Ma vie déparée, et la sienne gâchée
Chapitre 1 : Ma vie déparée, et la sienne gâchée
5096 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 19/11/2020 22:56
Ma vie déparée, et la sienne gâchée
...
One-shot écrit dans le cadre du défi de novembre 2019 ; promenons-nous dans les bois.
...
La passion commune qui réunissait chaque fois les hommes dans cette taverne les animait chacun comme un feu dévorant les bûches disposées dans les cheminées qu’ils possédaient autrefois dans leurs demeures de l’ancien monde. Si elles manquaient à bon nombre d’entre eux, le foyer de la salle commune permettait, les durs soirs de bruine, d’atténuer leur peine.
Cependant, ce soir-là, après une soirée animée par la célébration d’une chasse fructueuse, il ne restait plus beaucoup de clients ; un calme relaxant avait triomphé des cris et chants grivois, et l’on pouvait compter le nombre de personnes qui s’y trouvaient encore sur les doigts de la main.
Depuis le temps qu’il tenait sa boutique, le tavernier d’Astera avait vu tous types de clients. Bien évidemment, sa plus fidèle clientèle se trouvait être les nombreux chasseurs de monstres, arrivés par la mer ou bien nés sur cette terre, ainsi que leurs compagnons de chasse, leurs palicos[1]. Si les premiers raffolaient de l’hydromel qu’il servait et en vidaient des choppes entières en un temps record, les seconds préféraient consommer une bière d’orge plus douce qui convenait davantage à leur palais de felyns[2].
Ce soir-là, il avait constaté deux vétérans venus s’asseoir en retrait, dans un coin de la pièce. Les deux hommes, d’un âge avancé auquel on participait moins aux chasses dangereuses, s’étaient mis à leur table en début de soirée, et étaient restés en retrait tout le long de la fête qui s’était tenue un peu plus tôt. D’un côté se tenait Sveinn, surnommé « le dompteur de pukei-pukeis[3], » la mine grave, une balafre lui barrant le visage, vestige de ses glorieuses chasses où il risquait sa vie et son intégrité physique face aux géants volatiles cracheurs de venin. Devant lui, Eyvindr, connu sous le nom du « cueilleur » suite à ses exploits en récolte d’œufs de wyvernes[4] qui avaient grandement fait avancer les recherches au sujet de ces créatures ovipares.
Tous deux s’étaient rencontrés à l’aube de leur retraite ; revenir sur le vieux continent n’était plus envisageable, ni l’un ni l’autre ne supporterait la traversée, d’autant plus que le palico de Sveinn se faisait presque aussi vieux que lui, et lui avait à de nombreuses reprises fait part de sa volonté de finir ses jours dans le nouveau monde.
Leur conversation à bâtons rompus prit rapidement une tournure plus nostalgique tandis qu’ils ressassaient leurs souvenirs de chasseurs. Eyvindr buvait paisiblement gorgée par gorgée son hydromel. Sveinn faisait revenir à sa mémoire l’époque à laquelle il enchaînait jour après jour les traques et les chasses de wyvernes rapaces cracheuses de poison. Quiconque écoutait leur conversation pouvait frémir de terreur en entendant les détails morbides qu’il précisait, d’autant plus que les cicatrices dues aux coups de griffes ou bien au venin, qui au contact de la peau et mal soigné avait mené à des nécroses ici et là, ajoutaient un aspect horrifique et faisait ressentir le réel derrière les mots qu’il prononçait.
Emporté par ses souvenirs, il porta la main à son visage et narra avec des détails saisissants de réalisme l’histoire tournant autour de la cicatrice qui scindait son visage en deux, du front jusqu’au menton, en biais, qui lui avait été infligée par une de ces créatures aux plumes colorées qu’il aimait tant capturer. Toutes ses blessures le faisaient souffrir, notamment en hiver, lorsque les températures tombaient, et l’alcool contenu dans l’hydromel l’aidait à oublier la douleur.
