Deux ombres

Chapitre 2 : Le réveil du blessé

2604 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 20/07/2021 20:49

Chapitre II — Le réveil du blessé


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Il n’y avait rien de plus difficile et insupportable que le retour à soi dans un corps tant tiraillé par la douleur que l’on aurait souhaité, l’espace d’un instant, mourir pour ne plus rien ressentir.

Puis, lorsqu’on percevait l’air frais dans les poumons, les effluves rassurantes du feu de bois brûlant dans la cheminée, et le contact rassurant d’une main sur le front, on réalisait finalement que tout n’était pas que souffrance.

 

« Vous êtes enfin réveillé ? » lança sobrement une voix à sa gauche.

 

Uthyr ouvrit grand ses yeux sous la surprise. Il ne reconnaissait pas cette voix. Et les derniers souvenirs étaient bien trop flous. Dans cette soudaine panique qui ne lui ressemblait guère, son cœur s’affola, battant à toute vitesse, et son torse s’élevait et s’affaissait plus que nécessaire.

 

« Allons, allons, calmez-vous. Vous êtes chez vous. Et je suis là pour vous aider. »

 

Il chercha à se lever, ou au moins à se redresser afin de s’asseoir dans ce qu’il reconnaissait comme étant son lit, mais on l’en dissuada. Et il fallait avouer que remuer le moindre membre était douloureux, alors autant rester ainsi.

La femme qui se tenait à ses côtés plongea une bande de tissu dans une bassine d’eau fraîche dans laquelle fondait peu à peu un bout de glace récupéré le matin-même. Elle l’essora, faisant retentir le doux bruit rassurant du clapotis des gouttelettes, avant de la poser délicatement sur le front du chasseur à demi-conscient pour l’aider à se rafraîchir, et s’apaiser. Son visage se détendit au contact froid et duveteux du linge, et il esquissa presque un sourire.

 

« Vous m’entendez ? Est-ce que vous pouvez me répondre ? »

 

Il tourna du mieux possible sa tête dans sa direction, en guise de réponse, probablement. Elle se frappa le front. Évidemment. Il n’était pas du genre bavard. On l’avait pourtant prévenue.

Il resta figé, un instant, à la dévisager. Elle semblait très fatiguée, au vu de ses cernes creusés sous ses yeux d’un bleu clair assez étonnant. À vrai dire, cela faisait bien trop longtemps qu’elle le veillait. Ses cheveux blonds avaient été noués en une sobre queue de cheval, et elle portait des vêtements simples : une robe claire et un tablier en chanvre. Était-ce d’ailleurs de la broderie qu’il apercevait là ?

 

« Je m’appelle Dylis, fit-elle en souriant, bien qu’il vît que c’était un sourire forcé. Pouvez-vous me dire votre nom ? »

 

Face au mutisme de son patient, elle perdit quelque peu patience.

 

« Vous avez eu un bel accident, vous savez ? Vous vous êtes cogné la tête. Si vous voulez prouver que vous allez bien et que rien n’est détraqué, il faut que vous parliez. »

 

Nouveau silence.

 

Elle soupira.

 

Elle ne parviendrait jamais à changer cet homme borné à garder le silence.

 

« Vous avez dormi pendant plusieurs jours, annonça-t-elle. Trois, pour être exact. Vous vous êtes bien réveillé par moments, mais ne répondiez pas vraiment aux stimuli. Tout le monde ici s’inquiète pour vous, c’est à peine si je peux retenir les visites. Attendez-vous à du mouvement quand ils vont apprendre que vous avez repris connaissance. »

 

L’homme continuait de la fixer sans rien dire. Cela la mettait mal à l’aise, mais elle ne détourna pas le regard. Allons bon. Elle était une adulte, il fallait agir comme telle.

Elle resserra les bras, posa ses mains sur ses genoux ; le contact rugueux de son tablier la fit tressaillir. Ne pouvant rester là à ne rien faire – la fatigue commençait à la gagner, elle sentait qu’elle ne tiendrait pas longtemps si elle ne s’occupait pas le corps ou l’esprit –, elle décida de changer le linge posé sur le front d’Uthyr. Il la regarda faire, sans piper mot, ni simplement émettre le moindre son, tandis qu’elle trempait de nouveau le bout de tissu dans la bassine d’eau, avant de l’essorer et de la remettre là où elle était quelques instants auparavant.

Puis elle se leva sans rien dire de plus, et marcha d’un pas presque pressé à travers la pièce. Elle quitta les abords du lit pour gravir l’immense escalier de bois qui formait une courbe jusqu’à atteindre la mezzanine, entrée principale des quartiers privés de l’Étoile de Saphir. Non loin de la porte de bois, un bureau avec divers livres éparpillés, certains ouverts et d’autres amassés en une pile instable, ainsi que quelques cartes des côtes dessinées à la main avec le plus grand soin, lui fit lâcher un soupir agacé. Il fallait que quelqu’un fît savoir à cet homme que le rangement était primordial, cela devenait urgent.

