Sous l'affiche d'un film pornographique

Chapitre 32 : Chapitre XXXII

5493 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/05/2021 22:56

Chapitre XXXII

 

 

Je vois, alors tu y vas ? Aux hauts et bas de cette ville.

J’en connais la raison, alors je ne peux te retenir.

Ne dis pas « à plus tard » quand tu sais que ce « plus tard » ne viendra pas.

Ne te force pas à sourire ; la séparation est une plaie qui cicatrise vite. *

 

Temps couvert – amazarashi

 

 

Thomas avait assisté à la scène, impuissant. Il avait entendu des cris, des hurlements à en glacer le sang, et n’avait pu que rester là, debout sur le gravier, incapable d’agir de quelque manière que ce fût. Et il savait pertinemment qu’il aurait beau appeler Valentine, elle resterait sourde à sa voix.

 

Il se tenait là, debout, à observer le peu qu’il pouvait voir depuis le sol. Sitôt était-elle sortie de cette bulle de lumière que Valentine s’était tournée d’abord dans une direction opposée à la sienne, avant de finalement se rapprocher du bord du toit. Il croisa son regard, tout du moins il en eut la sensation, et il se permit de prendre l’air le plus réprobateur, le plus hargneux possible. Si elle pouvait le voir, si elle daignait le regarder, peut-être comprendrait-elle. Même si c’était comme donner un coup d’épée dans l’eau, au point où il en était, il était prêt à tout et n’importe quoi pour faire réaliser à la jeune femme qu’elle se trompait. Ils pouvaient peut-être encore sauver quelque chose… ou quelqu’un…

Puis cela avait été le silence, pendant terriblement longtemps. Il savait que quelque chose se tramait là-haut, mais il était incapable de dire quoi. Il entendait par moment des voix, des exclamations, mais rien qu’il ne put saisir. Et c’était là le plus effroyable : il ignorait ce que faisait Valentine là-haut, face à ces deux pauvres adolescents, et la simple idée qu’elle pût leur faire du mal – voire pire ! – le terrorisait. Il ne pouvait que se remémorer son impuissance et sa crainte de se retrouver face à elle.

 

Il y eut un premier hurlement. Il reconnut la voix déchirée, qui transperçait le silence de la nuit.

Marinette.

 

« ASSASSIN ! »

 

Ce cri lui glaça le sang. Quelque chose d’effroyable se tramait là-haut. Valentine n’avait-elle tout de même pas tué Adrien ? Il ne pouvait y croire.

Cela sembla alerter les environs, car peu de temps après, il vit de la lumière s’allumer dans le manoir, et une tête sortir d’entre les battants d’une haute fenêtre. Une femme, la trentaine ou quarantaine, aux cheveux courts et foncés, réajustait la monture rectangulaire qui trônait sur son nez. Dans une tenue de nuit, dont elle avait enfilé la robe de chambre à la va-vite, elle se pencha afin de comprendre ce qui se passait. En voyant que Thomas se trouvait dans l’enceinte du manoir, dans le chemin d’entrée, elle sembla consternée, et ferma bien assez vite les vitres, avant de disparaître dans la pièce.

Il avait mis du temps, mais il l’avait reconnue. Mademoiselle Sancœur, l’assistante de Gabriel. Devait-il l’informer du décès de son patron ? Et de sa double identité en tant que Papillon ? Non, il ne ferait que s’attirer des ennuis. Il valait mieux laisser quelqu’un de compétent s’en occuper…

 

« Vous, là ! » appela une voix dans son dos, le tirant de ses pensées.

 

Le jeune homme se retourna, pour apercevoir, derrière les grilles du portail, la silhouette d’un vieillard asiatique. Les yeux noisette de l’homme lui jetaient des éclairs, comme s’il lui avait causé du tort dans une ancienne vie ou dans celle-ci.

