Chroniques d'un Cor de chasse
Chapitre 7 : Partie 2 : Trois voix dans les flammes
8218 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 02/06/2022 00:12
Trois voix dans les flammes
<< Des aurores rougeoyantes dansaient sur les murs de bois vernis puis s'éclipsaient, apeurées par les pas d'une foule étincelante. Heaumes d'acier et capes de fourrure se regroupaient sous le chant du cor de cuivre. Des visages fermés, parfaits inconnus ou regards lointains, écoutaient la voix forte qui emplissait le hall.
Tous espéraient entendre leurs noms résonner.
Un appel aux armes se préparait. Définissant les chasseurs sélectionnés pour la plus grande chasse de Seliana et ne laissant personne indifférent face à l'étincelle de fierté et de vaillance que l'amiral allumait. Personne, sauf nous.
J'entrais sans hâte dans le refuge du chaos et de l'impatience, le pas confiant et mes pensées perdues dans les étoiles. Au milieu de la foule d'ombres en mouvement, trois visages me souriaient. Tournant le dos à la ferveur de la guerre, trois amis attendaient simplement ma venue, la tête posée sur leurs mains croisées à la cime de leurs armes.
Qui a dit que les meilleurs chasseurs devaient être des exemples de discipline et de rigueur ? Nous n'en étions pas. Ni moi, retardé par un détour sous un cèdre et un orchestre de petryx des bois, ni eux, ignorant les directives de notre commandant, bières à la main, alors qu'une quatrième boisson m'attendait aux côtés de Ragnar.
Je n'eus pas le temps de m'approcher qu'une frimousse rousse leur sauta dans le dos, volant par la même occasion mon breuvage réservé.
Le jeune chasseur riait aux éclats.
Peut-être avions-nous détourné ce prodige d'un chemin respectueux et loin des murmures ? Cela aurait-il changé l'histoire, s'il avait rejoint des chasseurs modèles ? Nous n'avions jamais repoussé ses visites et sa bonne humeur. Et s'il aimait charrier Asuna à cause de leur fraternité capillaire, personne à l'époque n'avait osé lui avouer qu'il était pour nous un véritable petit frère. Celui pour qui nous nous serions tous battus jusqu'au bout.
Une chasse d'exception disait-on, celle qui n'arrivait qu'une fois dans une vie. Pourtant, nous étions comme à notre habitude. Ni armures fraîchement forgées, ni nouvelles stratégies, nous étions simplement nous et ne savions sans doute pas faire autrement. Asuna ne portait qu'une légère armure de cuir de Girros, résistante et adaptée à son art aérien, d'un noir qui laissait ressortir à merveille sa chevelure embrasée. Elle s'appuyait fermement sur son glaive, de l'acier fin comme on en trouvait sur les ailes de Nargacuga. Des monstres vifs et discrets — tout comme la plus sérieuse d'entre nous —, il n'y avait pas plus tranchant à Seliana.
Az' était sans aucun doute la plus disposée du groupe à converser placement et stratégie de batailles, mais elle était aussi la plus élancée. Aiden ne cessait de la tirer par les épaules pour la traîner de force à la table de commandement et un chasseur comme lui n'avait aucun mal à jouer de sa force.
Nous ? L'aider ? Bien sûr que non. Nous avions regardé notre jeune ami l'emporter et lui avions fait un signe de la main alors qu'elle disparaissait parmi les épaules d'acier.
Un instant de paix pendant lequel j'avais pu présenter à mes deux autres camarades le cor qui allait nous accompagner dans cette danse mémorable. Ragnar, malgré son air indolent et sa crête de cheveux grisonnants, était un maître lame passionné et habile. Toujours équipé comme nos nouvelles recrues, il ne forgeait que quelques armes. Si je n'avais pas été là, notre cher forgeron aurait couru à la faillite avec des chasseurs aussi peu dépensiers !
Il ne possedait que peu de sabres. « Celui-là est pour les solides, celui-ci pour les monstres à la peau fine ! » disait-il toujours. Et les autres demandaient : « Et ce dernier ? Pour quoi est-il ? » Ragnar répondait alors fièrement : « Celui-là, c'est mon favori, » sans jamais donner d'explications. Il s'agissait d'un katana assez simple avec un fil ébène et une garde d'argent qui avait au moins autant de cicatrices que son propriétaire. J'avais toujours pensé qu'il s'agissait là de son premier sabre, ou alors, celui de son ancien maître d'armes.
C'était ce chasseur rustre et peu accueillant qui nous avait pourtant présenté la dernière chasseuse de notre groupe. Ils chassaient ensemble depuis l'Ancien Monde, l'un avec adresse et vitesse, l'autre avec force. Tous connaissaient la grâce et la puissance qu'inspiraient son marteau, mais ce jour-là, elle tenait dans ses mains couvertes d'argent le somptueux manche de sa lame d'ivoire. Un étranger, face à ses plaques étincelantes, ses genouillères gravées et ses épaulettes ornées d'or partiellement couvertes par le bleu d'une cape royale, l'aurait certainement affiliée au commandement de la colonie. Son arme, sa posture, Angel était bien trop chevaleresque pour être simplement classée parmi les chasseurs que nous étions. Pourtant, elle souriait, partageant son breuvage avec la compagnie la moins disciplinée.
Au-dessus du chaos et de l'excitation des nominés, des peurs des proches et du souffle des déçus, j’entendis le chant de guerre nous appeler.
Le son retentissant des trompettes d'argent ne s'élevait que rarement dans les terres glacées. Elles encourageaient les intrépides partant pour une mission exceptionnelle, louaient les prouesses des valeureux survivants et glorifiaient le nom de ceux qui ne s'étaient jamais relevés. Chaque mélodie était différente, associée à un message qui lui était propre.
Le chant endiablé du départ était revigorant, digne d'un maître du cor de chasse ou d'un chœur improvisé sous les bougies d'une taverne. Celui du retour était idéal, j'y ajoutais mes récits et chantais les exploits de mes frères et sœurs.
