Guidés par les étoiles

Chapitre 1 : Guidés par les étoiles

Chapitre final

3057 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 07/05/2021 11:46

Guidés par les étoiles

星に駆られて

 

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Le bruit des vagues berçait tendrement Merle, assis sur un rocher sur lequel venaient s’abattre les remous de l’océan. L’écume s’y accrochait désespérément avant de retomber le long des irrégularités de la pierre, pour mieux revenir quelques secondes plus tard avec la marée.

Le Wyvérien prit une longue inspiration. Une brise légère vint faire remuer ses cheveux tressés et noués entre eux à l’arrière du crâne. Il plissa ses yeux de la couleur de l’automne, alors que le vent venait doucement fouetter son visage.

C’était le dernier soir où il pouvait profiter de ce paysage qui l’avait vu grandir, et que lui avait vu changer. Pendant la petite centaine d’années de son existence sur cette terre, la nature avait fait son œuvre. La falaise qu’il pouvait apercevoir à l’ouest s’était effondrée, ne laissant qu’un vague amas de gravats noyés dans la mer. Le niveau d’eau avait peu à peu augmenté, reculant toujours plus d’années en années son point d’observation et de méditation.

Demain, il quitterait sa terre natale, et la ville de Dundorma dont il connaissait tant de recoins. C’était un honneur, et un malheur ; quand il quitterait le port à bord de la Poursuite Céleste, le gigantesque bateau qui avait été bâti pour l’occasion, il partirait sans la certitude d’un jour revenir admirer les levers et couchers de soleil sur cette plage. L’exploration de nouvelles terres pouvait être grisant, mais qui savait ce qui les attendait là-bas, de l’autre côté de la mer ?

« Eh, Merle ! Qu’est-ce que tu fais ? »

La voix puissante d’un de ses camarades le tira de ses pensées. Le Wyvérien tourna la tête, et posa ses yeux ambrés sur l’imposante silhouette qui lui faisait de grands signes, plus loin, là où la terre et l’herbe sèche laissaient place au sable chaud.

Gareth, son plus proche ami, se tenait là. Écartant ses bras et battant l’air, il les rangea une fois qu’il vit qu’il avait attiré son attention. Puis, face au manque de réaction de la part de son distant vis-à-vis, il mit les poings sur ses hanches, d’un air que Merle lui devina faussement agacé. Le Wyvérien tourna de nouveau son visage vers la mer, savourant une dernière fois le parfum de ce rivage et ses sons si mélodieux.

Quelques instants plus tard, une main puissante se posa sur son épaule. Il aurait pu sursauter, s’il n’avait pas entendu le bruissement du sable crissant sous les pieds nus de son ami.

« Tu pourrais répondre quand on t’appelle, ricana Gareth lorsque Merle croisa enfin son regard.

— Je savais très bien que tu viendrais à moi, alors autant profiter encore un peu de ce calme.

— Tu ne changeras jamais, » sourit l’homme, avant de s’asseoir, adossé à lui, le visage tourné vers la plage vide.

Ils se connaissaient depuis bien longtemps. Si Merle avait à peu de choses près le double de l’âge de son ami – en cause, la longévité accrue des Wyvériens en comparaison de celle des Humains –, il n’en était pas pour autant distant.

Après avoir passé de longues années à étudier les monstres divers et variés – avec une certaine attirance pour les dragons anciens et leur unicité –, il s’était orienté vers l’exploration et la recherche sur le terrain, lassé par toutes ces lectures, comme si l’appel de la nature s’était fait plus fort que celui de la connaissance. Même si, tout compte fait, les deux allaient de pair.

C’était là que les deux hommes s’étaient rencontrés. Gareth avait fait ses premiers pas dans la chasse en même temps que Merle. Au sein du camp d’entraînement de la Guilde, situé dans les environs de Dundorma, ils s’étaient retrouvés à partager leurs quartiers avec deux autres individus fort sympathiques : le robuste Cornell, impassible et véritable montagne de muscles, ainsi que Séafra, un type un peu grognon et borné sous son apparence timide, mais aussi un excellent compagnon une fois que des liens étaient noués. De temps à autre, pour ne pas dire quasi-systématiquement, ils étaient rejoints par Heulwen, une jeune femme à l’avenir prometteur, qui se démarquait par son génie lors des traques de monstres. Ensemble, ils formaient une belle équipe.