 

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il hâtivement en poussant la porte qui n’avait pas été fermée. Où sont Ladybug et Chat Noir ? »

 

Thomas jaugea l’homme du regard. Malgré sa petite stature et son âge avancé, il semblait redoutable. Il aurait bien aimé répondre qu’il ne savait pas où ils se trouvaient, mais le bracelet que portait le Chinois au poignet lui indiqua qu’il avait toutes les raisons de lui faire confiance. Du peu qu’il avait vu, cela ressemblait drôlement aux bijoux magiques des héros qu’il avait vaguement côtoyés.

 

« Sur le toit, souffla-t-il. Mais ils ont perdu. Valentine a récupéré les bijoux, et les a fusionnés, ou quelque chose du genre.

– Comment ? s’étrangla l’homme.

– Elle a tué le Papillon, aussi. Et elle s’apprête à tuer Marinette et Adrien. Si c’est pas déjà fait. »

 

Le détachement avec lequel il parlait l’étonna. C’était purement de la résignation. Il ne pouvait rien faire de plus, après tout.

 

« Impossible…

– Si vous avez un moyen de remettre les choses dans l’ordre, soupira Thomas en haussant les épaules, c’est maintenant ou jamais, avant qu’elle ne fasse plus de victimes. »

 

Le vieil homme resta interdit, incapable de réagir. Une petite créature, ressemblant à une tortue de mer, se glissa hors d’une des poches de la veste en jean qu’il portait, et scruta Thomas de ses grands yeux.

 

« Maître, c’est de lui dont Carapace parlait, glissa la chose. C’est un ami de Tigresse.

– Thomas Dompeyre, se présenta-t-il en grommelant. J’étais un de ses proches. Mais c’est fini. Elle est devenue complètement… folle. Elle a mis la main sur votre pseudo-pouvoir divin ou je sais pas trop quoi, et là elle va les tuer, tout simplement. Alors utilisez votre bestiole, là, et allez les sauver tant qu’il est encore temps ! Elle a déjà tué un homme, bon sang !

– Un homme ? » répéta une voix féminine quelque peu faible derrière lui.

 

Il se retourna, pour constater que la personne qu’il avait aperçue un peu plus tôt se tenait là. Quand était-elle sortie du manoir, et comment avait-elle fait pour se rapprocher aussi discrètement, il l’ignorait. Mais à présent, il la reconnaissait sans peine. C’était bel et bien l’assistante de Gabriel Agreste.

La petite tortue se figea, avant de se glisser dans le dos du vieillard, espérant probablement ne pas avoir été vue. Nathalie ne sembla pas relever.

 

« Qui ? fit-elle d’un ton pressant, insistant, presque suppliant, alors que son visage se creusait sous l’effort qu’elle semblait faire uniquement en se tenant debout.

– Un civil, sans importance, mentit l’ancien.

– Sans importance ? répéta Thomas en fronçant les sourcils. Vous savez de qui vous parlez, au moins ? C’est littéralement l’homme qui semait le trouble dans cette maudite ville. »

 

Il ne croisa que tardivement le regard furieux que lui adressait le Chinois, comme un ordre silencieux de se taire et de n’en dire plus. Trop tard. Le mal était fait.

Les yeux de Nathalie s’écarquillèrent derrière la paire de lunettes, et elle porta sa main à sa bouche entrouverte. Retenant un soupir, ou bien un cri, elle fit quelques pas en arrière, et son visage adopta une expression horrifiée.

 

« Qu’est-ce que vous avez dit ? balbutia-t-elle. Elle a tué qui ? »

 

Une sorte de détresse transparaissait dans sa voix. Thomas sentit son cœur se serrer.

 

« Le Papillon, souffla le vieillard. Vous le connaissiez personnellement ? »

 

Elle secoua la tête. Mais quelque chose sur son visage disait le contraire.