Le dernier ? Il était froid et lointain, mais aussi étrangement silencieux. Nous étions peu à mourir loin de notre foyer, ceux qui s'éteignaient entre les murs de Seliana voyaient leur mort annoncée par les pleurs et les cris, non par les trompettes. Ce dernier chant était celui qui résonnerait à jamais dans mon esprit, gravé par le rugissement du plus féroce adversaire que nous ayons eu à affronter.
Un premier hurlement qui avait retenti avant même notre intrusion dans le nid de roches.
Aiden, à notre droite, accompagné de trois autres fusarbalètes, les yeux fermés de peur. À gauche, une équipe d'archers prêts à clouer le dragon au sol. Nous, en tête, guides intrépides et lueurs infaillibles qui ouvriraient la voie à nos camarades. Aucune faiblesse ne nous était permise, car les pupilles tremblantes de nos proches restèrent fixées sur notre groupe peu commun lorsque nous entamâmes la descente vers notre cible.
Notre ennemi partagea sa voix une seconde fois. Son cri vibrant s'élevait à travers le canyon escarpé et nous lui répondîmes, en chœur, hurlant à pleins poumons comme tous les monstres que nous avions défiés.
Alors, le silence prit place, véritable calme avant la tempête et nous sautâmes dans l'arène aride.
Le sol craquelé parcourait la prison naturelle qui nous entourait. Devant nous, une corniche et un gouffre fumant brisaient les falaises. Un trou d'où remonta une ombre rouge ; le Safi'Jiiva se dressait face à nous, prêt à défendre son domaine.
Je m'attendais à la forme adulte d'un Xeno'jiva, comme l'avaient théorisé nos érudits, mais ce à quoi nous faisions face était bien plus imposant.
Ses traits étaient beaucoup plus bruts ; le long de son dos, des rangées de piques noires venaient percer ses écailles rouges jusqu'à l'extrémité de sa queue, puis disparaissaient sous la carapace que formait sa peau, laissant place à des ailes de la taille du dragon lui-même. Elles étaient étonnamment gracieuses, le patagium beige qui se déployait sous nos yeux s'assombrissait à l'extrémité, révélant une palmure déchirée et noircie par les années.
Le Safi'Jiiva était ancien, mais il n'en était pas fragile pour autant. La structure de ses ailes semblait plus robuste que nos armures, ses pattes laissaient parfaitement ressortir son imposante musculature et présentaient de longues griffes noires, véritables lames d'un tueur forgé par l'énergie vivante de la nature. Son crâne orné de pointes, et élancé par deux grandes cornes torsadées vers l'arrière, mettait en valeur une mâchoire puissante et des dents qui pourraient lacérer la chair rocheuse d'un Uragaan.
Mais ce qui me marqua le plus fut son regard. Cachés par les écailles de feu et les aspérités agressives de son corps, deux yeux blancs me fixèrent longuement. Je n'avais jamais eu peur d'aucun monstre, mais lorsque ses pupilles s'embrasèrent et que deux joyaux jaunes s'ouvrirent à la place, nous empoignâmes tous nos armes avec ardeur.
L'assaut fut brutal. J'entonnais chants et tonalités entraînantes, tapant les cordes de mon luth en rythme avec les attaques de mes compagnons.
Jamais nous ne dansions, nous étions un orchestre.
Asuna se précipita dans les airs, frappant le terrain de son glaive. Un premier rebond, puis un autre, ignorant le tempo qu'imposaient les coups tranchants d'Angel et le tintement du sabre de Rag'. J'assurais la cohésion, fracassant la mâchoire et les arcades de notre adversaire en ponctuant les notes de mes camarades, comme un écho décuplant la puissance de notre performance. La chasse résonnait par-delà le gouffre, chaque coup porté tourmentait le monstre et attisait notre agressivité.
Nos équipes attendaient le signal pour se poser, alors nous ne laissions aucun répit à notre ennemi.
Ses griffes massives se retrouvèrent au-dessus de lianes vivaces, son poids insensé fît trembler la roche craquelée. Notre chasseuse aérienne tourna, encore et encore, autour de lui. Le Safi'Jiiva n'était plus que rage et brutalité. Il détourna la tête de mes coups et envoya tournoyer sa queue, véritable fléau d'armes, de l'autre côté. Nous virevoltions autour de lui, tranchant ici et là. Pas pour blesser ou tuer, mais pour attirer le monstre dans notre piège.
Agacé par les moustiques que nous étions, le dragon pivota une dernière fois.
C'était une rafale comme nous en avions rarement essuyé qui me força à m'élancer face contre terre aux côtés d'une crête grise. Asuna s'éclipsa avec grâce dans les airs avant d'être projetée derrière Angel, et la chasseuse bleue inclina son arme. Utilisant l'ampleur de sa lame pour créer un bouclier qui absorba une partie du choc, elle protégea ainsi notre camarade élancée.
Il n'y eut ni rire ni cri, seulement les acclamations de notre public aérien posant le pied à terre, prêt à se battre à nos côtés et le rugissement d'un dragon avant un fracas assourdissant.
La bête était piégée dans les lianes qui arpentaient la roche. Ses membres empêtrés dans les liens épineux, il avait chuté lors de sa dernière attaque. Le moment était idéal. Les deux autres équipes sur la terre ferme, nous redoublâmes d'efforts dans notre attaque, enjoués par ce premier succès !
D'un bond commun de nos grappins, Ragnar et Angel atteignirent les pattes arrière du Safi', et je me retrouvai face à face avec la pupille solaire.
Les lames entaillèrent le cuir rouge, laissant ruisseler un filet sanglant le long des écailles du monstre et je libérais enfin tous les sons étouffés dans la caisse de résonance de mon instrument.
Une onde puissante que j'avais toujours appréciée, elle imitait parfaitement le hurlement des dragons anciens, propageant la puissance unique de leur souffle. Les vibrations s'accompagnaient d'un nuage pourpre empli de foudre écarlate. Un spectacle envoûtant à travers lequel j’aperçus l'œil de mon ennemi se bercer dans de nouvelles flammes.
