Miyuki ( d'Après le manga de Mitsuru Adachi, 1980)
Deux jours plus tard durant une soirée paisible, mon père et moi étions tranquillement installés dans le salon. Je regardais un film humoristique à la télé tandis qu’il dévorait un à un les chapitres de son roman policier. Anna et Miyuki dormaient à l’étage ; nous étions les seuls éveillés. Un tête à tête que nous partagions rarement lui et moi. Aussi chacun de nous deux en profitait pour discuter de sujets divers. En dehors des plaisanteries et des sujets de discussion banals, je commençais à me confier à lui comme un fils le fait normalement à son père. Je lui parlais de mes journées à l’université, des rêves que je voulais réaliser, de tous les projets que je pouvais avoir et que je souhaitais un jour prochain mettre à exécution…J’évitais toutefois de lui parler de mes émois amoureux ainsi que de ma relation avec Miyuki-chan ; je ne savais que trop bien les réponses qu’il me donnerait…
Lui de son côté me parlait de ces nombreuses années passées au Canada, des rares vacances qu’il disposait, de la façon dont il avait du éduquer ma sœur avec le précieux soutien d’Anna. Il m’a également avoué que plusieurs fois, il avait eu des relations avec des femmes, qu’il a longtemps cherché à retrouver une épouse digne de relayer notre défunte mère. « Mais chaque fois, je me suis heurté à un mur » m’a-t-il dit avec un demi- sourire.
Mais le thème qu’il abordait le moins, le sujet qui le piquait et qu’il évitait soigneusement, c’était son travail. Tout comme moi, il ne voulait pas évoquer le point phare de ses soucis. J’essayai tout de même de lui en toucher deux mots :
-Quitte ta boîte si elle te bouffe la vie papa. S’il le faut, je t’aiderai à trouver un nouvel emploi, ici ! De cette façon, rien ne t’obligera plus à aller te perdre à l’étranger loin de ta famille.
-Ce n’est pas aussi simple mon fils, m’a-t-il répondu d’une voix triste, je ne suis plus tout jeune. A mon âge, personne ne voudrait encore m’embaucher. Trouver du travail lorsqu’on est quinquagénaire n’est pas si simple…
-Des gens fatigués d’être à la retraite parviennent bien à trouver un travail. Tu es encore en âge de travailler, pourquoi pour toi ce ne serait pas possible ?
-Ce n’est pas que ce ne serait pas possible, ce serait juste…Très difficile.
-Je sais que çà te fâche d’aborder ce sujet, mais est ce que je peux te demander quelque chose ?
-Demande-moi.
-C’est à cause de la pression que te donne ton boulot que tu as pris ce si gros congé ?
Il mit un temps avant de répondre. Puis tout en baissant les yeux, il m’a dit :
-C’est en partie pour çà. Mais aussi pour des raisons de santé. Des problèmes de circulation sanguine et de tension. Sans doute des effets indésirables du travail et de toute cette sédentarisation. En ville, tout n’est que stress et productivité. Faire du chiffre et encore du chiffre, manger en quinze minutes, trier les dossiers, remplir les formulaires, recevoir le plus de clients en une journée. Notre bureau croule sous les classeurs et les documents non classés, il nous faut subir les railleries des collègues parce que la photocopieuse est en panne… Si tu savais le nombre d’heures de sommeil que j’avais à rattraper. Je crois que le congé que je me suis pris, aussi long soit-il, n’est rien à côté. Plus les jours passaient, plus je devenais l’ombre de moi-même. Mes paupières se fermaient toutes seules lorsque j’étais en pleine réunion. Le café était devenu ma drogue. Je commençais à contracter des maladies à force d’abuser de ces plats tout prêts qu’ils ont le culot de proposer en magasin. Puis un matin, j’ai eu un malaise. L’élément déclencheur qui fit conclure à mon patron qu’il était temps que je délaisse les affaires pour un repos mérité et nécessaire. Je suis allé consulter un médecin qui m’a accordé ce congé en signant mon document d’auscultation avec la mention « surmenage ». Ma première pensée à ce moment fut de vous retrouver ta sœur et toi au Japon, ce Japon qui est notre pays et ce quelque soit l’endroit où l’on décide d’aller.
