Saphir. C’était, après tout, cette étoile qui nous avait menés jusqu’au Nouveau Monde. Et c’est lui qui a triomphé des plus grands obstacles, aux côtés de tant d’autres chasseurs. C’est normal que ce surnom lui ait été donné, après tout.

— L’Étoile de Saphir ? Quel drôle de titre. Mais j’imagine que ça devait être quelqu’un de brillant. Voire même d’étincelant, s’il était comparé à une étoile ! »

Elle acquiesça. La remarque de l’adolescente la fit rire. Sa voix était claire, douce, maternelle. Quel dommage qu’elle fût tant rongée par les remords et les regrets. Yomogi était certaine que, dans de meilleures périodes, elle resplendissait de mille feux. Le peu de fois où elle avait été aperçue réellement heureuse devait être en compagnie de son fils. Car, après tout, il était tout ce qui lui restait de celui qu’elle aimait.

« Vous savez, vous devriez écrire cette lettre à votre ami. Rassurez-le. Qu’il sache que vous allez bien. Même si elle met des mois à arriver, il sera heureux de vous savoir en bonne santé. »

La femme engloutit finalement une des boulettes de pâte de riz gluant grillé. Une fois sa bouchée avalée, elle sirota une dernière tasse de thé. La céramique émit un léger tintement lorsqu’elle heurta doucement le plateau de bambou.

Puis elle se releva, et s’étira. Plongeant sa main droite dans une petite bourse faite à partir de cuir de kelbi, elle en extirpa de nombreuses pièces – quelques centaines de zennys, comprit Yomogi d’un coup d’œil, beaucoup plus que nécessaire – et les posa délicatement sur la table de bois.

« Merci pour tout, sourit-elle. Tu m’as apaisée.

— C’est aussi mon travail, répondit timidement la jeune fille en frottant ses mains afin de contenir sa gêne. Après tout, Kamura n’est pas que le fer ! C’est aussi la chaleur qui lie ses habitants, même temporaires ! C’est ce que répète Fugen !

— Et il a complètement raison, soupira l’étrangère. Votre ville semblait si fragile, sous les attaques des hordes de Calamité, et pourtant… »

Sa phrase se finit dans un murmure qui s’échappa à peine de ses lèvres.

Avant que la femme ne quittât les lieux, Yomogi se risqua à une dernière question, très embarrassante à poser si tard dans leur conversation très intime.

« Excusez-moi, mais j’ai du mal à retenir votre nom… Comment vous appelez-vous, déjà ?

— Dylis. »

L’adolescente tenta de le répéter, à plusieurs reprises, avant d’enfin parvenir à articuler plus ou moins décemment – sans trop écorcher – les sons qui sonnaient si étrangers aux locuteurs du dialecte de Kamura. Puis, agitant ses bras dans les airs, aussi enjouée qu’à l’accoutumée, et ravie d’avoir vu s’ouvrir le cœur d’une femme esseulée et rongée par les regrets, elle la salua grandement, de sa voix guillerette.

« Au revoir Dylis ! N’hésitez pas à revenir me voir avec Llyr ! 

— Je n’y manquerai pas. J’ai hâte de déguster à nouveau tes dango lapins. »

Tandis que la femme s’éloignait, Yomogi l’entendait chantonner son air favori, celui qu’elle entonnait lorsqu’elle préparait ses dango. Son sourire s’élargit de plus belle en admirant la belle silhouette qui lui tournait le dos.

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