D'un grand geste de la main, je fis signe à mes camarades de s'éloigner. Nous nous précipitâmes hors de portée du dragon pour apercevoir Asuna nous ordonner de nous plaquer près de la paroi. Le champ dégagé, les artilleurs libérèrent les premières salves, suivies par les flèches de nos archers, mais rien n'y faisait.
Sous nos pieds, le sol tremblait et le tambour macabre annonçait la venue d'une force inconnue. Des flammes bleues commencèrent à sillonner la terre brisée, desséchant la flore qui avait su survivre dans cette contrée aride, dessinant des veines porteuses d'une énergie luisante.
Je touchai le feu de mes doigts.
Les lueurs ne brûlaient pas, elles se contentaient de puiser la force de la nature et de converger vers le Safi'Jiiva. En l'espace d'un instant, le dragon et son environnement ne faisaient plus qu'un. Les sillons azur ruisselaient à travers son cuir et remontaient jusqu'à son regard embrasé de bleu. Les flots flambants cautérisèrent les plaies que nous lui avions infligées. Je vis, de mes yeux tremblants, ses écailles de feu repousser au fur et à mesure que les feuilles fanées tombaient depuis les falaises abruptes.
La vitalité des dernières racines consumée, le brasier bleu s'essouffla lentement et les yeux solaires du dragon percèrent dans notre direction, emplis d'une nouvelle force.
La mâchoire fumante et les ailes déployées, il nous dévoila pour la première fois son souffle ardent. Cette fois, les flammes bleues réduisaient en poussière les vestiges asséchés de la flore. Une marée de feu percuta la roche alors que les archers fuyaient vainement avec nul refuge à leur portée.
C'est là que nous l’aperçûmes. L'imposante corniche ocre qui reposait dans un berceau de branches mortes. Une stratégie digne de notre renommée.
Les lames battirent les premières mesures et la cape azur ne perdit rien de sa beauté lorsqu'Angel et Ragnar glissèrent sous le feu du dragon. Un tacle, une pirouette et ils étaient à l'attaque. Tranchant en alternant parfaitement leurs touches, les maîtres lames trompèrent l'adversaire.
L'attention des pupilles solaires détournées et les tireurs en sûreté, il était temps de faire mon entrée.
Peu importe l'ennemi, j'enchaînais les notes, concentré sur les cordes vibrantes et le chant étouffé de mon luth. J'accordais une confiance totale à mes frères, tout comme Az' se reposait sur moi. Elle qui s'élançait seule et totalement exposée.
Un appui sur son glaive, un rebond sur la roche et elle virevoltait avec aisance vers sa cible. La pointe de son arme tournoyait. Utilisant les propriétés des plumes d'acier fixées aux extrémités, Asuna planait en douceur en reposant ses muscles, prête à prendre à nouveau appui contre la falaise pour s'envoler encore plus haut vers le ciel.
D'aucun aurait pu penser qu'elle était ne comptait que sur ses ailes de fer, mais j'étais là. Nous travaillions toujours en harmonie. Sa partition rapide et aérienne reposait sur le chant excitant de mes notes lourdes qui faisaient trembler les pierres à mes pieds.
L'air que je brassais sifflait, véritable métronome qui se tut lorsque je fus fin prêt à libérer ma mélodie. Un signal bref et discret sur lequel Asuna s'appuya pour son second saut.
L'onde libérée contracta naturellement les muscles de tout notre groupe, permettant à chacun de courir sans effort et de bouger avec plus de vivacité, à Az' de s'élancer plus loin vers les rochers instables.
Nous nous repliâmes aussi vite que possible et notre chasseuse frappa la falaise, libérant le granit de sa prison.
Les blocs chutèrent les uns après les autres. Percutant le crâne cornu, écrasant le dos pointu du dragon. Ses grandes ailes rouges plièrent sous le choc et sa réaction fut immédiate et prévisible. Il rugit de nouveau, appelant à lui les forces de son foyer, ordonnant aux ruisseaux de flammes de panser ses plaies !
Un nuage de poussière s'éleva, recouvrant l'arène d'un brouillard épais. Le Safi'Jiiva s'éclaira de bleu un instant à travers la brume et le sol se craquela de sillons luisants, puis tout s’éteignit.
Le monstre avait épuisé les réserves d'énergie à sa disposition. Une bourrasque emporta la poussière, un lourd fracas résonna et nous avons souri. Le monstre rouge s'en était retourné dans son gouffre. Peu importe combien de fois nous devrions l'affronter et le forcer à épuiser l'énergie qui l'entourait. La traque ne faisait que commencer.
Agrippés à nos Mernos, nous plongeâmes sans nous retourner. Les tireurs placés au bord du gouffre, nous n'avions plus d'autres objectifs que notre adversaire.
La grotte dans laquelle nous atterrîmes était bien différente du plateau aride. Le sol rocheux ne laissait que peu de place à la végétation, mais des stalagmites ici et là offraient de rassurants abris face au feu du dragon. Quelques os jonchaient l'espace, ce n'était pas là le nid du Safi', mais nous en étions proches, nous le savions et nous avions tout fait pour l'y repousser.
Nous combattions face à un monstre que nous connaissions mieux. Notre charge fut plus propre et plus efficace. Nos équipiers dirigeaient leurs tirs sur les immenses ailes du monstre, sans dire un mot, Angel entraîna Ragnar vers les pattes arrière, Az' prit d'assaut le dos de la bête, cherchant un point d'accroche pour une chevauchée et je courus vers la tête. Était-il possible de cogner un monstre aussi imposant jusqu'à l'épuisement ? Des velocipreys aux dragons anciens, j'avais assommé de mes coups et de mes ondes tous mes adversaires. Celui-ci n'écharperait pas à la règle. Déterminé, j'attendis qu'il avance vers moi ses crocs pour tenter de me croquer. Une roulade sur le côté et j'abattis mon arme sur son crâne une première fois.