« J’aimerais tant revenir à l’époque à laquelle je pouvais enchaîner les chasses jour après jour, souffla-t-il en posant sa choppe avec bruit sur la table. J’ai le sentiment que mes blessures m’empêchent de vivre à présent. »
En face de lui, Eyvindr buvait ses paroles et sa propre boisson ; il enviait Sveinn qui, malgré la pénibilité de sa situation actuelle et de l’état dans lequel il se trouvait, avait le réconfort d’un titre dont tous les arrivants des nouvelles flottes entendaient parler dès leur arrivée. Si le sien était moins prestigieux, il restait ravi d’avoir une certaine forme de postérité.
Il repensa à son propre passé, gâché irrémédiablement comme l’était le corps meurtri de son compagnon de cette soirée. À l’image de la balafre qui barrait le front de Sveinn, ses propres plaies avait difficilement cicatrisé, pour peu qu’elles l’eussent. Un frisson le traversa tandis qu’il se prit à envier l’homme, et son corps meurtri de chasseur de wyvernes.
Il se leva et alla chercher de nouvelles boissons, pour eux deux et leurs compagnons felyns. Il resta un instant silencieux, marquant une pause dans leur soirée, et ressentit soudainement l’envie de prendre la parole à son tour.
« J’aimerais, moi aussi, vous raconter les événements qui ont marqué ma vie au fer rouge, déclara-t-il au terme de sa réflexion muette. Mais après votre monologue captivant sur vos histoires de chasses dangereuses, j’ai comme le sentiment que je ne ferais que vous infliger un aveu douloureux et désagréable.
– Au contraire, au contraire mon ami, répondit prestement Sveinn en se penchant un peu plus vers lui. Je vous écoute. »
Leurs regards se croisèrent l’espace d’un instant.
Eyvindr eut la sensation de connaître celui qui se tenait en face de lui, bien qu’ils ne se fussent rencontrés que quelques jours auparavant.
Ils s’étaient toujours croisés de loin – il fallait dire qu’Astera était très grande et plutôt peuplée – et ils avaient fait connaissance au détour d’une réunion d’anciens combattants. Ils avaient rapidement noué une amitié qui lui avait paru portée par le destin. Parfois, lorsqu’ils discutaient au gré d’une rencontre, il lui semblait reconnaître en Sveinn un vieil ami, comme une vieille connaissance qu’il n’avait pas vue depuis de nombreuses années. Ce sentiment lui inspirait alors une profonde confiance, ce qui le menait à lui confier ce lourd secret qui, certaines nuits, l’empêchait de fermer l’œil.
« C’est une belle soirée pour raconter de vieux souvenirs, ne le pensez-vous pas ? Je suis tout ouïe. »
Eyvindr inspira, but une énième gorgée, et s’apprêta à raconter la douloureuse histoire dont le secret pesait sur son esprit depuis de nombreuses années. Espérait-il une repentance au travers de cette confession ? Lui-même l’ignorait ; peut-être en parler lui permettrait-il d’expier ses fautes.
« Vous savez, devenir chasseur de monstres n’était pas mon choix premier, je ne m’étais jamais destiné à une telle vie. Je viens de la campagne, mes parents m’ont poussé à m’avancer vers la ville afin de m’assurer un meilleur avenir. Je ne dirais pas que j’ai manqué de quoi que ce soit, au contraire, je me suis toujours trouvé chanceux et gâté par la vie. J’ai pu être placé sous l’aile d’un chasseur de monstres qui m’a montré toutes les ficelles du métier, et j’ai fait mes preuves jusqu’à rejoindre une très bonne équipe. C’est dans celle-ci que je rencontrai ceux qui deviendraient mes deux meilleurs amis, Vragi et Kálfr. Nous chassions beaucoup tous les six, avec nos palicos. Lorsque j’y repense, je me dis que c’était là les meilleurs moments de ma vie, bien qu’ils fussent trop courts, à mon plus grand regret. »
Sa voix s’enroua, sa gorge s’asséchait ; il avala une nouvelle gorgée d’hydromel, et caressa affectueusement la tête de son palico qui grignotait un morceau de viande. Ce geste amical le fit ronronner de joie, un sourire se dessinant sur ses babines. Lorsque le felyn eut fini, et attiré par la chaleur du poêle dans lequel brûlaient quelques bûches, il s’éloigna avec celui de Sveinn. Ce dernier restait suspendu aux lèvres d’Eyvindr, guettant l’instant où il reprendrait son récit.