Elle se saisit de sa cape posée sur le portemanteau placé là, et l’enfila prestement avant de mettre le nez dans l’antichambre, puis d’ouvrir la porte d’entrée. De l’autre côté, elle tomba nez à nez avec un petit groupe de personnes ; le commandant d’Astera, celui de Seliana, l’assistante du chasseur, son palico, et quelques autres individus. Tous attendaient là depuis un petit moment, semblait-il, ne craignant visiblement pas les engelures à force de rester sous la neige sans bouger. Quand ils virent Dylis, leurs visages prirent une expression interrogatrice. Elle soupira, avant de leur donner sa réponse :

 

« Il s’est enfin réveillé. »

 

Cris de joie des visiteurs et soupirs de soulagement, surtout de la part de son assistante qui piaillait comme un poussin.

 

« Il vaut mieux éviter de le fatiguer, ajouta-t-elle avec sérieux. Je ne sais pas encore s’il a pleinement récupéré, puisqu’il ne dit rien. Enfin bref. Efa, c’est bien ça ? Vous et son palico pouvez venir le voir. Suivez-moi. »

 

Les deux intéressés lui emboîtèrent le pas, tandis que le reste des badauds venus sur les lieux tournait les talons. L’assistante bien trop enthousiaste faisait de son mieux pour rester silencieuse ; finalement elle était loin d’être bête. Le petit palico – quel était son nom déjà ? – trottinait, l’air un peu anxieux à en juger par ses pattes repliées vers son poitrail. Une fois sortis de l’antichambre, chacun ôta son vêtement d’extérieur, le disposant sur le portemanteau, où ne reposait jusque-là que la cape de Uthyr, et tous trois descendirent les marches.

 

« Il est conscient, et comprend ce que nous disons, visiblement, expliqua-t-elle alors que le bruit de leurs bottes aux épaisses semelles s’étouffait sur les marches de bois. Il a encore un peu de fièvre, mais je pense qu’il s’en sort bien pour quelqu’un qui a eu une belle commotion. Il faudra tout de même qu’il arrête de s’obstiner à rester muet, rouspéta Dylis. S’il ne parle pas, nous ne pourrons jamais savoir s’il a pleinement récupéré ou non.

– Nous n’y pouvons rien, répondit l’assistante, il a toujours été comme ça. »

 

Ils retrouvèrent le convalescent en position demi-assise dans son lit ; les draps et couettes remontés jusqu’à son bassin gardaient ses jambes au chaud. Puisque la plupart de ses vêtements lui avait été ôtée – Dylis avait demandé leur aide aux hommes qui avaient porté le corps inanimé de leur camarade jusque dans son lit, préférant ne pas avoir à s’en occuper elle-même ; ne lui restait alors que son pagne en toile fine – il n’avait eu d’autre choix que de glisser sur ses épaules une des couvertures faites à partir de peaux de bêtes, œuvre d’un tanneur de talent et de renom, afin de se protéger des froids courants d’air. La chaleur de la cheminée faisait disparaître toute fraîcheur dans la pièce, mais Dylis n’attendit pas pour réprimander l’homme dont elle avait la charge.

 

« Vous auriez dû rester couché, ne pas bouger et attendre que je revienne. Vous êtes incorrigible. »

 

À ses côtés, le chat et l’assistante s’approchèrent à pas rapides de leur compagnon, et bien que cela ne fût pas une bonne idée compte tenu de l’état incertain du chasseur, ils se jetèrent à son cou, plus ou moins littéralement.

 

« J’étais tellement inquiète, partenaire ! J’avais peur que tu ne te réveilles jamais ! Fechín aussi, il n’arrêtait pas de ronronner quand il te voyait en espérant que tu guérisses plus vite ! »

 

Ce qu’affirmait Efa était loin d’être faux ; le palico avait passé le plus clair de son temps dans les quartiers de son chasseur – c’était après tout sa demeure aussi – à faire les cent pas près de son chevet. Lorsque Dylis lui assura que les soins étaient finis, et qu’il ne fallait plus qu’attendre son réveil, il avait demandé par divers miaulements l’autorisation de se rouler en boule près de lui. Puisque Uthyr avait été couché sur le dos et ne bougeait pas dans son sommeil – ou son inconscience –, il avait été aisé pour Fechín de se blottir près de lui, la tête sur son épaule, et de ronronner de toutes ses forces. On disait que ce mécanisme propre aux felyns avait des vertus thérapeutiques ; lorsqu’un felyn – ou son équivalent sauvage – était blessé ou malade, il n’était pas rare qu’il ronronnât, ou que ses compagnons le fissent, pour se rassurer et ainsi guérir plus vite.

Dylis en avait profité pour longuement les observer, tous les deux. Le chat était à l’image de son compagnon : belliqueux. On distinguait çà et là des cicatrices sous le poil noir, fourni et duveteux, signes de ses combats acharnés. L’avantage pour lui était que sa fourrure dissimulait la plupart de ces vestiges, ce qui n’était pas forcément le cas pour son acolyte.