Et voilà que demain, ils partiraient, tous les cinq, avec d’autres chasseurs émérites, choisis pour cette mission en particulier. Les meilleurs des meilleurs, disaient-ils. Les plus à-même de résoudre le mystère de cet étrange phénomène baptisé « Traversée des Anciens ».

Ils avaient passé tant de tests d’aptitude afin de prouver leur valeur que Merle avait failli laisser tomber bien avant la fin. Il détestait le stress, l’angoisse, et tous ces sentiments négatifs. Jamais il n’avait autant visité ce coin de paradis sur cette plage que pendant cette période. Le jour où les résultats avaient été dévoilés, où la Guilde a annoncé qui ferait partie de cette première expédition, l’histoire de toute une vie, il se trouvait là, à méditer. Ce fut Gareth qui vint l’y trouver, et lui faire part de la bonne nouvelle.

« Penses-tu que nous serons à la hauteur ? demanda-t-il finalement, brisant le silence seulement perturbé par le bruit des vagues. Pourrons-nous comprendre pourquoi ces monstres agissent ainsi ?

— Je pense surtout que tu te prends la tête, Merle. Vraiment. Vous, les Wyvériens, vous voulez tout savoir sur tout. Admets que nous ne percerons pas tous les mystères de ce monde, il faut en laisser pour les générations futures. »

Il existait peu d’hommes aussi calmes et sérieux que Gareth. C’était pourtant étrange qu’il ne fût pas nommé à la tête de l’expédition ; Cornell avait eu ce privilège. Si on demandait son avis à l’intéressé, il répondrait sûrement que ce rôle aurait dû être endossé par n’importe qui d’autre, à l’exception peut-être de Séafra. Pour beaucoup, Gareth aurait mieux convenu, même si ce dernier n’était pas de cet avis.

Aux yeux de Merle, il aurait été le candidat idéal, capable de réfléchir posément et de diriger des troupes ; il suffisait de voir combien il était appliqué lors des entraînements, et encore plus lors des chasses. L’annonce de la promotion de Cornell au rang d’amiral et, de fait, commandant de la flotte, l’avait grandement surpris.

« Même si j’aimerais moi aussi que nos noms restent gravés, qu’on se souvienne de nous comme ayant été ceux qui auront résolu le mystère de la Traversée des Anciens, mais, tu sais, nous serons déjà ceux qui auront posé le pied pour la première fois sur cette nouvelle terre. Nous marquerons l’histoire à notre manière.

— Ce n’est pas tellement la postérité qui m’intéresse.

— Je le sais bien, je te taquine, » rit doucement Gareth en le poussant gentiment du bout de l’épaule.

Merle lui répondit par un sourire. À force de côtoyer cet homme, il commençait enfin à comprendre, au moins un peu, son humour. La moindre des choses était de savoir lorsqu’il était sérieux, ou bien au contraire lorsqu’il plaisantait.

Il y eut un long silence, toujours entrecoupé par le murmure des vagues venues frapper les rochers. Quelques gouttes venaient parfois éclabousser les deux hommes, lorsque la mer s’écrasait un peu trop violemment, et l’écume manquait toujours de peu de s’accrocher aux pieds griffus de Merle. Il remua instinctivement les orteils, et redressa un peu son dos. Une brise glacée vint le frapper ; il apercevait le bout de son nez droit qui rougissait. Il devait en être de même pour la pointe de ses oreilles.

Il soupira. Bien que son souffle fût discret, cela n’échappa nullement à Gareth.

« Partir vers l’inconnu te fait si peur que ça ?

— Nous ignorons ce qui nous attend. Suivre ces dragons anciens jusqu’à cette nouvelle terre où ils migrent ne sera pas une tâche aisée. Et si l’un d’eux nous prenait pour cible lors de notre voyage ? Que pourrons-nous faire sur notre pauvre bateau ?

— C’est vrai que nos simples tirs de fusarbalète et d’arc ne suffiraient pas à abattre un dragon ancien, mais je pense que tu te fais trop de souci, Merle. Si nous restons discrets et pacifiques, il n’y a aucune raison de s’inquiéter. Tu le sais tout comme moi, les Anciens n’attaquent jamais sans raison.