Cette chasse commença alors à ressembler à toutes celles que nous avions menées avec succès. Que faisaient mes alliés épéistes ? Je ne les voyais pas, j'apercevais à peine du coin de l'œil les éclats de leurs lames percutant les écailles rouges. Mais j'entendais le long sabre de mon camarade aux cheveux gris siffler en rentrant dans son fourreau. Une technique maniée par les chasseurs les plus habiles uniquement. Elle demandait patience et courage, laissant le corps souffler en silence en attendant l'assaut du monstre. Et lorsque le Safi'jiiva fit un battement de queue, Rag' riposta.
Ses genouillères d'acier chantèrent lorsqu'il glissa sous le fléau du dragon, un son qui se tut et laissa place au chant de la fine lame. Le geste était bref et précis. Le sabre tout juste dégainé trancha sec les tendons de la patte arrière. Le dragon voulut se retourner instinctivement vers la source de sa blessure, mais le tambour de mon arme qu'il croisa en chemin le força à détourner la tête. Les ondes se libérèrent juste à côté de son oreille, une première, puis une autre et à la dernière, Asuna retomba comme un pieu d'acier sur son dos. Une pointe sombre vola avant de retomber au milieu des os quelques mètres plus loin.
Le cri de rage du monstre s'accompagna d'une tornade enflammée. Il se libéra de nos attaques d'un battement d'ailes, et, au plus haut de la grotte, il libéra son souffle, noyant l'espace dans un véritable brasier.
J'entendis les pas pressés de mes camarades et je reconnus sans effort le rythme de la fuite. Les tambours désynchronisés alertaient du danger, sans nous retourner, nous courûmes aussi vite que possible et aussi loin que possible. Derrière nous résonnaient les voix des artilleurs, étaient-ce des encouragements ou des cris d'effroi ? Je ne me souviens que du soulagement d'Angel lorsque nous nous blottîmes côte à côte derrière une épaisse roche et de mes yeux écarquillés, le souffle coupé, lorsque j'aperçus la chevelure flamboyante flottante au-dessus des vagues de feu.
Dansant avec légèreté, elle s'était propulsée vers notre adversaire, profitant de l'élan de son envol pour user de ses ailes et arriver à sa hauteur. À son tour, Asuna croisa le regard enflammé du monstre et elle lui sourit. Les cornes du dragon étaient à portée de main, sans crainte, elle s'agrippa.
Fermement installée sur sa tête, elle tenta d'éborgner la bête. De multiples coups rapides, mais imprécis frappaient encore et encore le cuir rouge et firent se stopper la marée ardente.
Leurs ombres dansaient contre les parois noircies et nous les fixions en silence, aucun d'entre nous ne pouvait atteindre la cible. Nous restâmes immobiles et adressâmes toutes nos prières à l'Étoile de saphir alors que notre camarade se battait dans un rodéo inouï.
Si le Safi'Jiiva donnait un coup de tête, Asuna s'élançait sur ses épaules. De rage, l'ombre rouge frappa le plafond de son dos. Des rochers s'écrasèrent au sol devant nous, les pointes rouges se brisèrent et un rire retentit depuis la queue du monstre. L'agilité d'Asuna était extraordinaire, je fis de mon mieux pour encourager son œuvre de mes mélodies revigorantes. Dans ce duel, l'endurance serait la clef. Les éboulements devenaient de plus en plus fréquents, à chaque tentative de déloger son agresseur, le Safi' fracassait son être contre la roche.
L'une de ses grandes ailes, percée par les nombreux tirs de nos alliés, ne supporta pas longtemps les chocs répétés. Dans un nuage de poussière, l'immense forme rouge entama sa chute incontrôlée, Asuna, agrippée à l'une de ses cornes.
Nous nous précipitâmes vers le point de chute ; lorsque le fracas résonna, nous étions bercés de craintes, mais la silhouette affinée que nous chérissions planait sans mal au-dessus de nous. Sans perdre la moindre seconde, nous assaillîmes tous le grand dragon.
Piégé sous la pierre, affaibli par la chute et avec l'une de ses ailes tordues, le monstre imposant me paraissait bien moins menaçant. Pourtant, alors que frappais toujours ses grandes cornes, jamais ses pupilles enflammées ne me quittèrent.
Il n'y avait aucune souffrance dans ce regard : il était à l'image de ses rugissements, glaçants et emplis de colère. Un sentiment de culpabilité se logeait en moi alors que nous mettions à terre une merveille de force. Pourquoi l'écosystème concevait-il toujours de merveilleuses créatures dans le seul but de se détruire ? Les dragons noirs, le Shara Ishvalda, le Xeno'Jiiva, tant d'êtres ancestraux qui pouvaient réduire à néant une diversité et un environnement que nous aimions tous. Les contes du château de Schrade avaient bercé mon enfance, une catastrophe que je craignais autant que je chantais, et les pupilles solaires face à moi pourraient sans aucun doute effacer mon foyer de ce monde pour n'en laisser que des cendres. Avant de porter le coup qui força à nouveau le Safi'Jiiva à consommer son domaine, je versai une larme que je n'ai jamais comprise.
Les grottes étaient bien moins vivantes que le plateau pourtant aride, il n'y eut que peu de racines pour nourrir le dragon. Nous nous écartâmes simplement dès que nous aperçûmes les flammes bleues danser sur son corps meurtri. Elles s’éteignirent aussi vite qu'elles étaient apparues. Le rugissement qui suivit fut un mélange de colère et de souffrance, encore une fois, l'imposant dragon fuyait le combat. Il s'envola vers un étroit passage et, dans sa précipitation, détruisit un imposant morceau du mur de la grotte.
Une colonne de fumée et des lueurs vertes perçaient à travers le trou béant qui s'ouvrait à nous, c'était la fin du voyage, le dernier refuge de notre adversaire. Les artilleurs prenaient place sur la nouvelle corniche et nous étions fin prêts à découvrir le nid du Safi'Jiiva et à l'y tuer.
