Le Tuteur
Cette fanfiction participe (avec beaucoup de retard) aux Défis d’écriture du forum Fanfictions . fr : Les uns contre les autres (février-mars 2020)… Non, je n’ai pas un an de retard…
C’était une nuit sombre et orageuse ; la pluie tombait à torrents – sauf par intervalles occasionnels, lorsqu’elle était rabattue par un violent coup de vent qui balayait les rues, crépitant le long des toits, et agitant violemment les maigres flammes des lampes qui luttaient contre l’obscurité. (1)
Salander. Le mot apparaissait parmi les ombres formées par les flammes de la bougie. L’homme au visage fermé se mordait la lèvre en lisant encore et encore ce nom. La tempête qui avait fait sauter les plombs de son cabinet d’avocat ne l’inquiétait plus. En tout cas, pas autant que ce nom le faisait. Et puis il en avait vu des tempêtes au cours de sa vie. C’était le quotidien pré-hivernal quand on habitait la région de Stockholm. Bien que celle-ci soit particulièrement violente. Il était maintenant trop tard pour rentrer chez lui. Même conduire devait être compliqué.
Mais pour Holger Palmgren rien n’était plus compliqué que la future mission qui l’attendait. Quand il avait parcouru les nombreuses lignes du dossier Salander, avec cette ride entre les sourcils qui indiquait qu’il était très concentré, ses doigts s’étaient mis à tapoter le bureau dans une tonalité soucieuse. Dans sa longue carrière de tuteur il en avait vu des gamins compliqués, des turbulents, des asociaux, des marginaux. Mais Lisbeth Salander était une toute autre affaire. Fille issue de la psychiatrie, ayant un lourd passé familial, qui a fui trois de ses familles d’accueil, muette face aux questions, au physique particulier et selon le dossier « aux tendances sexuelles sombres » elle semblait être le cas le plus compliqué qu’il allait avoir dans sa vie. Parce que oui, c’était décidé, Holger allait accepter cette mission.
Une bourrasque de vent envoya valser une branche sur le carreau de sa fenêtre, il leva le regard et se prépara mentalement à passer la nuit dans le bureau. Alors qu’il s’attendait à être seul dans le cabinet, sa secrétaire, une femme légèrement plus jeune que lui, organisée et aimable, frappa doucement à sa porte déjà entrouverte.
- Adela, vous n’êtes pas rentrée ?
- Je comptais bientôt partir, je ne voulais pas prendre le bus par ce temps et ma fille m’a dit qu’elle travaillait en free-lance au journal d’à côté, elle ne devrait pas tarder à venir me récupérer.
- Vous savez si mademoiselle Salander va finalement venir ?
- Je doute, Holger, par ce temps il est difficile de sortir. Vous devriez reporter le rendez-vous.
- Je l’appellerai demain, conclut-il.
- Très bien, passez une bonne soirée.
- Vous aussi et faites attention à vous.
Adela ferma doucement la porte, il l’entendu enfiler son manteau, prendre son sac à main et sortir du cabinet. Être seul à l’intérieur pourrait être angoissant, mais Holger y était si souvent que son bureau était sa seconde maison, tout aussi confortable. De toutes manières, qu’il soit ici ou chez lui, il était seul. Cela faisait six ans que sa femme l’avait quitté pour rejoindre ce monde mystérieux qu’on appelle la mort.
Il se leva, alla dans la petite salle qui servait à Adela et à lui-même de cuisine et éplucha deux pommes se trouvant en évidence sur la table. Depuis combien de temps étaient-elles là ? La tempête à l’extérieur s’intensifia, il entendait à peine le bruit de ses propres mouvements. Holger regarda par la fenêtre les derniers braves courir sous la forte pluie, se protégeant du mieux qu’ils pouvaient leurs visages, les parapluies étant inutiles.
Les pommes épluchées il déposa le couteau dans l’évier et retourna dans son bureau. Dans l’obscurité que formaient les flammes des bougies, il ne la vit presque pas. Habillée de noir, seule sa peau se détachait dans l’opacité. Comment avait-elle fait pour être aussi discrète ? Et même comment avait-elle fait pour entrer dans le bureau ? Adela lui avait peut-être ouvert la porte.
Si c’était la première fois qu’il la rencontrait, Holger n’eut aucune difficulté à reconnaître Lisbeth Salander. Son apparence était fidèle aux photos présentes dans le dossier : piercing couvrant ses sourcils, ses lèvres, son nez et ses oreilles. Il se dit que sous sa veste de cuir et son T-Shirt où il était écrit Skip the crap (2) devait se trouver de nombreux tatouages plus ou moins punk. Ses cheveux, rasés sur le côté, pointaient vers le ciel et formaient une crête.