« Nous étions inséparables. Nos felyns aussi, par ailleurs. Nous chassions toujours ensemble, au moins tous les trois. Notre équipe était très efficace ; quand nous prenions un monstre en chasse, il n’y avait que de maigres chances que nous ne parvenions à mettre la main sur lui.
« Le jour où tout a changé, nous pensions qu’il s’agissait d’une journée banale. Le commandant avait ordonné la capture d’un rathalos[5], et dieu sait combien je déteste les wyvernes volantes. Ces sales bêtes surgissent toujours au moment où l’on s’y attend le moins, vous le savez bien vous-même. Notre groupe avait pisté le monstre, et nous nous approchions de son nid lorsque la situation dégénéra. Au dernier moment, nous nous rendîmes compte qu’une rathian[6], rôdait, elle aussi, dans les parages ; il y avait sûrement des œufs dans le nid, et ni elle ni le mâle ne souhaitait que nous nous en emparassions.
« Tout s’est passé très vite, je vous l’admets. Les deux wyvernes titanesques, bien plus grandes que la moyenne, se mirent à cracher du feu, et j’imaginais déjà leurs serres et épines répandant leurs venins dans mon sang. Nous tentâmes de riposter, de nous abriter des flammes, mais c’était impossible. N’écoutant que mon courage, ou bien mon instinct de survie, – j’ignore lequel des deux m’animait le plus – j’empoignai mon palico, le calai sous mon bras, et m’enfuis sans demander mon reste. Je m’enfonçai au plus profond des bois, hors de portée des monstres que nous devions chasser.
« Je remarquai alors que j’étais seul, avec mon compagnon felyn, dans une partie des bois où je ne m’étais jamais aventuré, et encore moins tout seul. Je n’étais alors qu’un jeune chasseur, encore immature, et cette situation me l’avait douloureusement rappelé. J’ignorais où j’étais, comment retrouver mon chemin, et je n’avais aucune idée de comment se portait le reste de mon équipe. La peur me prit soudainement par les tripes, et je fus alors parcouru de violents tremblements. Lorsque je retrouvai mes esprits, je constatai amèrement que je pleurais.
« Je n’avais alors pas beaucoup de choix ; il me fallait retrouver mes amis au plus vite. Peut-être que nous pouvions alors renverser la situation, éloigner la rathian pour l’acculer dans un piège et la mettre hors d’état de nuire – peut-être même la capturer – ? Je nourrisais alors cette idée réconfortante, espérant ne pas me tromper. Il me faut admettre que je m’en voulais d’avoir pris mes jambes à mon cou ; ce n’était pourtant pas ma première fois face à ces titans ailés. Était-ce la terreur de mourir empoisonné par une rathian voulant protéger avec acharnement sa progéniture qui me prenait de tout mon être ? C’était très probable.
« Ainsi me retrouvai-je livré à moi-même, quelques provisions dans ma sacoche, mais rien qui ne pouvait me faire tenir longtemps, d’autant plus que j’avais la charge de mon fidèle palico. Je ne pouvais pas me laisser mourir, et encore moins lui infliger un supplice semblable.
« Mais que pouvais-je faire, seul, dans cette terrible forêt ? Les bouleaux et les chênes entremêlaient leurs branches, obombrant les environs, y compris le chemin sur lequel je m’aventurais. Les brindilles craquaient sous mes pas, avertissant n’importe quelle créature de ma présence. Je me préparai mentalement à être attaqué de toutes parts par le plus faible des giaprey[7] en manque de chair humaine. Si ces rapaces bipèdes à écailles grisâtres et bleuâtres ne savaient d’ordinaire mettre à terre le plus faible des chasseurs, j’étais convaincu que je serais le premier malheureux à subir un tel sort, et à probablement finir digéré dans l’estomac d’une des têtes de groupe. Non pas que je n’aime pas les giadromes[8], ; je les ai toujours trouvés faciles à chasser, mais en arrivant dans le nouveau monde j’ai tout de suite préféré chasser des jagras[9]. Ce sont, après tout, le même type de monstres, faibles et vivant en meutes. Mais à cet instant précis, je sentis que j’étais dans l’incapacité de me battre contre n’importe laquelle des créatures qui pouvaient croiser mon chemin dans ces bois sombres et humides.