Il venait de mettre son cœur à nu, complètement. Ce qui semait le mystère depuis ces dernières années, ce qui m’arrachait tant de questions sans jamais obtenir de réponse, il l’avait déballé en deux minutes. Même un idiot pouvait comprendre à ce moment là que mon père subissait, étouffait sous les monceaux de documents et les amas de feuilles volantes. Il souffrait, assurément. Il souffrait et les choses ne pouvaient pas continuer comme çà. Nous avons tous les deux souffert, chacun d’une façon différente, voilà tout.
-Peu importe ce que tu me diras, je chercherai quand même à t’aider et tu trouveras un travail. Un travail dans lequel tu ne gagneras peut-être pas le même salaire, mais tu t’y sentiras bien. Il te permettra de vivre pleinement, tu n’auras plus à subir et te priver de ce que tu aimes faire.
Il a souri, mais d’un air qui m’a déplu. De ce sourire ressortait ses pensées, des pensées négatives qui me laissaient entendre le peu de conviction qu’il avait et avec laquelle il descendait mes mots plein d’espoir. J’ai tourné la tête faisant mine de me replonger dans le film comique pour lequel je n’éprouvais plus beaucoup d’intérêt.
-Je suis aussi venu pour une autre raison. Je suis venu reprendre Miyuki.
Je voulais avoir mal entendu, mais les choses avaient été trop claires.
-Je….Quoi ?
Il fixait sur moi un regard sérieux qui me donna des frissons. Qu’aurait-il à y gagner de dire çà pour plaisanter? Je voulus lui demander pourquoi mais il fut plus rapide et sans que j’ais à les exiger, il me fournit les explications que j’attendais.
-Je n’ais pas l’intention de l’emmener tout de suite. Je lui laisse évidemment le temps de terminer ses études, après quoi nous partirons pour New York. Je sais qu’elle aura plus de chance d’avoir un bel avenir aux Etats-Unis.
-Quoi ? New York ? Quoi ?
Je n’en croyais pas mes oreilles.
-Tu te souviens du rendez-vous que j’ai eu peu de temps avant qu’on m’emmène à l’hôpital ?
Il attendit une réponse, en vain. Ma bouche était grand ouverte mais il n’en sortait aucun son. Voyant que je ne réagissais pas, il poursuivit :
-Un de mes collègues de travail qui s’appelle Mickael voulait me voir. Il était envoyé par notre patron. Je pensais qu’il lui avait demandé de me rencontrer afin de me demander des comptes quant à ma longue absence. Mais en fait, il venait me parler d’une idée que le boss avait pour moi. Il me propose un transfert dans une de ses sociétés à New York. Je travaillerai toujours pour lui, j’aurai toujours le même poste, mais dans un environnement plus calme, plus petit. Il pense que je serais plus à l’aise. Je peux te le dire, c’est un grand homme mon patron !
Je ne répondais toujours pas. Je ressemblais à un merlan étendu sur son étalage. Mais çà ne l’empêchait pas de continuer à vanter les mérites de son employeur tout en poursuivant l’explication de ses projets.
-Il n’y aura pas besoin de se casser la tête à trouver un autre travail. Je suis sûr que c’est une bonne solution ! Et lorsque ma fille aura décroché son diplôme, c’est-à-dire le printemps prochain, nous partirons tous les deux vivre de nouveau en Amérique, mais dans sa ville phare, dans le cœur même du pays ! Notre vie sera sûrement différente, je pourrais être plus présent pour elle.
Il venait de finir de parler et de m’achever. Une brûlure vive saisit mon estomac, un sentiment d’impuissance m’a envahi à l’instant même où il a signé son ultime phrase de ce point final qui résonne encore dans ma tête comme un coup sur le gong. C’était quoi alors ce renouement ? Cette paix qui avait été le fruit de plusieurs années d’efforts…Ces retrouvailles devaient donc se solder par une nouvelle cassure. C’était quoi tout çà ? Du vent ? Du bidon ?
Approuver sa décision signifiait repartir de zéro, revenir à la case départ, effacer le tableau…L’estime que je nourrissais de nouveau à l’égard de mon père venait de partir en fumée. La montagne que lui, ma sœur et moi avions bâtit de nos mains, cette élévation de bonheur et d’ambition s’est effondrée dans une avalanche ravageuse et meurtrière. Je voyais difficilement comment recoller les morceaux après çà. Les mots faisaient péniblement écho dans ma tête : reprendre Miyuki…Comment osait-il le dire de cette façon comme si elle lui appartenait ? Ce n’est même pas lui qui l’a engendré ! De quel droit se permettait-il de décider de sa vie comme çà ?