Ce que nous vîmes en posant le pied au fond du repère du Safi' était très loin de tout ce que j'avais imaginé. La grotte était dépourvue de végétation, ni os, ni vie, seulement des roches à perte de vue. La pierre sous nos pieds libérait de petits nuages de cendres et au centre de la fournaise aux reflets émeraudes, le dragon perdait ses couleurs. Désormais noir derrière les fumées vertes, le maître des lieux nous observait en se régénérant alors que nous avancions à pas hésitants.
Ces cheminées nous inquiétaient particulièrement. Qu'y avait-il réellement sous nos pieds ? Le danger ne semblait plus seulement provenir de notre adversaire, mais aussi de notre environnement. Les battements rapides dans ma poitrine me laissaient penser que le combat ici ne serait pas à notre avantage.
Il n'y avait nul sillon bleu, ni veines de flammes, mais le Safi'Jiiva était en permanence connecté à ce qui l'entourait. L'énergie qui parcourait son corps dessinait de véritables constellations dans la membrane déchirée de ses ailes. Une régénération très lente et une opportunité pour nous d'achever la mission.
Nous avons chargé de front, apportant l'élan nécessaire à nos équipiers pour qu'ils tirent leurs projectiles. Les ailes du Safi' étaient considérablement blessées, mais il ne souhaitait pas s'envoler, non. Le dragon s'élança vers nous d'un bond qui fit trembler notre arène.
Il attaquait sans répit. Ses griffes nous forçaient à rouler sur le côté. Ses crocs nous firent plier, ventre à même le sol brûlant, alors qu'il déchirait nos célèbres écharpes. Sa queue frappait continuellement, empêchant Asuna de s'élever et nos lames d'approcher.
Pour la première fois depuis le début de la traque, j'entonnai la mélodie la plus longue et la plus douce que pouvait produire mon luth. Les grosses cordes ne faisaient que peu de bruit au milieu du chaos que provoquait la fureur du dragon. De maigres vibrations qui faisaient résonner les plaques de métal de nos armures, qui firent frémir nos corps et durcir le cuir de monstre qui composait nos équipements.
La maigre défense supplémentaire que je prodiguais à mes frères pourrait-elle les aider à surmonter l'horreur que nous allions vivre ? Je ne le savais pas, mais je l'espérais au plus profond de mon cœur.
Nous n'étions plus les assaillants, nous venions de devenir les proies. Incapables de rester en position pour atteindre notre cible et nous défendre, nous avions laissé Angel attiser la rage de notre ennemi.
Recroquevillée derrière la lame de son épée, elle se protégeait et bloquait morsures et lacérations avec son bouclier improvisé. Plus le temps passait, plus elle fléchissait. Chaque seconde était précieuse et nous avions usé chacune d'entre elles pour cibler les appuis du Safi'Jiiva.
Le dragon ne guérissait plus ses ailes, l'énergie se concentrait principalement sur sa tête et son dos, laissant ses membres inférieurs fragiles. La violence de ses attaques mettait à rude épreuve ses pattes meurtries, c'était notre chance.
Mais non n'avions pas su la saisir. Nous frappions en parfaite harmonie, un rythme exemplaire qui rendait hommage à toutes ces années de combat que nous avions vécues, aux chasseurs expérimentés qui nous avaient enseigné l'art de la chasse, tout comme à ceux que nous étions devenus.
Ce n'était pas suffisant. Notre précision, notre force et notre détermination n'étaient pas suffisantes.
Une voix s’éleva dans le vacarme du combat. Un avertissement porté par la peur d'un jeune chasseur. Jamais encore, je n'avais entendu Aiden hurler de la sorte. Ni quand Seliana était assiégée, ni quand nous avions vu le Nergigante agresser nos équipes pour la première fois. Le rouquin avait peur, pas d'échouer ou de mourir, mais de nous voir tomber sous ses yeux.
Une lueur bleue perça finalement à travers la brume noire. C'était le torse du Safi'Jiiva qui rayonnait telle une étoile. Un instant magnifique et une image que je n'ai jamais oubliés, les événements qui avaient suivi étant devenus flous et décousus.
Au-dessus de nous, le plafond se brisait. Des chutes et des chutes de pierres. Le sol, les murs, mes mains, tout tremblait et le dragon rugissait. Les ailes déployées, ses griffes enfoncées dans le sol, sa connexion avec la grotte déclenchait un véritable séisme.
Puis, nous les entendîmes, nos camarades, hurlant de peur. La corniche du niveau précédent s'était brisée, Aiden et deux artilleurs disparurent dans la poussière sous nos yeux horrifiés. Il n'était plus question de mission ou de la protection de Seliana, c'était notre petit frère qui appelait à l'aide.
Asuna s'envola à une vitesse qui aurait fait pâlir un Barioth. Bondissant avant aisance sur les roches accumulées au sol et le débris encore en suspens, elle atteignit nos camarades plus vite qu'aucun de nous ne l'aurait pu.
En plein élan, elle saisit Aiden et l'archer le plus proche dans leur chute. Son glaive et ses techniques n'étaient pas adaptées pour un atterrissage avec autant de poids, mais elle fit de son mieux. Lorsqu'elle percuta le sol avec ses rescapés, elle fit face à Ragnar, qui tranchait habillement la pluie de roche, détruisant les débris les plus menaçants pour ne laisser que des fragments surmontables.
Son solo achevé, il ne prit pas le temps de rengainer son sabre et le lança à ses pieds. La lame libéra une faible complainte en frappant le sol, mais le chasseur qu'elle aimait tant l'ignora, préférant offrir toute sa force au dernier artilleur en vol pour atténuer son impact au maximum.
J'étais incapable de détacher mes yeux de leurs corps agglutinés se relevant faiblement, pourtant, le danger planait dans notre dos et c'était mon devoir de faire barrière entre mes camarades et le monstre.
Angel était de plus en plus en difficulté, se protégeant d'une nuée de flammes derrière son égide émoussée. Sa lame d'ivoire craquelée était désormais inutile, autant pour l'attaque que pour la défense de sa propriétaire.