Si le Chinois sembla vouloir continuer cette discussion, le sort en décida autrement. Il y eut un étrange bruit, en provenance du toit. Les cris avaient cessé, et le silence était insupportable. Thomas, qui avait le visage tourné dans cette direction, retint un hoquet de surprise en apercevant, se détachant de la nuit, une ombre voler hors du toit. Non, elle ne volait pas. Elle avait été expulsée, poussée, ou même jetée.

Ils virent, sans disposer d’assez de temps pour réagir, un corps chuter du haut du toit. La silhouette, fine et trop petite pour être celle d’un adulte, battit des bras et des jambes dans le vain espoir de pouvoir se raccrocher à quelque chose. Elle heurta le sol dans un bruit d’os brisés, étouffé par le lit de gravier qui l’accueillit sans douceur.

Il ne fallait pas être un génie pour comprendre de qui il s’agissait. Thomas et le vieillard baissèrent les yeux, en signe de respect pour l’adolescente. Le premier s’en voulait de ne pas avoir pu raisonner, ou au moins retenir Valentine ; le second se maudissait d’avoir impliqué une enfant dans ces histoires, et ne pas avoir réagi à temps. Quels incapables.

 

La femme, à leurs côtés, sembla elle aussi choquée par la violence de ce qui venait de se produire. Même sans avoir eu tous les détails, et même sans avoir vu l’état dans lequel se retrouvait le corps détruit de Marinette, elle se doutait combien la petite avait pu souffrir face au démon qui, à présent, se tenait sur le bord du toit.

Thomas s’approcha à grandes enjambées. Qu’espérait-il ? Il n’avait plus aucune idée de quoi faire, ni de comment agir. Si elle s’installait paisiblement là, sur ce rebord de toit, et contemplait d’un air aussi nonchalant le ciel, c’était assurément parce qu’elle s’était débarrassée des deux adolescents. Marinette gisait là, à quelques mètres d’eux, et Adrien… probablement sur le toit, près de son père. Une nausée le prit à cette idée. La simple pensée d’alerter les autorités et de raconter ce qui s’était passé ce soir-là lui tordait les intestins.

Qu’allait-il advenir de Valentine ? Elle avait tant de péchés à expier, tant de crimes pour lesquels comparaître, ce serait un miracle si elle ne se faisait pas tuer sur-le-champ par la famille des victimes.

Elle devait payer pour ses actes, c’était évident. Mais aurait-elle assez d’une vie pour se faire pardonner ?

 

Le jeune homme voulut l’appeler, attirer son attention, ou n’importe quoi d’autre. Encore et toujours, la force du désespoir le poussait à espérer que tout ne fût qu’une méprise, qu’une simple représentation de théâtre, une vaste blague comme un poisson d’avril de mauvais goût. Jusqu’au bout, il avait voulu croire qu’il avait tout simplement rêvé, que tout cela ne s’était pas passé.

Puis il baissa les bras.

Là-haut, la silhouette de Valentine s’effaçait peu à peu. Son corps se mêla au vent, tel des milliers de pétales de cerisier au printemps. Une vie qui se flétrissait et s’éparpillait sous la brise, appelant au renouveau. Bientôt, il ne distingua plus que son visage, dont les paupières se fermaient pour ne plus se rouvrir. Et, enfin, il ne resta plus rien de Valentine.

Il n’y avait aucune trace d’elle, comme si elle n’avait jamais existé. Tout ce qu’elle avait laissé dans son passage était la mort d’innocents, et l’amertume qui envahissait le palais de Thomas.

 

Impuissant, il se laissa tomber à genoux. Incapable de réagir, il ne pouvait que balayer du regard l’étendue bleuté qui s’étirait au-dessus de sa tête, à la recherche de quelque chose qu’il n’apercevrait jamais.

 

Ils avaient perdu.

 

Et Valentine avait obtenu ce qu’elle cherchait.

 

Que pouvaient-ils faire de plus, à présent ? Ils n’avaient plus de héros pour les protéger. Mais de quoi ? Le Papillon était lui aussi mort. Au final, les choses s’étaient équilibrées, dans un sens, aussi injuste pût-il être. Il y avait forcément un autre moyen de régler les choses, une autre manière d’appréhender les événements. Valentine avait fait le mauvais choix, et avait entraîné des innocents dans sa chute.