« Nous étions partis en début d’après-midi, et j’eus pourtant rapidement le sentiment que la nuit commençait à poindre. Peut-être était-ce à cause de l’obscurité de ces bois, au travers desquels nous voyions à peine nos propres pieds. La terreur me gagnait alors que mes pieds s’enfonçaient dans le sol humide. Je tendis l’oreille, attentif aux moindres bruits, au moindre bruissement des feuilles soulevées par le vent qui hurlait au loin. Mon palico frémissait, le poil hérissé, probablement lui aussi inquiet quant à notre devenir en ces lieux obscurs. Je tentai de le rassurer, en lui adressant quelques paroles réconfortantes, mais il devait sentir que le cœur n’y était pas. Il m’adressa en retour quelques miaulements d’encouragement, qui me firent sourire tristement. J’espérais que, dans l’éventualité où je ne sortais pas vivant de cette mésaventure, ce pauvre felyn pût retrouver un semblant d’instinct d’animal sauvage semblable à celui de ses cousins melynx[10] et ainsi survivre.
« Comment puis-je vous décrire l’environnement dans lequel nous évoluions ? Une pluie fine se mit à tomber, et le pétrichor commença à gagner mes narines. Les arbres, bouleaux, hêtres et chênes, se dressaient les uns près des autres, laissant passer quelques maigres rayons de lumière qui, malheureusement, nous exposaient plus aux regards des monstres guettant les proies que nous étions, plutôt que de nous aider à nous guider vers un lieu sûr. Des pierres et des cailloux nous dressaient un chemin sur lequel nous aventurer, certaines étaient couvertes d’une mousse moelleuse et brillante. Je trouvai quelques fois des fleurs, véritables havres de paix pour mon esprit terrorisé. Je cueillis une pervenche, et l’offris à mon compagnon, espérant qu’elle lui redonnât à lui aussi une once d’espoir, ce qui me sembla être le cas en voyant une petite lueur illuminer son œil attristé.
« J’eus beau chercher un abri provisoire, aucun gîte de fortune ne se présenta à nos yeux. À la place, je me retrouvai malgré moi face à une carcasse en décomposition de giadrome, de grandes traces de dents encore visibles, traces que je devinais provenir d’un rathalos. À cette réalisation, je frémis. Qu’était-il advenu de mes camarades ? Me croyaient-ils mort ? Je priai le ciel pour que tous s’en fussent sortis indemnes.
« C’est alors que j’entendis un rugissement, ou plutôt un hurlement de douleur. Sa provenance me parvint immédiatement : c’était le cri d’une rathian que l’on abattait. Il faisait pourtant nuit noire là où je marchais, et je devais maigrement m’aider de la faible lueur des scaralux[11] qui vivaient ici et là pour voir où je posais le pied. Mais savoir qu’au loin on avait trouvé, acculé et achevé cet ennemi qui s’était invité dans notre projet de chasse m’emplit d’une joie qui me parut disproportionnée au vu de ma situation. Je tendis l’oreille, un peu plus, et sommai mon palico d’en faire de même ; nous cherchions à localiser la provenance exacte de ce son, en guettant d’autres signes comme, par exemple, les voix des chasseurs qui venaient de porter le coup fatal. Mais rien ne nous parvint.
« Je traversai les halliers, qui me semblèrent aussi épais qu’infranchissables, et me retrouvai dans une clairière abritée par les épais feuillages qui s’étendaient de tout leur long, et où fleurissaient nombre de ponceaux. J’entraperçus même quelques pampres, dont les feuilles recueillaient des gouttes de pluie brillant dans la faible lumière, et dont les quelques grappes de fruits me semblèrent appétissantes. Je me jetai dessus afin de me rassasier et de me désaltérer, et j’incitai à mon palico de faire de même. Cet endroit, en cet instant, me parut telle une thébaïde, où j’aurais pu, si je n’étais pas aussi perdu et désemparé, m’accorder un instant de repos au détour d’une chasse ou d’une exploration. À mon plus grand regret, il me fallait retrouver les miens, sans quoi je me serais autorisé une pause en ce lieu paisible.