 

La guérisseuse savait que le chasseur avait beaucoup tourné autour de l’aile médicale depuis leur arrivée à Seliana, et ce même bien avant. Elle l’avait aperçu à quelques occasions, venu pour panser une griffure profonde, ou plus rarement pour traiter une morsure sévère empoisonnée. En revanche, à en juger les nombreuses petites striures blanches qui recouvraient ses bras, il avait souvent « oublié » de soigner correctement les coupures les plus bénignes qu’il avait pu se faire au fil des explorations et combats. Le plus impressionnant, lorsqu’on le découvrait, restait l’immense cicatrice qui barrait son torse ; trois griffures qui partaient de l’épaule gauche pour la plus haute, jusqu’au flanc droit. La jeune femme en avait entendu parler, à défaut d’avoir été présente pour s’occuper de cette affaire-ci ; Uthyr avait fait face à un rathalos peu commode – certains parlaient d’un impressionnant rathalos roi-enfer, mais jamais le chasseur ne l’avait confirmé – qui lui avait infligé une blessure infectée par du venin, mortel s’il n’était pas traité à temps.

Dylis n’avait jamais vu de très près une des griffes de ces imposantes wyvernes, mais pour que ce monstre volant déchirât une armure renforcée et infligeât une telle blessure, alors ce devait être un appendice redoutable. Dans ce cas, il était plus probable que ce fût un de ces monstres ayant triomphé de nombreux chasseurs, comme les rares rathalos dits « roi-enfer » qui avaient été recensés. Cette fois-là encore il avait longuement été alité, le temps de soigner l’infection et de lui administrer antidote sur antidote. La nouvelle avait plutôt surpris ses camarades : il était difficile d’imaginer cet homme invincible aussi vincible que les autres.

 

« Bien, annonça-t-elle finalement en époussetant son tablier. Sur ce, je vous le laisse. Je repasserai dans la soirée pour vérifier que tout va bien. Il peut manger, mais privilégiez plutôt les légumes, une soupe suffira.

– Merci pour tout ce que tu as fait pour lui, sourit Efa. Je crois qu’il est lui aussi très reconnaissant.

– Je n’en doute pas, » grimaça-t-elle.

 

Elle quitta les lieux en vérifiant d’un dernier coup d’œil n’avoir rien oublié. L’assistante l’accompagna jusqu’au seuil des quartiers du chasseur, balançant nonchalamment ses bras le long de part et d’autre de son corps. Pour peu, elle aurait pu se mettre à chanter, et c’était tout ce que ne voulait pas Dylis.

Elle enfila sa cape, dissimula sa tête sous l’épaisse capuche, et quitta la bâtisse sans demander son reste, prenant la direction de ses propres quartiers. Elle avait faim, cruellement besoin d’un bain chaud, et surtout, voulait passer une longue nuit de sommeil réparateur.

 

 

« Heureusement qu’elle était là, souffla Efa en rinçant le morceau de linge avant de le replacer sur le front de son acolyte. Tous les autres médecins étaient soit occupés, soit ivres morts quand tu t’es cogné. Il faudra qu’on lui apporte un cadeau de remerciement, t’en dis quoi ? »

 

Uthyr acquiesça. Les mèches rebelles qui n’étaient pas collées à sa peau se secouèrent légèrement, en rythme avec sa propre tête. Un sourire s’étira sous l’épaisse barbe qui n’avait pas été entretenue pendant tout ce temps.

 

« On ne pensait pas que ça te ferait cet effet-là, de boire. Tu nous as tous fait peur ! Le commandant Gareth et Máel venaient presque toutes les heures pour prendre de tes nouvelles. »

 

À ces mots, il se mit à rire, à la fois surpris et ravi de cette réaction de la part de ses supérieurs. Les miaulements amusés de Fechín se joignirent à sa voix rauque, et ce fut au tour d’Efa de ricaner.

 

« Si tu te sens vite mieux, on pourra retourner chasser ensemble. Apparemment il y a une surabondance de kulu-ya-kus dans la forêt ancienne. Ils commencent à préparer les équipes pour organiser une grosse battue. Ce serait super si on pouvait y participer ! »

 

Fechín fit part de son propre engouement par divers miaulements réjouis. Ses oreilles dressées se rabattirent lorsque son maître lui caressa affectueusement la tête. Le ronronnement du felyn le fit sourire un peu plus.

 

« Allez, laisse-moi te tailler cette vilaine barbe mal entretenue, lança Efa en se levant pour attraper le nécessaire. Ah non ! Je ne veux pas de grognements de protestation ! »

 

Uthyr secoua les épaules en riant toujours plus gaiement. Il n’eut pas d’autre choix que de se laisser faire ; son assistante pouvait être, il fallait l’avouer, très convaincante.

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