Et au milieu de tout ça, quelle légitimité avait-il ? Il n’avait pas été concerné par cette affaire ; son implication avait été involontaire. Jusqu’à ce que la renarde – qui n’avait toujours pas reparu – vînt le chercher chez lui pour l’amener là, dans un vain espoir qu’il ramenât la jeune femme à la raison, il n’avait rien eu à voir avec toute cette histoire. Était-il seulement possible qu’il eût pu faire quelque chose, dans une réalité alternative ?

 

« C’est fini, souffla le vieillard en s’approchant de lui. Nous n’entendrons plus jamais parler de Tigresse. »

 

Il posa doucement sa main sur l’épaule du jeune homme, comme un geste affectueux d’un vieil ami. Thomas ne put s’empêcher de grincer des dents.

 

« Ni de Ladybug, Chat Noir ou du Papillon, ajouta-t-il.

– Nous ne devons pas nous en vouloir. Nous avons fait ce que nous avons pu. Ce devait être la volonté de cet être supérieur, voilà tout. Il en a décidé ainsi.

– Vos paroles douces ne changeront rien. Des gens sont morts.

– La moindre des choses que nous pourrions y faire serait de leur permettre un repos éternel. Non ? »

 

Le détachement dont faisait preuve le vieillard semblait faux. En croisant son regard amande, Thomas vit qu’il retenait quelques larmes. Il était évident qu’il avait eu un lien avec les adolescents, voire peut-être même avec toute cette histoire. Le petit bracelet qui pendait à son poignet, composé d’une petite pierre en forme de tortue, de la couleur de la jade, et nouée aux extrémités à une petite ficelle noire, lui laissa penser qu’il était lui aussi un porteur de Miraculous, si son rôle n’était pas bien plus important encore.

Un lien se fit dans son esprit. Certes, c’était tardif. Mais il se souvenait avoir entendu Valentine mentionner un Chinois, quelques temps auparavant. Un individu qui semblait cacher quelque chose, et lui permettre de remonter la piste d’une personne qu’elle traquait. Maintenant qu’il savait tout, ou au moins disposait d’une bonne partie des informations, cela semblait évident. C’était l’homme qu’elle avait rencontré ; la traque était celle de Marinette, ou bien d’Adrien. Et peu de temps après sa visite chez l’homme, Tigresse avait fait ses premières apparitions. Il devait alors probablement posséder d’autres Miraculous. Comme cela lui sembla évident…

 

« Elle ne reviendra pas, murmura le Chinois en serrant – involontairement ? – ses doigts sur son épaule. Nous pouvons prévenir les policiers, leur permettre de récupérer les corps, et leur offrir des funérailles dignes de ce nom.

– Que lui est-il arrivé ? » osa finalement demander Thomas.

 

Le vieillard soupira, et desserra sa prise. Il se décala, de sorte à se retrouver face au jeune homme, et s’assit à-même le sol, en tailleur. Il chercha un instant ses mots, et passa rapidement sa langue sur ses lèvres pincées, avant de prendre la parole.

 

« Lorsqu’un individu amalgame – fusionne, si vous préférez – les deux plus puissants Miraculous jamais créés, celui de la Création et celui de la Destruction, il se voit octroyé un pouvoir incommensurable, capable de réécrire l’histoire. Et pour cela, il faut tout simplement faire appel à une divinité que l’on pourrait appeler Dieu. Votre amie a fait un vœu, elle a passé un pacte avec ce Dieu pour pouvoir voir son rêve se réaliser. Et en échange… elle l’a payé de sa vie. »

 

Thomas inspira profondément. Difficile de croire à tout cela. Mais au point où il en était… il pouvait croire à n’importe quoi.

