Deux ombres
Epilogue
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L’expédition devait durer à peine trois semaines. Douze jours de trajet par les airs et la mer, et une semaine entière pour les recherches menées sur le terrain. Nous étions dix Hommes au total, cinq chasseurs et nos cinq assistants, sans compter nos fidèles palicos.
Il nous fallut toute une journée pour nous rendre au point de rendez-vous à Astera, et trois de plus pour nous rendre sur cette nouvelle terre et monter notre premier campement. Les étoiles nous y guidèrent, et les éléments nous aidèrent à traverser au plus vite l’océan. Ce que nous avons découvert là-bas ne saurait être parfaitement retranscrit par des mots, aussi serai-je bref à ce sujet.
L’endroit était immense, bien plus grand que les territoires que nous avions explorés jusqu’alors, et divisé en plusieurs zones, que nous avons après cela baptisées « biomes ». Chacun correspondait à une des régions du Nouveau Monde ; territoire de la forêt, plateau de corail, même un biome semblable au val putride, chacun communiquant avec les autres. Les monstres que nous y avons trouvés appartenaient pour la plupart aux familles déjà recensées, et nous nous sommes confrontés à de nouvelles variantes, ainsi qu’à de nouvelles espèces. Certains autres monstres que nous connaissions du Vieux Monde avaient eux aussi fait la traversée, ou bien étaient-ils autochtones à cette étrange terre ? Aujourd’hui encore, nous l’ignorons.
D’un point de vue scientifique, l’analytique étant le domaine de l’un de nos assistants, c’était une découverte tout à fait remarquable, qui allait nous apporter bien des informations nous permettant de mieux appréhender notre univers. Le temps nous a prouvé qu’il avait raison, mais les recherches n’en étaient encore qu’à leurs prémices, et nous ignorions encore bien des choses à ce sujet.
À notre retour, j’appris par le commandant que Dylis était partie. Cornell m’a raconté qu’elle avait eu un accident, refusant de m’en dire plus, même si son regard affirmait qu’il n’était pas ignorant de la situation. Cela m’a amèrement rappelé ma propre mésaventure, mais la différence entre nous avait été qu’elle avait quitté Seliana, une fois que son état s’était suffisamment amélioré pour faire le voyage retour jusqu’à Dundorma. Des rumeurs parlaient d’un choix de sa part, d’autres d’un ordre de la Commission. Ni Cornell, ni Máel ne surent m’aider à démêler le vrai du faux, et ne purent me faire part de ses raisons – étaient-ils seulement réellement au courant ?
J’ignore ce qu’elle est devenue. Je n’ai jamais reçu de lettre, personne n’a eu de ses nouvelles. Je me prends à croire qu’elle n’a aucune séquelle, et qu’elle a fait sa vie loin de nous. Pour quelle raison ne nous a-t-elle pas contactés, nous, ses plus proches amis ? Je pense ne jamais avoir de réponse à ce questionnement.
Cela a-t-il un lien avec moi ? Avec cette nuit passée ensemble peu avant mon départ ? Elle semblait si désireuse de me parler, et pourtant, elle a préféré garder le secret.
Serait-ce de ma faute ? L’idée me travaille aujourd’hui encore…
Uthyr entendit la voix d’Efa l’appeler, depuis l’autre pièce. Il posa sa plume dans une coupelle, veillant à ce que l’encre ne coulât pas le long de celle-ci, et repoussa son journal dans un coin du bureau. Il n’était qu’à la moitié de son récit, mais voilà que le chapitre sur Dylis et leur histoire venait d’atteindre sa fin.
Ce tome-là de ses mémoires maladroits resterait probablement secret, bien plus que les autres.
Il rejoignit Efa, et la trouva empêtrée entre deux bambins et l’épaisse casserole dont le contenu cuisait sur le brasier situé au centre de la salle. Un délicieux fumet de soupe de légumes s’en échappait et emplissait aussi bien la pièce que les narines de l’homme.
« Viens m’aider, les petits sont ingérables.
– Allons bon, sourit-il en se penchant – non sans douleur – vers les deux jumeaux qui courraient autour d’elle, venez voir votre grand-père adoré ! »
Les deux enfants se jetèrent presque dans ses bras, et il les souleva du mieux qu’il put. Il n’était plus aussi robuste que lorsqu’il chassait encore les plus vifs des tobi-kadachis. Et pourtant, ce quotidien de vieillard lui plaisait, alternant entre réunions d’anciens chasseurs et dîners avec des amis.