- Bonsoir, mademoiselle Salander, je ne m’attendais à ce que vous braviez la tempête pour honorer le rendez-vous.
Holger posa ses deux pommes et invita la jeune femme d’un bras tendu à s’asseoir. Cependant, elle ne se mouva pas. Elle ne lui donna pas plus de réponse que de mouvement. Une flamme vacilla et la bougie près de la fenêtre s’éteignit. Même un homme tel qu’Holger eut quelques frissons face à l’ambiance sombre qu’elle accentuait par son inertie.
- Je vous en prie, asseyez-vous.
Finalement, elle daigna rejoindre la chaise face au bureau et il put enfin apercevoir ses prunelles. C’était comme si rien ne s’y passait. Le vide absolu. Peut-être que, comme un robot, elle l’analysait sous toutes ses coutures. Gêné, Holger se râcla la gorge et pour reprendre en assurance posa les mains à plat sur le dossier de l’étrange femme face à lui.
- Bon, Holger sentit qu’il fallait prendre un ton moins distant avec Lisbeth, je vais t’expliquer comment cela se passe avec moi. Si tu as quelque chose qui te dérange, fais-le moi savoir, nous trouverons une solution. Une fois par mois nous aurons rendez-vous dans ce même bureau. Si tu ne peux pas être présente, il faudra me prévenir. C’est lors de ce rendez-vous mensuel que nous établirons ce que l’on va mettre dans ton rapport. Mon objectif n’est pas de te garder sous tutelle, mais plutôt de t’aider à en sortir. Ne me vois pas comme ton bourreau, mais comme une sorte d’ami… Non, pas ami. Plutôt de parent. Pendant ces rendez-vous, il faudra que tu me dises comment se passe ton travail, tes rencontres extérieures, toutes ces petites choses qui peuvent te sembler futiles, mais qui sont finalement importantes dans notre société. As-tu un travail ?
Lisbeth répondit finalement par la négative en secouant la tête.
- Là-dessus je peux t’aider, j’ai quelques connaissances qui me doivent un ou deux coups de main. Bref, si jamais il y a quoique ce soit dont tu veux me parler, même en dehors de nos rendez-vous, je peux y répondre… ou tenter d’y répondre. Tiens, voici ma carte avec mon numéro professionnel et mon adresse mail. Bien sûr, tu peux aussi venir directement au cabinet, mais il se peut que je sois avec d’autres de mes clients. Est-ce que cela te va ?
Lisbeth ne bougea plus, mais il sentit qu’elle était d’accord. Pour lui, la décision était prise : il allait accepter cette mission et aider Lisbeth Salander à sortir de sa tutelle.
***
Il était dix-sept heures trente passées. Ce soir-là Holger comptait rentrer un peu plus tôt du cabinet, se poser avec un vin rouge français et une entrecôte devant sa télévision. Aujourd’hui, c’était son anniversaire. Cela faisait cependant bien longtemps qu’il n’avait pas fêté son changement d’âge. Bien sûr, au cabinet, Adela achetait des pâtisseries pour le célébrer, mais cela n’allait pas plus loin. Holger n’en ressentait pas le manque et finalement cette journée se déroulait comme toutes les autres.
Le minuteur aimanté à son four retenti. Les pommes de terre avaient fini de cuire. Alors qu’il se réjouissait à l’idée de les déguster, il entendit quelqu’un frapper timidement à sa porte. Toujours habillé de son tablier et de ses maniques, il se dirigea vers l’entrée et jeta un œil curieux au travers du judas. Quand il recula son globe oculaire il se dit que celui-ci commençait sérieusement à avoir des problèmes et qu’une visite chez l’ophtalmologue ne serait pas une mauvaise idée. Pour vérifier si le mirage n’était pas mensonger, il décida tout de même d’ouvrir la porte.
C’était bien elle. Lisbeth Salander en personne. Les deux énergumènes se regardèrent en chien de faïence, chacun attendant que l’autre agisse. Finalement, et à la plus grande surprise d’Holger, ce fut Lisbeth qui s’activa la première.
- J’ai ramené de l’aquavit.
Un petit rire s’échappa de la gorge d’Holger. Cela faisait bien des années qu’il n’en avait pas bu et l’idée de réactiver ses papilles du goût de cet alcool en compagnie de Lisbeth l’amusait.
Jamais au cours de la soirée la jeune femme ne lui souhaita un bon anniversaire, mais l’intention y était. Les verres s’enchainèrent à un rythme soutenu, mais raisonnable et soudain Lisbeth pointa de son doigt trop maigre l’étagère où trônait un objet dont il était particulièrement fier.
- Vous jouez ? demanda-t-elle.
- J’ai mon niveau.