 

« J’ignore ce qu’elle désirait, ajouta l’homme. Mais pour qu’Il aille jusqu’à lui voler toute trace physique de sa présence sur cette Terre… ce devait être un lourd marché. »

 

Il garda le silence pendant ce qui parut à Thomas être de longues minutes. Puis, il se releva, non sans grimacer – son dos semblait le faire souffrir –, et tendit la main en direction du jeune homme afin qu’il se remît à son tour sur ses deux jambes. Ce fut à cet instant qu’il se rendit compte qu’il était resté sur les genoux un peu trop longtemps, et il lui fallut quelques secondes supplémentaires pour se débarrasser de la torpeur qui les gagnait lorsqu’il les déplia à nouveau.

 

« Nous ne pouvons que vivre au-delà d’eux, désormais, fit-il avec sagesse. Vous pouvez pleurer le passé, mais ça ne les ramènera pas. Rien n’est gratuit, dans ce monde. Et si vous voulez outrepasser le destin et la mort, vous finirez comme elle. »

 

Il ne répondit pas.

 

« Je suis navré que vous ayez été impliqué dans un conflit aussi violent. Si vous le souhaitez, vous pourrez m’aider à l’avenir. J’ai confiance en vous, Thomas. »

 

Il passa sa main abîmée par les années, dont la peau laissait entrevoir les réseaux sanguins qui la parcouraient, dans le dos du jeune homme, comme pour le soutenir. L’image était assez grotesque ; c’était l’ancien, qui semblait à peine tenir debout sur ses jambes, qui soutenait le plus jeune.

Thomas, la tête baissée et les épaules affaissées, se laissa guider par le vieillard.

 

*

 

Contemplant le monde qui s’animait sous ses yeux, Nüll restait contrarié. De là où il se trouvait, il n’y avait aucune notion de « temps », et pourtant, il se laissait envahir par l’ennui, et trouvait que cette éternité dans laquelle il baignait était bien trop longue.

 

Il avait vu les Hommes reprendre leur vie. Les policiers appelés et mobilisés étaient venus contempler l’ampleur des dégâts qu’avait causés Tigresse – ou plutôt Valentine, bien qu’il fût impossible de dire laquelle des deux identités la jeune femme avait revêtue lors de ce carnage –, et avaient commencé leur enquête. Thomas avait été le premier témoin interrogé, et même s’il avait tout vu, il avait gardé sous silence la véritable identité de la jeune femme. Était-ce par obstination sentimentale, ou bien souhaitait-il protéger le secret derrière les bijoux et les entités qui les habitaient ? Même le Dieu n’aurait su le dire.

Les adolescents et l’homme avaient eu une sépulture plus que digne. Pour contrer la violence de l’instant dans lequel ils avaient rendu l’âme, les offices religieux s’étaient faits dans toute la douceur et l’amour que pouvaient apporter leurs croyances. Les journaux parlèrent longuement de cet événement, d’ailleurs. « Comment une "anti-héroïne" aveuglée par le pouvoir a commis un massacre, » titraient certains. Quelques experts en psychologie et en psychiatrie avaient tenté de relever le défi, et d’expliquer ce qui aurait pu la mener à s’en prendre à trois individus innocents et sans lien avec elle. S’ils avaient su le fondement de l’affaire, peut-être auraient-ils analysé son comportement autrement.

 

Les parents de Marinette, Sabine et Tom, étaient ravagés. Pendant de nombreux jours, et même quelques semaines, leur boutique resta fermée. Coupés du monde, ils étaient partis se réfugier dans un coin de campagne tranquille, en compagnie de la mère de Tom, elle aussi dévastée par la perte de son unique petite-fille.

Alya et Nino n’en menaient pas large non plus. La première se maudissait de n’avoir pu maîtriser le pouvoir de Transmission du Papillon à temps, sans quoi elle aurait pu exécuter son plan et empêcher cela. Lorsqu’un vieillard s’était présenté à elle, pour qu’elle lui rendît la broche, elle n’avait su s’y opposer. Il s’était présenté comme un ami, et comme responsable de la situation. Le bracelet qu’il portait au poignet lui avait confirmé qu’il était un de leurs alliés.