« Je repris ainsi ma traversée de ce monde hors du temps ; la clairière m’avait apporté un peu de réconfort, mais me retrouver à nouveau dans cet endroit humide et inconnu qui ne m’inspirait que crainte et effroi me fit trembler. Je ne comprenais pas pourquoi ce sentiment était aussi prenant, j’étais pourtant habitué à me retrouver seul face à des monstres, et je m’en étais toujours sorti indemne. J’avais ce pressentiment qui me glaçait le sang, et qui me tordait l’estomac. Quelque chose de tragique se préparait, j’en avais la certitude, et cela me concernait de près ou de loin. Était-ce mon destin funeste qui me guettait derrière ces arbres atrophiés par la privation de lumière, ou bien ces deux points rouges qui brillaient au loin n’étaient-ils pas ceux du rathalos venu me chercher pour venger la mort de sa compagne ?
« Je perdis le fil du temps. Depuis combien d’heures marchais-je sans savoir où j’allais ? Une heure ? Deux heures ? Il me semblait presque que quelques jours étaient passés depuis notre vaine tentative de chasse. Je m’attendais à tout instant à voir les premiers rayons de soleil illuminer le ciel, bien que cela ne m’éclairerait probablement pas plus dans cette forêt aussi sombre que mon cœur perdu.
« Je revins finalement à la civilisation lorsque je tombai nez à nez avec des chasseurs dépeçant la rathian. Ils l’avaient abattue en plein vol, et elle s’était effondrée avec grand fracas, entraînant quelques arbres dans sa chute. Ses ailes, dont la peau était percée par endroits, et sa mâchoire saignaient de toutes parts, des écailles ayant été arrachées sous les coups. La dépouille n’était pas plaisante à voir, je vous épargnerai les détails. Ils semblèrent surpris de me voir, mais la joie se lisait tout de même sur leurs visages. Ils m’apprirent que la rathian avait semé le chaos à son arrivée, mais qu’ils avaient su improviser et se diviser en deux groupes ; l’un se chargeait du rathalos, l’autre de la rathian. Ils ignoraient si le rathalos avait lui aussi été abattu, mais à leur connaissance il n’y avait eu aucune perte. Cela me soulagea grandement tant je m’étais inquiété pour mes camarades. Je leur demandai de m’indiquer le chemin, afin de rejoindre mon expédition que je n’avais pas vu depuis la veille. Ils me regardèrent avec étonnement, et incompréhension. Ils m’apprirent que cela ne faisait qu’une heure qu’avait été donné l’assaut. Je les observai en retour, déboussolé. Cette forêt m’avait complètement chamboulé. Moi qui croyais avoir vu la lune poindre avant de laisser place au soleil, j’avais semblait-il été trompé par l’obscurité aveuglante de cette forêt sinistre.
« J’eus à peine le temps de me remettre de mes émotions que je retrouvai mon équipe, qui se battait vaillamment contre le monstre carmin. Il me semblait bien affaibli, mais n’en perdait en rien son prestige de roi des wyvernes. Je dégainai mes dagues, et m’apprêtai à lui sauter dessus dès que l’occasion se présenterait. Puis un détail glaçant me frappa. Kálfr n’était plus là.
« J’interrogeai mes compagnons, et tous me répondirent qu’ils l’avaient perdu de vue lors de l’attaque de la rathian. Il s’était enfui, ainsi que Vragi, qui pourtant était présent à cet instant. Ce fut d’ailleurs lui qui acheva le colosse volant, d’une balle de fusarbalète[12] bien placée. Tous le gratifièrent, et il eut l’honneur de dépecer son premier rathalos. Je ne pris pas part aux réjouissances, me considérant extérieur à cette victoire. En revanche, je demandai à chaque membre de l’expédition s’il avait ou non vu Kálfr. Tous me répondirent qu’ils l’avaient aperçu s’enfuir dans une certaine direction, sans le recroiser par la suite, raillant en commentant sa hardiesse sans pareille. Je pris sur moi et m’excusai à sa place – bien que moi-même ne fus pas le mieux placé pour commenter son attitude – et partis à sa recherche.