La tête n'était pas une option, alors c'était vers les pattes arrière du dragon que je glissai. Une position qui n'avait jamais été la mienne. Des attaques que je n'esquivais que rarement. De sages chasseurs auraient dit que ce n'était pas la place d'un cor de chasse, étant habituellement réservée aux armes tranchantes. Mais ce jour-là, il s'agissait de ma seule option.
Je frappai les écailles de toutes mes forces, ignorant les mélodies que je jouais, je ne souhaitais que voir saigner notre assaillant et libérer Angel de son emprise. Un premier coup par-dessus l'épaule n'eut aucun effet. Un second propulsé par un coup de pied n'apporta pas un meilleur résultat. Je m'acharnais inutilement face à un cuir qui ne craignait pas les impacts de ma masse musicale.
Une erreur ou un courage vain que j'avais payé très rapidement. D'un vif coup de queue, le Safi' m'envoya à l'autre bout de son nid. Embrumé par la douleur, j'entendis le craquement de mes côtes se mélanger aux cris d'effroi de voix que j'étais incapable de reconnaître. Mais à travers ma vision trouble, le flot de flammes avait cessé et la lame blanche était à nouveau en position d'attaque. Avant l'impact contre les roches escarpées, j'esquissai un maigre sourire, sachant que cela n'aura pas été un gâchis.
Angel affaiblie, moi acculé contre les murs de l'arène, le Safi'Jiiva se tourna bien vite vers les derniers éléments fonctionnels de notre groupe. Ragnar se relevait à peine, un archer appuyé sur son épaule et Asuna était encore bloquée sous le poids d'Aiden et de son camarade.
Ils n'avaient pas d'issue. Le dragon marchait lentement vers eux, baignant dans un nuage de cheminée verte que créaient ses griffes acérées. Je m'attendais à les voir brûler sous mes yeux lorsque le Safi'Jiiva ouvrit en grand sa mâchoire. Mais l'explosion qui retentit à la place était encore plus terrible.
L'armure d'argent scintilla une dernière fois sous les reflets des flammes vertes. La grande lame fissurée se brisa lorsqu'Angel frappa le sol à ses pieds de toutes les forces qu'il lui restait. Un coup dans le vide, mais une attaque qui toucha exactement sa cible. La lame émoussée créa l'étincelle suffisante pour embraser le gaz qui parcouraient le sol. Ceux que le Safi'Jiiva avait lui-même libérés tout autour de lui et de notre chasseuse vêtue de bleu.
La violence de l'explosion renversa le dragon, mais ne put couvrir les cris autour de moi. Des hurlements qui n'appelaient qu'un seul nom, je pouvais tous les identifier, tous à l'exception de la voix qui disparaissait. La silhouette d'Angel fut emportée si vite par le souffle, que je ne pus ni la suivre ni la voir se perdre dans le brasier. Le silence s'installa, nous restâmes en suspens, prêts à entendre un souffle, un gémissement, un signe qui nous aurait apaisés. Le dragon demeurait à terre et Aiden sonnait la retraite, il ne cessait de nous appeler, de m'appeler, moi qui étais seul à l'autre extrémité du nid. Mais ce n'était pas lui que je souhaitais entendre. Je voulais un autre appel. Je ne voulais pas la fuite, ni le vacarme des artilleurs encore sur la corniche qui mettaient en place une échelle pour notre repli... Seulement un faible chant. Mais rien ne nous répondit.
Une première voix s'était éteinte.
Une voix que nous avions perdue dans un souffle qui m'avait laissé incapable de fuir. C'était Asuna qui était venue me chercher. Le Safi commençait à se relever et nos blessés n'étaient pas encore aptes à fuir. Ragnar les assistait, mais nous devions détourner le regard du monstre. Une tâche à même de me relever, les pupilles de feu perçaient dans notre direction, mais mes yeux à moi ruisselaient de peine et de rage.
Archers et artilleurs encore debout au palier précédent déployaient la voie de secours. Les cliquetis lointains des barreaux d'acier résonnaient dans ma tête : petit rythme rapide, véritable décompte des secondes durant lesquelles nous devions tenir.
Ma colère m'emporta et mes coups m'étaient inconnus. Un nouveau ballet et une composition inédite. Je ne contrôlais ni mes notes, ni leur portée, mais je sentais mon sang en ébullition et mes muscles galvanisés. Tout ce dont j'avais besoin : de la force brute pour frapper encore et encore les écailles rouges dans la brume d'émeraude.
Roulades sans finesse et impacts imprévisibles brisaient peu à peu mon cher compagnon. Au milieu des éclats rougeoyant et des pics noirs, les os lustrés et les bordures gravées de mon luth se couvraient de fissures. Des cicatrices à l'égale des miennes : jamais nous ne guéririons de ce jour. Une frappe malhabile sur le flanc du dragon permit au cuir de fer d'ôter une noble corde à mon amie. Sa voix déformée m'était étrangère. Quelque chose d'infime, nul autre que moi ne l'aurait entendu, pourtant ce détail me fit vaciller. Une esquive maladroite, un plongeon in extremis, la mort me menaçait à chaque instant et le Safi' jouait avec la proie aisée que j'étais.
Mes yeux noyés et mes oreilles dispersées, je n'étais plus qu'un piètre chasseur maniant sans but une masse fissurée. Un véritable novice qui ne fut pas d'une grande aide à Asuna.
Depuis sa main tendue pour me relever, je n'avais guetté aucun de ses mouvements. Où était-elle ? Comptait-elle sur mes chants ? Un éclair de panique détourna mes yeux du danger. Je cherchais désespérément sa chevelure de feu. Ni à gauche, ni à droite et à l'arrière, nos blessés avaient entamé leur lente ascension. La fumée environnante était emplie d'ombres et de mouvements. Rochers, pointes, crocs, tout bougeait si vite que je pensai l'avoir perdue elle aussi.