Le second, quant à lui, se maudissait de s’être contenté de rendre le bracelet de la Tortue à l’endroit que lui avaient indiqué Ladybug et Chat Noir ; en cas de besoin, s’il était impossible de le leur rendre en personne, il devait le déposer dans un endroit connu d’eux seuls. Et il s’était pourtant dit qu’il aurait dû revenir sur le lieu de l’affrontement une fois Lila mise hors de danger. Mais il se prenait aussi à penser que s’il s’était opposé à Tigresse, peut-être aurait-il fini par se faire massacrer comme eux.

 

Nüll laissa ses yeux se promener autour de lui, se plonger au sein de l’étendue infiniment blanche qui l’entourait. Seule une petite bulle se détachait des environs. Une petite sphère flottant dans les airs, sans rien pour la retenir, ni volonté pour la diriger, elle errait telle une feuille d’automne balayée par le vent. Sa membrane transparente, et d’une teinte quelque peu bleutée, laissait entrevoir la petite flamme violacée qui s’effilochait en son sein.

Il avait rarement eu des âmes aussi particulières. Lorsqu’un Humain échangeait sa vie contre un vœu, il s’amusait avec pendant quelques minutes avant de s’en lasser et de s’en débarrasser. Mais celle-ci était différente. Elle continuait de brûler tristement, comme si une hargne de vaincre l’empêchait de s’éteindre. Comme s’il y avait toujours un espoir.

 

Il s’en approcha en flottant lui aussi, et tapota du bout de sa main la membrane de la sphère. Le choc la fit onduler, avant que l’effet ne se dissipât, et qu’elle revînt à la normale. Tout finissait par rentrer dans l’ordre, comme disaient les Humains. Jusque dans ce qu’ils nommaient « au-delà », ils continuaient à se berner d’espoirs.

Et Valentine n’y faisait en rien exception.

 

Même si elle se trouvait dans son « Purgatoire », entre ce que certains appelaient « Paradis » et « Enfer », sans la moindre chance d’accéder ni à l’un, ni à l’autre, elle gardait cette rage de vaincre, comme si une insatisfaction l’empêchait de disparaître, de s’éteindre. Sa couleur, elle-même, n’était pas banale ; souvent, les Hommes adoptaient une teinte bleutée, pâle, voire parfois rougeâtre. Le violet de sa flamme était nouveau, original, inattendu. Et cela lui plaisait grandement.

En y regardant de plus près, la flamme prenait peu à peu forme humaine. Dans une position recroquevillée, à la manière d’un fœtus se développant dans un utérus, son corps semblait nullement affecté par les flammèches violines qui léchaient la peau, et glissaient le long de celle-ci avant de s’évaporer. Les yeux fermés, son visage avait pris une expression calme et neutre, presque endormie.

 

Il approcha un peu plus ses yeux de la sphère. La jeune femme l’avait fasciné ; il avait toujours su qu’elle serait une pièce maîtresse de son amusement, mais elle avait de loin dépassé ses attentes !

Il avait toujours adoré malmener quelques Humains élus par le sort, et les pousser aux extrémités. Il se souvenait encore de l’exaltation qu’il avait ressentie lorsque Jeanne d’Arc avait été brûlée vive sur la place publique ; il avait été loin de se douter qu’elle irait jusqu’à s’enrôler et réaliser tant d’exploits, il avait dû la faire retomber bien assez vite. Peut-être le bûcher et la triple incinération avaient été de trop, cependant. Et que dire de Matthew Perry lorsqu’il força le Japon féodal à s’ouvrir aux Américains pour le commerce ? Les immenses bateaux noirs de guerre avaient été la pièce maîtresse, Nüll était plutôt fier de ce coup de pouce-ci. Et ça n’étaient que deux exemples parmi tant d’autres…

Seulement…

Quelque chose le tracassait.