— Tu sembles oublier le fait que ce phénomène est anormal. Il ne faut pas exclure que ces monstres agissent anormalement eux aussi.

— Ce sera la surprise. Nous avons postulé pour ça, pour l’exaltation de la découverte ! »

Il était difficile de ne pas partager l’excitation de Gareth. Voyant le regard doux que lui adressait le Wyvérien en se retournant, il afficha un large sourire qui tira ses joues à la peau brune ; ses yeux gris foncé s’arrondirent, et une lueur les illumina de plus belle. Ou bien était-ce le coucher de soleil qui s’y reflétait ?

Il était difficile de croire qu’il approchait de la trentaine tant, dans ces moments, il ressemblait à un enfant découvrant la nature pour la première fois.

« J’ai hâte de mener nos premières expéditions. Avec toi aux commandes, Heulwen à la traque, et Cornell sur le terrain…

— Sans oublier Séafra à la chasse ! ajouta Gareth, toujours en riant.

— À nous cinq, nous établirons une base solide pour notre commission de recherche, j’en suis convaincu. Les générations de chasseurs qui nous succéderont nous en seront bien reconnaissants.

— J’aime quand tu me parles comme ça ! éclata la voix grave à ses côtés. Je préfère ça à tes sempiternels questionnements intérieurs et philosophiques auxquels je ne sais jamais quoi répondre ! »

Ils se connaissaient si bien, tous les cinq, que rien ne pouvait leur arriver. Merle en était certain. Et même s’il ne se sentait pas proche des autres membres de l’expédition, quelque chose lui disait que, grâce à Cornell et à son légendaire caractère extraverti, il ne suffirait que d’une soirée pour que des liens se nouassent entre chaque membre de la flotte.

Le vent commença à se lever pour ne plus s’apaiser. Sa cause n’était pas réellement naturelle ; un dragon ancien s’agaçait, là-bas, au loin, et s’apprêtait pour son grand départ. Lui aussi décidait de migrer, de traverser l’océan jusqu’à cette nouvelle terre qui renfermait tant de mystères.

« Et dire que ce phénomène ne doit avoir lieu qu’une fois par siècle en temps normal…

— Il a fallu attendre plusieurs décennies pour qu’on commence à s’inquiéter de cette migration massive. Voir cet intervalle réduit par dix a dû pas mal perturber les perspectives de recherche de la Guilde. »

Merle acquiesça en silence. Gareth reprit.

« Dis-moi, tu atteins la soixantaine, pas vrai ? Ce serait pas au moment où tu es né que les Anciens se sont dit que, le plus grand des chasseurs – un Wyvérien en plus, pas n’importe qui ! – étant venu au monde, il leur fallait fuir pour ne pas que tu les décimes un à un ? »

Il fallut à Merle admettre que cette plaisanterie-ci était bien amusante. Il ne put retenir le rire clair qui s’échappa de sa gorge tandis que ses épaules se secouaient. Il frotta ses yeux du bout de son index et du pouce, avant de resserrer ses quatre doigts sur le manche de son arme.

Il n’avait jamais délaissé son insectoglaive, et en avait pris tellement soin qu’il paraissait comme fraîchement forgé. Le bois du manche, ainsi que de la tête, était régulièrement entretenu à l’aide de vernis nutritifs, et la lame qui terminait l’extrémité de l’arme était aussi tranchante que n’importe quelle épée de métal. Il l’emmenait partout, même lorsqu’il ne contenait aucun kinsect, comme ce soir-là. C’était comme un porte-bonheur, pour lui.

Gareth, lui, se battait souvent avec une morpho-hache. Ses mouvements pouvaient être lents par moments, il était néanmoins le premier à trancher les membres des monstres, et à parer leurs puissantes attaques. Cornell, quant à lui, ne pouvait qu’utiliser un marteau de guerre ; foncer dans le tas à mains nues n’était pas une option, alors il s’était spécialisé dans l’utilisation des armes les plus lourdes et les plus contondantes du catalogue. Merle avait toujours vu Séafra accompagné d’une épée longue, un beau katana, une lame wyverne dite « feuille » qu’il aiguisait inlassablement dès lors qu’il n’avait plus rien à faire.