« Il me fallut encore marcher pendant un temps avant de trouver des traces qu’il avait laissées. Je trouvai, cachée dans des fourrées, son arme de chasse. C’était étrange qu’il la laissât en un tel lieu, lui qui en prenait toujours le plus grand soin. Je tentai de remonter sa piste, demandant à mon cher palico s’il voyait quoi que ce fût. Lorsque je le trouvai enfin, je fus pris d’une affliction qui, aujourd’hui encore, me brise le cœur. Mon pauvre ami avait été terrassé par le rathalos, sa dépouille était recouverte de blessures caractéristiques, infligées par le poison qu’il crachait. Un haut-le-cœur me prit, et je versai quelques larmes en l’honneur de mon très cher ami qui n’avait malheureusement pas eu autant de chance que moi.
« Je prévins nos camarades de ma funeste découverte, et nous ramenâmes ensemble le corps jusqu’au quartier-général. Nous lui fîmes nos adieux, une veillée, et l’enterrâmes comme il se devait. Son palico était tout autant touché que nous ; ils avaient été séparés, et le pauvre felyn s’en voulait du décès de son maître. Mais il fallait dire que moi-même étais particulièrement affecté. J’avais le sentiment que c’était de ma faute si mon meilleur ami n’était plus ; j’avais été celui qui avait le plus insisté pour que nous participions, Kálfr, Vragi et moi, à cette chasse.
« En parlant de Vragi, il avait été moins touché que les autres par la perte que nous essuyâmes, et avait même paru peu surpris d’apprendre la nouvelle. Il fallait dire qu’il y avait longtemps eu des querelles et une forme de rivalité entre eux, notamment lorsqu’il fallut s’enrôler pour intégrer la première flotte vers le nouveau monde. Il avait appuyé sa demande, en affirmant que c’était le souhait de Kálfr qu’il intégrât cette expédition, et ce fut ce qui l’y envoya. Pour ma part, bien trop endeuillé, je n’ai souhaité m’engager, mais mes camarades et supérieurs voyaient en moi un chasseur de talent malgré ma couardise, et m’incitèrent à postuler. Après la première réunion à l’arrivée sur ces terres, je ne revis plus jamais mon ami.
« Aujourd’hui encore, lorsque je repense à ce triste jour, je me dis que j’y ai laissé mes deux meilleurs amis, et cela me brise le cœur. C’est de ma faute si Kálfr nous a quittés, et je ne me le pardonnerai probablement jamais. J’espère qu’il m’excusera, et que je saurai trouver les mots lorsque moi aussi redeviendrai poussière. »
Eyvindr marqua un silence, comme apposant le point final de son récit. Il ajouta cependant une dernière note à son monologue.
« Ma faute aura été de mener à sa mort Kálfr. Je l’ai tué. Rien de bon ne m’attendra à ma fin, à cause de cette erreur qui lui a été fatale. »
Il avala quelques autres gorgées de son hydromel qui commençait à stagner dans son récipient, puis garda le silence pendant plusieurs minutes. Ce fut Sveinn qui le rompit, en lui répondant d’une manière des plus naturelles, sans pour autant le regarder dans les yeux, ce qui n’était pas de son habitude.
« Êtes-vous sûr que c’est bien ce rathalos qui l’a tué ?
– Seuls les rathalos laissent ce genre de marques avec leur poison. Cela ne faisait aucun doute.
– Je vois. »
Sveinn but lui aussi quelques peu dans son verre, et en fixa le contenu quelques instants, avant de prendre de nouveau la parole.
« Votre ami, Vragi, ne savait-il pas déjà quel avait été le sort de Kálfr avant que le reste de votre expédition ne l’apprît ?
– Que sous-entendez-vous ?