Cette âme qu’il avait obtenue à la loyale, en échange tout à fait règlementaire, semblait avoir soif de revanche. Il le sentait à travers la membrane ; ce feu brûlait d’insatisfaction. Ça n’était pas la première fois, les Humains finissaient toujours par lui vouer une haine incommensurable lorsqu’ils réalisaient qu’ils n’avaient plus ni droit d’aller au « Paradis », ni de finir en « Enfer », mais de passer leur éternité spirituelle sous cette forme humaine entourée de flammes colorées, dans une minuscule petite bulle flottant dans une étendue infinie. Cette Valentine était comme les autres : elle voulait toujours plus que ce qu’elle n’avait jamais eu.

 

Il soupira – si tant fût qu’il pût soupirer – et fit tournoyer la petite sphère, qui roula sur elle-même avant de virevolter de nouveau à droite à gauche. Lassé de ce petit jeu, il jeta un nouveau coup d’œil à l’univers qui grouillait là, sous son regard. Étonnamment, les choses avaient repris un cours normal après plusieurs mois. Les deuils étaient faits – les séances chez les psychologues et autres thérapeutes avaient bien aidé –, la ville retrouvait sa tranquillité sans le Papillon pour harceler les esprits, et tous semblaient presque avoir oublié le terrible meurtre qui avait eu lieu. Tant mieux.

Nüll se concentra sur Nathalie Sancœur. Elle s’était bien remise du choc, mais sa santé déclinait toujours plus. Même si elle avait fait ses adieux à Duusu et était parvenue à la rendre au Gardien – il n’avait pas prêté attention à cet événement, dommage, il aurait aimé voir comment elle était parvenue à le retrouver –, les effets de l’utilisation d’un Miraculous endommagé étaient là et resteraient. Incapable d’en parler aux médecins, elle voyait sa santé se dégrader de jour en jour… S’il avait eu un cœur, peut-être aurait-il pu ressentir de la pitié pour cette femme. Elle aussi avait été une victime de la manipulation du Papillon, après tout. Son affection l’avait aveuglée, et l’homme l’avait utilisée dans le seul but de ramener à la vie sa femme, se moquant éperdument des sentiments de son assistante. Là encore, il s’était bien diverti. Ces personnages-là étaient bien intéressants. Quel dommage que leur histoire s’eût finie…

Ce jour-là, encore une fois, elle était alitée. Incapable de se lever, elle ne pouvait qu’attendre que le malaise passât pour espérer reprendre sa vie en main. De tous ceux qui avaient soufferts à cause de cette sordide histoire de bijoux magiques conçus par ce Mage, peut-être était-ce celle qui avait le moins mérité le sort qui s’était abattu sur elle.

Quoique, Thomas Dompeyre avait lui aussi été une victime collatérale des aspirations d’autrui. Pourtant, il avait trouvé son bonheur. À côté du travail, il redoublait d’efforts dans sa reprise d’études. Les Humains étaient si drôles à s’acharner sur des choses qui n’en valaient pas la peine. Mais ils y trouvaient leur bonheur. Pour sûr, avec leur crainte de la mort, ils souhaitaient réaliser tous leurs rêves, accomplir tous leurs projets, avant que l’heure ne vînt. Pour Nüll qui ne connaissait la Mort que par celle d’autrui, cela n’avait que peu de sens. Difficile d’imaginer la fin dans une vie infinie.

 

La bulle revint l’assaillir, presque furieusement. Comme si l’âme endormie de Valentine persistait à s’en prendre à lui. Pourtant, dans cet espace dimensionnel qui était le sien, elle n’était qu’un ridicule insecte à ses yeux, une poussière. Une goutte de pluie dans un désert aride.