Mais l'espoir rugit soudainement et le Safi'Jiiva s'envola, vif et chaotique. Le monstre se tortillait dans les airs, heurtant une paroi ici et là, frappant de sa queue l'air et le vide. Notre intrépide et astucieuse chasseuse exécutait le plus beau rodéo de sa carrière. Son insecto-glaive plongé entre les ailes du dragon, Asuna s'accrochait fermement sur le dos de son ennemi et attaquait les zones sensibles du cou de celui-ci avec son couteau. La lame n'était guère impressionnante, car cette arme était plus un outil, habituellement destiné au dépeçage des proies que nous chassions. Mais en cet instant, elle était la ressource idéale pour gagner du temps.
Un cadeau que je comptais utiliser du mieux que je pouvais. Aiden et Ragnar aidaient un artilleur peu conscient à se placer sur l'échelle alors que nos archers le hissaient de leurs fins bras. Étant peu utile au front, je rangeai ma haine et courus vers un de mes jeunes camarades. Ce chasseur était à peine plus âgé qu'Aiden le jour où je l'avais rencontré. Assis au fond de la grotte, sa jambe pliait étrangement et il attendait patiemment le soutien qui lui permettrait de quitter cet enfer. Je fus honoré de remplir cette mission.
Son visage était marqué par la peur, ses yeux incapables de rester fixés dans une direction ne croisèrent jamais mon visage. Je repensai au chasseur pâle que j'étais, au fond d'un lit et au milieu d'inconnus, alors je souris.
« On va vous sortir de là, » lui murmurai-je. La façade que je présentais était fragile, mais efficace. Ses yeux tremblants s’arrêtèrent sur moi. Mon jeune ami ignora les ombres qui dansaient au plafond et les gravillons qui chutaient ici et là. Son bras, enroulé autour de mon cou et de mes épaules, se resserra et il me laissa le guider.
Asuna perdait peu à peu sa bataille, je le perçus d'un regard discret. Le Safi' frappait son dos contre la roche de plus en plus fort. Combien de temps tiendrait-elle au milieu de la pluie de gravats ? N'importe lequel de ces impacts pourraient la faire chuter !
Mais le blessé à mes côtés était prioritaire, alors je détournai les yeux de la chevelure de feu, ignorant que je la contemplais pour la dernière fois. Nous étions à une petite dizaine de mètres d'Aiden lorsque mon monde s'écroula. Au propre comme au figuré.
La violence avec laquelle le Safi' se débattait avait fragilisé la grotte où nous nous trouvions. Le plafond se fractura. Des roches aussi épaisses qu'un Jagras s'écrasèrent les unes après les autres. Marcher devint un jeu de survie.
J'évitais comme je le pouvais les débris mortels, chancelant à gauche et à droite avec mon protégé. Les violentes percussions et le sifflement dans mes oreilles ne me laissaient guère le temps de réfléchir au chemin le plus sûr.
Un craquement sourd me figea.
Ignorant la peur qui habitait ses yeux, je poussai le jeune chasseur de toutes mes forces avant l'impact. Avait-il été rattrapé par Aiden ou Ragnar, ou était-il tombé à même la pierre ? Je n'eus pas le temps de le voir. J'étais cloué au sol, les pensées brouillées par la douleur émanant de ma jambe gauche. La roche qui m'écrasait les os m'empêchait de bouger et j'enfonçais mes doigts dans le sol aride, laissant mes muscles crispés hurler à ma place. Je grattais le sol, encore et encore, jusqu'à faire saigner mes doigts précieux et délicats, en tentant vainement de me tirer de ce piège.
« HANS ! » hurla une voix au milieu du chaos.
Lorsque je relevai les yeux, une nouvelle vision d'horreur m'accueillit — le cauchemar ne cesserait-il donc jamais ?
« AIDEN ATTENTION ! »
Mon jeune ami n'identifia pas le danger, pas à temps. Le dos voûté, il plaça ses bras au-dessus de sa tête. Comme si cela pouvait le sauver de la force de la pierre noire.
J'étais incapable de fermer les yeux, prêt à le voir mourir lui aussi. Mais, à la place, un éclair blanc frappa. Vif et précis comme une brise, l'acier trancha la roche. Jamais je n'avais été aussi soulagé de voir mon ami grisonnant. Les curieux entraînements de Ragnar avaient finalement eu leur instant de gloire.
Une lueur d'espoir, douce et agréable qui me permit d'oublier aussi bien la douleur que les effroyables rugissements du dragon. Au milieu de la poussière et des débris, Aiden et Ragnar restèrent debout. Mon jeune rescapé était au plus haut de l'échelle, bientôt entre les mains de ses camarades et sauf. Et Asuna… Asuna !
Une ombre dansait sur le mur face à moi, comme un tableau peint à l'encre sur la roche, et je reconnus dans son immensité la projection du Safi'Jiva. Ses ailes déployées l'accompagnèrent jusqu'au plus haut du nid, puis je vis à ses côtés une forme plus petite. Rapide et agile, j'identifiai dans cette ombre chinoise mon amie qui s'élevait à ses côtés. Je ne savais pas ce que Ragnar aperçut, lorsqu'il posa les yeux sur le dragon, mais une lueur bleue embrasa notre arène. Les dessins projetés devinrent bien plus nets. Asuna se rapprocha du dragon, son arme pointée vers l'avant, je ne savais pas ce qu'elle cherchait à interrompre, mais Ragnar, lui, l'avait vu.
Le faisceau bleu se fit beaucoup plus intense et mon camarade entraîna Aiden dans une course folle dans ma direction. Peu importait ce qu'ils fuyaient, ils n'étaient pas assez rapides. Ragnar poussa notre jeune ami vers moi et je le rattrapai, puis le plaquai au sol contre moi de mes deux bras. Qu'avais-je qu'ils n'avaient pas ? Un abri. Le rocher qui me piégeait semblait être l'espoir que cherchait le maître lame. La lueur bleue se transforma en un flash blanc qui emporta l'ombre qui dansait sur le mur face à moi.
Une seconde voix s'était tue.