– Eh bien… Peut-être mon vieil esprit de chasseur s’imagine-t-il des choses, mais mon intuition me suggère que ce fut une occasion pour lui de s’assurer sa place sur le premier navire pour le nouveau monde. Imaginez un peu ceci : il cherchait à tout prix à faire partie de cette expédition – en même temps, à raison d’une tous les huit ans, il ne pouvait se permettre de rater une telle occasion – et il voit son plus grand rival battre en retraite loin de n’importe qui. Je me souviens de marchands peu scrupuleux qui vendaient à qui voulait des poches de venin de wyvernes ; peut-être votre ami s’en était-il procuré une de rathalos au préalable pour réaliser son méfait. Quoi qu’il en soit, une fois sa cible isolée du reste du groupe, il ne lui restait plus qu’à la tuer, et dissimuler ses traces avec le venin, masquant son meurtre avec préméditation en un simple accident de chasse. »
Eyvindr le fixa du regard avec sidération. Cela était parfaitement plausible, et bien qu’une part de lui refusait de l’accepter, cela ressemblait presque à un aveu.
Sveinn se leva, remercia son camarade de boisson pour cette soirée passée à échanger sur leurs vies, et s’en alla, accompagné de son palico.
Ce fut en observant la silhouette avancer vers l’entrée et sortie de la taverne qu’un détail frappa Eyvindr. Il s’était refusé de l’admettre, mais au-delà des cicatrices qui avaient altéré sa perception, c’était bien cette même lueur qui brillait dans le regard de l’homme avec qui il s’était lié d’amitié.
Il se maudit de ne pas avoir réalisé plus tôt que celui avec qui il avait bu bon nombre de choppes était le même individu que celui avec qui il avait autrefois sympathisé. Tout lui apparut comme une évidence ; leur amitié qui lui avait semblé « prédestinée » n’avait été en réalité que de simples retrouvailles, et la mystérieuse théorie qu’il lui avait partagée avait tout bonnement été des aveux.
La réalisation que le décès de son ami n’était nullement de sa faute fit naître en lui un soulagement amer dont le goût ne voulait plus le quitter désormais.
Il finit d’une traite sa boisson, et essuya sa joue humide. Un maigre sourire se dessina sur ses lèvres tandis que ses pensées se tournaient vers les cieux ; il s’excusa auprès de Kálfr de ne pouvoir le venger. À quoi bon ? Cela n’avait plus aucune importance. Il accueillit à bras ouverts l’apaisement de la douleur qu’il n’avait que trop bien connue.
___________________________________________
Lexique :
[1] Palico : felyn ayant choisi de devenir chasseur de monstres aux côtés d’un chasseur (humain).
[2] Felyn : sous-espèce de la race des lyniens, aux traits félins ; créature féline sachant parler le langage humain, et vivant auprès des hommes.
[3] Pukei-pukei : wyverne volante dont le corps produit des toxines dangereuses, qu’il peut emmagasiner dans son gosier ou sa queue, pour le recracher ou le diffuser sur ses cibles.
[4] Wyverne : créature reptile apparentée aux dragons, vouivre.
[5] Rathalos : wyverne volante redoutable, surnommé le « roi des cieux » ; possède des serres empoisonnées, peut cracher du feu, et se démarque par ses écailles rouge cramoisi.
[6] Rathian : wyverne volante, femelle du rathalos, de couleur vert-grisâtre ; sa queue est pourvue de piquants enduits de poisons.
[7] Giaprey : petite wyverne aviaire aux écailles bleu cristal ; vit en une meute dirigée par un giadrome.
[8] Giadrome : wyverne rapace, mâle alpha commandant les giapreys ; il se démarque de par sa plus grande taille et sa crête proéminente.
[9] Jagras : petite wyverne à crocs aux écailles de couleur verte et jaune, ainsi que des épines ; vivent en meute dirigée par un grand jagras.
[10] Melynx : sous-espèce de la race des lyniens, aux traits félins ; créature féline sauvage.
[11] Scaralux : petit scarabée jaune émettant une faible lueur.
[12] Fusarbalète : arme à feu permettant d’atteindre des ennemis à distance ; efficace contre les monstres volants.