Leur unique fille avait été envoyée une nouvelle fois dans un village éloigné, à plusieurs semaines de voyage – le trajet n’était qu’une formalité, tant elle adorait s’y rendre. Cela avait été la destination de sa première mission une fois diplômée par la Guilde, et elle avait été à nouveau sollicitée là-bas, si bien qu’elle affectionnait particulièrement ce village caché à la culture différente de la leur. De fait, c’était à eux que revenait cette lourde tâche que de s’occuper de ses enfants. Rien ne pouvait faire plus plaisir à Uthyr que de jouer avec eux, et de leur raconter ses exploits passés. Leurs yeux brillaient d’admiration et d’adoration, et ils réclamaient toujours plus d’histoires. Il craignait de manquer d’anecdotes de chasse à relater, mais c’était quelque chose qui ne viendrait que dans bien des années, lorsqu’ils se seraient certainement lassés de ces récits.
« Qu’est-ce que tu nous prépares de bon ? demanda-t-il en se penchant vers sa femme pour déposer un tendre baiser sur sa joue.
– Potage de citrouille, répondit-elle en affichant un large sourire qui étirait les rides creusant son visage, ça suffira pour ce soir. Et j’achèterai du saumon demain matin au marché.
– Heureusement que j’ai épousé une excellente cuisinière ! Que ferais-je sans toi ? »
Il la regarda pendant un long moment, posant tendrement ses yeux sur sa silhouette abîmée par le temps. Ses cheveux argentés tombaient sur ses épaules affaissées, et le nœud de son tablier les soulevait dans le bas de sa nuque.
Les cris des enfants attirèrent son attention, et il repartit dans une longue partie de cache-cache avec les jeunes garçons turbulents que lui avait donnés sa seule et unique fille.
« Uthyr ? Est-ce que tu dors ?
– Qu’est-ce qui t’arrive ? »
Il sentit Efa remuer, se rapprocher de lui en glissant sous les épaisses couettes. La cheminée s’était endormie, comme le reste de la maison, et seules quelques braises rougeoyantes subsistaient, éclairant faiblement la chambre à coucher. Peut-être avait-elle été réveillée par un mauvais rêve. Lui ne parvenait, en revanche, à trouver le sommeil.
« Je voulais juste te dire « je t’aime », souffla-t-elle en posant sa tête près de son visage. C’est tout.
– Moi aussi je t’aime, Efa, » murmura-t-il.
Ses yeux fixaient le plafond. Il ne pouvait trouver le sommeil, contrairement à sa femme qui s’était déjà assoupie à ses côtés.
Pourquoi à ses oreilles ses déclarations d’amour sonnaient-elles faux ?
Oui, il avait épousé Efa après tant d’années de travail ensemble. Nulle ne lui avait été aussi fidèle avec les années ; il n’y avait eu qu’elle, après tout, depuis… Elle l’avait accompagné dans chacune de ses excursions sans jamais le laisser derrière elle. Et ils avaient vieilli ensemble, auprès de leur adorable fille, puis de leurs petits-enfants.
Mais l’aimait-il vraiment ?
Il n’avait jamais pu oublier Dylis. Le faux sourire qui dissimulait son angoisse le jour de son départ le hantait toujours, et encore plus depuis qu’il avait commencé à relater son histoire à ses côtés. De même que la douleur de son torse était revenue avec le froid de la soirée, et la tristesse des souvenirs.
Il avait tenu sa promesse, il avait quitté son silence. Il avait raconté toutes ses aventures à son retour, et bien longtemps après.
Mais elle, elle n’avait pas respecté la sienne.
Elle n’était plus là pour entendre ses histoires, désormais. Qu’était-elle devenue ? Avait-elle eu des séquelles de son accident ? Avait-elle vécu une longue et heureuse vie ?
Combien de fois s’était-il imaginé pouvoir la recroiser lors de ses promenades en ville à leur retour dans l’Ancien Monde ? Certes, le continent était immense, mais il s’était convaincu que derrière les ombres projetées sur le pavé des ruelles par les lampadaires à bougies se cacherait Dylis, et qu’il finirait par la recroiser un jour où l’autre.
En vain.
Incapable de pleinement libérer son esprit de la présence de son amante, il avait demandé à Efa à ce qu’ils nommassent leur propre fille d’après elle, en hommage à leur « amie » disparue.
Efa s’était-elle doutée de ses sentiments contradictoires au fil de ces années ? Il espérait que non. Il valait mieux qu’elle se berçât de doux mensonges, d’illusions réconfortantes…
Uthyr ferma les yeux, cherchant un sommeil qui ne viendrait probablement pas. La respiration de sa femme le berçait, inspirations après expirations. Et lui continuait à divaguer, repensant aux événements qui s’étaient produits quelques dizaines d’années auparavant.
Ah…
Uthyr ne pouvait ôter le doux sourire de Dylis de ses pensées…