Lors des chasses, ils formaient un véritable quintette tant ils étaient en harmonie. Le Wyvérien avait hâte de se lancer dans une nouvelle traque de monstres, comme ils en avaient tant l’habitude. Mais cela devait attendre leur arrivée sur cette nouvelle terre, s’ils ne se faisaient pas dévorer pendant le trajet par un de ces Anciens qu’ils suivraient.

« Dis-moi, fit finalement son compagnon d’armes en se penchant suffisamment en arrière pour distinguer son visage, et si nous rentrions ? Les autres vont s’inquiéter de ne pas nous voir revenir. Ils vont croire que l’un de nous deux s’est jeté à l’eau pour ne pas partir demain ! »

Un sourire timide prit place sur les lèvres de Merle, avant de s’effacer. Non, décidément, il n’était pas prêt à dire « au revoir » à ce paysage qu’il aimait tant.

« Veux-tu bien me laisser encore cinq petites minutes ? risqua-t-il d’un air un peu gêné, adoptant une mimique semblable à celle d’un enfant osant faire un caprice à ses parents.

— Comment pourrais-je te refuser quoi que ce soit ? Je n’en ai pas le cœur quand je vois cette lueur dans ton regard.

— Merci, Gareth. »

L’homme se releva, manquant presque de perdre son équilibre et de tomber dans l’eau, avant de se reprendre et de quitter le rocher sur lequel Merle restait assis. Ses épaisses bottes de cuir, qu’il serrait de toutes ses forces, une dans chaque main, par crainte de les voir se faire avaler par l’océan, se balançaient sur la gauche ou la droite en même temps que son corps alors qu’il effectuait un numéro de funambulisme sous l’œil amusé du Wyvérien. Lorsque ce dernier s’assura que son ami était bien retourné sur la plage, il embrassa de nouveau du regard l’infini qui s’étendait à l’horizon.

Demain, ils partiraient. Leur grande expédition, marquant la naissance de la Commission de Recherche, quitterait le monde connu des Hommes et s’aventurerait vers l’inconnu. Il ne reverrait plus son « chez-lui » avant de très longues années – si toutefois il revenait un jour sur sa terre natale. Alors autant que possible, il voulait en profiter une dernière fois. Contrairement à certains de ses camarades, il avait du mal à dire adieu.

Le temps jouait contre lui, il ne pouvait plus se permettre de repousser l’inévitable. Merle inspira un grand coup, imprimant dans son cœur le souvenir de ce parfum iodé, de ces bruissements des vagues, et de la fraîcheur de la brise griffant son visage. Rien ne sera pareil, là-bas. Il expira finalement, les yeux clos, les mains posées sur ses genoux. Il ne s’était jamais autant senti calme et serein.

Il quittait son chez-lui avec appréhension, mais aussi avec hâte. Le voyage serait long, mais les découvertes qui n’attendaient que lui et le reste de la flotte suscitaient un tel engouement de son cœur qu’il serait insensé de ne pas y répondre. L’appel se faisait fort.

Merle se releva. Se dressant de toute sa hauteur sur le bout de ses orteils, il jeta un dernier regard à l’océan. Dans un silence, il le remercia pour tous ces longs moments de contemplation et de réconfort qu’il lui avait apportés. Il tourna enfin les talons, rejoignant Gareth qui l’avait patiemment attendu, un tendre sourire aux lèvres.

« Tu verras, dit-il doucement en posant une main sur l’épaule du Wyvérien tandis qu’ils parcouraient la grande étendue de sable, dans quarante ans, ce mystère sera résolu, et tu reviendras ici pour profiter à nouveau de la mer. À moins que ce nouveau monde te plaise tant que tu ne voudras plus le quitter ? »

L’homme se mit à rire. La voix de Merle l’accompagna sobrement.

« Allez viens, souffla-t-il finalement en tapotant le dos de son ami, rentrons. Les autres nous attendent pour fêter le départ. »

S’il restait épaulé par Gareth, rien ne pourrait lui arriver. Ils vivraient cette grande aventure ensemble, et amorceraient le travail de recherche qui leur avait été confié. Même si le départ s’annonçait déchirant, et même si l’incertitude gagnait leurs cœurs, ils ne fléchiraient pas.

Demain, ils quitteraient Dundorma, plus déterminés que jamais à affronter l'inconnu.

Demain, ils s'en iraient, guidés par les étoiles.

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