Je le savais au fond de moi, jamais notre chasseuse aérienne ne réapparaîtrait. Puis, une nuée ardente propulsée par un souffle que je ne saurai qualifier réduisit en poussière le décor de notre Enfer. L'explosion emporta le rocher qui me retenait prisonnier et l'ami qui se trouvait à quelques mètres seulement de nous. Aiden n'avait pas eu le temps de remercier Ragnar que ce dernier disparaissait dans le fond de la grotte sous un amas de débris fraîchement arrachés au mur de cette dernière.
Une troisième voix s'éteignait devant moi.
Je ne pouvais pas l'accepter. Pas eux, pas ici, j'avais besoin d'eux. Nous avions sauvé l'ensemble des artilleurs ! Aiden se tenait aussi debout, pourquoi fallait-il que mes camarades restent à terre ?
Je saisis le cor amoché qui avait été épargné comme moi, la jambe en sang et boitant comme jamais, je m’élançai vers les rochers. Il y avait un dragon dans mon dos ? Et bien soit ! Mon corps me hurlait d'arrêter ? De me poser au sol, d'attendre que l'on m'escorte ? Et bien il crierait encore longtemps ! J'avais les yeux brûlants à cause du soufre dans l'air et des larmes qui les noyaient. J'avais la gorge sèche, la mâchoire crispée à m'en faire saigner les lèvres piégées entre mes dents. Rien ne pouvait me détourner. Rien !
Je frappai les roches de mon instrument de musique une première fois en ignorant les crevasses que je créerais dans son noble corps. Je ne le laisserai pas là-dessous. Je devais le sauver. C'était inacceptable. Non, il n'était pas mort. Non, je ne l'abandonnerai pas lui aussi. Non, non,...
« NON ! NON ! »
Je vocalisais ma souffrance et ma rage pour la première fois. Plus je la laissais gagner, plus je voyais le mensonge dans lequel je m'étais bercé. Aucun d'entre eux ne retrouverait le chemin de notre table, la plus à gauche, au fond du grand hall, près des étoiles de Seliana.
« HANS ! Hans, il faut partir ! »
Aiden me tirait de toutes ses forces, il avait sans aucun doute raison, mais je ne bougeais pas d'un pouce. Je continuais de détruire mon arme sur un ennemi qu'elle ne pouvait même pas érafler.
« Hans, il arrive ! »
Ce n'était plus de la colère ou des ordres, mais de la peur que j'entendis dans la voix d'Aiden. Je me retournai pour le voir esquiver de justesse des griffes noires portées par des écailles écarlates. Oh non, il ne l'aurait pas, pas lui aussi.
Le Safi'Jiiva se dressait devant nous, victorieux. Son torse luisait, laissant une lumière ardente se faufiler à travers ses écailles. Il faisait face à Aiden, ce dernier était désarmé et attendait le moment parfait pour esquiver l'attaque que le dragon lui préparait. Il n'en aurait pas besoin. Je ne laisserai pas le dragon s'en prendre à lui. Une nouvelle cible m'obnubilait. Je laissai derrière moi l'amas de roche et resserrai mon emprise sur mon cor de chasse. Un mélange de rage et d'adrénaline me permit de marcher en ligne droite vers mon ennemi sans dévier. Avec mon luth, fermement tenu de mes deux mains, j'effectuai la frappe la plus violente que je connaissais. Sans aucune note jouée, la peine fut la seule à accompagner mon coup. Dans un grand fracas, l'os de Shara Ishvalda qui constituait la caisse de résonance s’abattit sur le flanc gauche du visage du Safi'. Mon arme se brisa, laissant apparaître une longue fissure qui libéra des sons odieux que je ne pouvais qualifier de "notes". Et le dragon rugit. De colère et de peine, alors qu'une de ses précieuses cornes se factura.
Le regard ensanglanté, le dragon désormais éborgné, fixa son unique œil sur moi.
Nous restâmes face à face quelques secondes, mais je n'étais plus là. Mon esprit était déjà très loin et ma jambe décida finalement de me lâcher. À genoux devant le dragon, je n'étais qu'une piètre imitation de la menace qui lui venait de lui offrir une balafre. Sa colère était des plus lisibles et il grogna avant de fuir vers le centre de son nid. Ses griffes s'enfoncèrent dans le sol, puis il décolla soudainement, le regard dirigé vers le haut.
Je n'avais pas senti le danger, je ne sentais plus rien, mais Aiden l'avait reconnu.
« Il recommence ! »
Le jeune chasseur me releva et, alors que je prenais appui sur ses épaules comme un poids mort, il me conduisit aux échelles. Il nous attacha aux cordes qui pendaient, pendant que nos camarades artilleurs fixaient l'échelle aux harnais de nos Mernos.
Nous quittions le nid sans effort, agrippés à l'échelle pour rejoindre les chasseurs qui avaient survécu et leurs montures qui nous emmèneraient loin de cet Enfer. Je sentais le regard inquiet d'Aiden posé sur moi en permanence, mais j'étais incapable de me détacher du Safi'Jiiva.
Une sphère de lumière bleue se formait au creux de ses dents acérées. Puis vint l'explosion et la nuée de flammes vertes. Les chasseurs pleuraient, parlaient du rapport que nous devions faire, des renforts nécessaires, ils sonnaient la retraite… mais je ne détournais pas les yeux du gouffre que nous avions quitté. Portée par un rugissement qui nous glaça le sang, la fumée s'éleva bien au-delà de la corniche aride où nous avions combattu. Un nuage noir illuminé par des reflets verts que je trouvais désormais particulièrement macabre. Peut-être mes yeux ruisselants étaient-ils perturbés, ou peut-être mon esprit brisé était-il en train de rêver. Mais j'avais vu dans ces nuages de poussières des ombres difformes, privées des visages que j'espérais revoir. Et je hurlai. Je hurlai à en effrayer les Mernos, hurlai à en créer le silence parmi mes camarades, hurlai à m'en arracher la gorge.
Ils ne pouvaient me répondre, mais jamais ma voix n'a cessé de les appeler.>>