A présent, c’était la déception et la colère qui animaient mes propos.
-Tu n’as pas le droit de décider quoi que ce soit dans son dos. Qui te dit qu’elle n’a pas envie de rester ici, de vivre dans son pays natal ? Elle n’est pas plus anglaise que moi.
Je retrouvais aussi mon mépris pour cette langue.
-Je n’ais rien décidé dans son dos, je lui en ais déjà parlé et elle est d’accord.
-Tu me racontes des conneries ! me suis-je emporté au comble de l’indignation. Je ne peux pas y croire !
Je ne voulais pas y croire…
-Je t’assure que c’est la pure vérité. Tu le lui demanderas demain si tu ne me crois pas.
Il était très calme et cette sérénité triomphait de ma colère. Mon expression vira à l’angoisse. Visiblement, il avait décidé de me faire passer une soirée horrible. Encore une fois, il agissait comme un égoïste. D’un seul coup, je me suis senti seul à un point qu’il m’est impossible de décrire.
Miyuki, c’est vraiment ce que tu souhaites ?
Je l’imaginais pourtant heureuse avec moi. Heureuse d’être à nouveau chez elle, sur cette vaste côte au bord de la mer d’où s’échappait un nombre infini de souvenirs, où pour la première fois depuis un temps indéfinissable nous nous étions à nouveau croisés. Je m’étais fait des films depuis le début. Je marchais seul sur une route qu’aucun membre de ma famille
n’avait souhaité emprunter.
Face à mon père qui me regardait, imperturbable et inflexible dans ses plans, je me suis senti perdre du terrain.
-Tu as pensé à moi ? Tu comptes repartir là-bas et m’abandonner à nouveau ?
A ces mots, il eut un visage surpris. Un long silence s’installa dans lequel je lui ais tourné le dos. Je ne voulais pas qu’il me voit ainsi, démuni, à deux doigts de pleurer. Il ne s’attendait certainement pas à ce que je réagisse avant autant d’émotion. Je pensais pourtant qu’il s’était forgé de moi une meilleure image. Puis il me posa une question que je n’attendais certainement pas.
-Parce que tu serais prêt à partir avec nous cette fois ?
-Hein ?
-Je ne t’ais rien proposé parce que j’étais sûr que tu dirais non. Mais tu accepterais de nous suivre à New York ?
Moi à New York ? Il est sérieux ?
-Moi aux Etats-Unis ? Mais çà n’a aucun sens ! me suis-je écrié, comment espère-tu que je puisse vivre là-bas ? Je ne cause pas un mot d’anglais !
-çà s’apprend comme le reste. Ta sœur a bien du en passer par là et aujourd’hui elle le parle aussi aisément que le japonais.
-L’apprentissage d’une langue est plus facile lorsqu’on est enfant !
-Tu y arriveras, j’en suis sûr. Ce n’est pas la langue ta véritable entrave.
Je sais où tu veux en venir…
-Tu n’as jamais voulu quitter le Japon, tout simplement. Tu y es attaché, c’est ici que se trouve tout ce que tu aimes, ce que tu connais. La mort de tes deux mères t’a beaucoup touché, je le sais bien. Mais tu dois apprendre à te détacher du passé sans pour autant l’oublier. Sinon tu ne vivras jamais pleinement ta vie.
-Evite de parler des « deux mères » à la maison, Miyuki pourrait entendre, ais-je surtout dit pour éviter de répondre à sa lamentable analyse psychologique.
-Bientôt la vérité éclatera dit mon père. Elle saura et il n’y aura plus de secrets entre nous.
Longtemps, chacun a soutenu le regard de l’autre sans échanger le moindre mot. Notre histoire familiale allait bientôt prendre un tournant décisif, capital. Nous en avions tous les deux conscience et je savais aussi que je pouvais tout gagner comme je pouvais tout perdre. Il me reposa cette fameuse question à laquelle j’avais exprimé un refus catégorique il y a dix ans :
-Alors Masato, est ce que tu acceptes de partir avec nous pour l’Amérique ?