La flamme à l’intérieur changeait de couleur. Du violet apaisant, elle vira au rouge bordeaux. Et elle redoublait de vigueur. D’ordinaire, les âmes finissaient pas se lasser, et s’éteindre peu à peu. Mais celle-ci, au contraire, semblait retrouver toute la fougue qui l’animait de son vivant.

 

Il ne s’était pas trompé. Elle était spéciale.

 

Et quelque part, il ressentait une étrange douleur, qui grouillait dans son thorax, palpitait, comme si quelque chose cherchait à s’extirper de son corps. Une sorte de chaleur moite s’en dégageait, et venait gagner tout son corps, jusqu’à atteindre sa tête et ses yeux. Un picotement incessant venait le harceler. Il ne se trompait pas en songeant qu’il s’agissait là de remords.

Comment lui, le Dieu qui régnait sur ce monde, cet univers, et en régissait les lois, pouvait-il ressentir des remords tel un vulgaire Humain ? Cette émotion n’était pas faite pour lui, elle était bien trop dérangeante, bien trop irritante. Bien trop humaine.

 

Il observa de nouveau le petit corps roulé en boule qui, pourtant, ne laissait transparaître aucune émotion. Comment en était-il venu à éprouver un semblant d’affection envers ce personnage qui se confondait avec des milliards d’autres ? À l’échelle de l’univers qu’il avait vu se développer, elle n’était rien. Et pourtant, elle restait là, à l’assaillir aussi bien physiquement que dans ses pensées.

Avait-il été trop dur avec elle, et avec les autres protagonistes de l’histoire ? Les choses auraient-elles pu se dérouler autrement s’il avait été plus clément ?

Il était vrai que, désormais, la simple perspective de cet univers sans ses protagonistes lui paraissait fade. Il avait pourtant aimé voir ce combat parricide et infanticide, entre Gabriel et Adrien, tout comme il avait aimé voir ces unions incongrues de rivaux se plaçant sous la même bannière afin de lutter contre ce qu’ils considéraient comme une menace. Et surtout, il avait aimé voir l’évolution de ce microcosme, où tous se connaissaient sans se connaître, où chacun revêtait un masque afin d’affronter le monde extérieur, où les apparences étaient plus que trompeuses.

 

La bulle revint une dernière fois vers lui. Il la fit éclater, laissant la minuscule humaine endormie lui tomber entre les mains. Ses flammes redoublaient d’intensité, recouvraient presque toute son enveloppe corporelle. La scrutant une dernière fois, il s’accorda un instant de clémence.

 

Cette version de l’histoire était achevée. Elle n’irait pas plus loin.

Pour plus de divertissement, il la réécrirait. Que deviendrait ce monde si cette femme, la clé de ce dénouement surprenant, agissait autrement ? Referait-elle les mêmes choix si, par la magie des sensations de déjà-vu, elle se souvenait partiellement et vaguement des événements ?

 

La tentation était grande. Immense, même.

 

Posant une dernière fois ses trois yeux sur l’âme de Valentine, Nüll se plongea dans une profonde méditation. Il n’avait pas fait cela depuis bien longtemps. Depuis, peut-être, ce que les Hommes appelaient Seconde Guerre mondiale. Changer l’univers, même d’un poil, pouvait parfois requérir la plus grande des concentrations.

Il inspira, fit le vide en lui, et autour de lui. L’immensité infinie prit la teinte de blanc la plus pure qu’il pouvait exister. Jusqu’à ce que l’aura éthérée vînt envelopper à son tour le kwami du Néant, et la petite humaine qu’il gardait contre lui, la petite flamme bordeaux ne cessa de brûler. Avant de disparaître, elle prit une teinte bleu pâle, comme satisfaite de cette décision.

 

Puis ce fut le Néant.



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* 『そうか行くのか この町の栄枯盛衰

訳は知っているから引き止めることもできずに

「またな」と言うな または来ないと知りながら

無理に笑うな 別れはすぐ癒えるかさぶた』


「曇天」- amazarashi

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