- Cent couronnes que je vous bats.
- Tenu.
Difficilement il se leva, pris l’échiquier et l’ouvrit. Lisbeth commenta la beauté des pièces par un long sifflement.
La partie fut longue. Au début, l’homme partait confiant. Mais seulement après quelques déplacements il sut que Lisbeth allait remporter la partie et les cent couronnes haut la main. Pour faire passer sa gêne de s’être vanté pour se faire ridiculiser le vieil homme eut la main lourde sur les verres d’aquavit.
Il sembla même qu’il commençait à s’épancher sur sa vie antérieure, sur le décès de sa bien-aimée, sur sa volonté d’avoir des enfants et de sa stérilité. Lisbeth l’écouta, mais jamais ne commenta. Les larmes aux yeux, Holger jeta un œil à la bouteille d’aquavit. Il restait bien un verre. Cependant Lisbeth la prit et l’homme vit dans son regard une douceur protectrice. Il avait certainement déjà trop bu et Lisbeth l’empêchait d’aller plus loin. Cette affection, Holger ne l’avait jamais vu chez elle. Et malgré ses soixante-cinq ans il n’eut aucune gêne à pleurer devant la jeune femme de dix-neuf ans.
- Tu sais, Lisbeth. Parfois je vois en toi l’enfant que ma femme et moi n’avons jamais eu.
Mais Lisbeth ne releva pas cet aveu. Elle y restait totalement insensible. D’un simple geste de la main, elle invita son tuteur à rejouer une partie. Comme lors de la première, il fut rare que l’homme réussisse à prendre l’une des pièces de son adversaire. Pourtant ce n’était pas comme si elle ne l’y invitait pas. En effet, lorsqu’il y arrivait, Lisbeth donnait un détail à propos de sa vie privée. En l’espace d’une soirée, elle lui en dit plus qu’il n’avait jamais su en toutes les années où il l’avait eue sous sa tutelle. Il apprit qu’elle fréquentait une certaine Miriam, qu’elle était passionnée par l’informatique et surtout qu’elle le considérait comme un semblant de famille.
- Pardon ? demanda-t-il pour s’assurer de bien avoir entendu.
Elle déplaça sa pièce et effectua un échec et mat, se leva, enfila sa veste de cuir et quitta l’appartement sans demander son reste. Laissant Holger Palmgren pantois.
***
- Holger ! s’étonna Adela en le voyant arriver, le souffle court, son fauteuil poussé par une auxiliaire de vie.
- Je venais ranger… les dernières affaires qui… encombrent le bureau de mon successeur.
- Il ne fallait pas te déplacer pour ça ! Je te les aurais apportées chez toi…
- J’avais aussi… besoin de dire adieu à… toutes ces années.
Bien que son rétablissement eût bien avancé, Holger Palmgren ne se faisait plus d’illusion. Sa carrière s’était terminée le jour où il avait eu un AVC. Il était maintenant temps de prendre soin de lui-même.
Adela avait déjà placé tous les dossiers dans un large carton. C’étaient certainement des copies des originaux laissés au nouvel avocat pimpant qui prenait sa place. Un homme dans la trentaine avec encore pleins d’espoirs et d’ambitions. Comme il l’avait été à son âge. Puis dans dix ans, celui-ci s’apercevra qu’il ne bougera jamais de ce cabinet et qu’il s’occupera principalement de divorces et de gardes d’enfants. En s’approchant de la cinquantaine, il se dira qu’il est temps de passer à quelque chose de plus impactant. Et il deviendra tuteur d’enfants plus ou moins stables. Tout comme Holger l’avait fait.
Le vieil homme ne regrettait pas cette décision. Bien au contraire. Rencontrer tous ces jeunes avait été pour lui un moyen d’avoir un rôle paternel et quelle fierté l’envahissait quand il se renseignait sur Tobias, Albin, Kristina, Lotta et surtout… Lisbeth.
Holger attira l’attention de son auxiliaire de vie. Il avait besoin qu’elle prenne pour lui le dossier trônant sur le carton. À la mort de Bjurmann (3), le dossier de Lisbeth Salander lui avait été remis.
- C’est ta préférée, n’est-ce pas ? analysa correctement Adela.
Holger parcouru le dossier. Il ne reconnaissait pas la jeune femme qui était violemment dépeinte dans ces pages. Ce n’était pas sa Lisbeth. D’un geste faible, mais que l’homme voulait plein de colère, il lança le dossier dans la cheminée où brûlaient deux bûches. Chaque feuille, chaque photo devait disparaitre. Il était temps pour Lisbeth de devenir celle qu’elle voulait être.
A la maison de repos, elle s’était occupée de lui, avait joué aux échecs avec lui, lui avait payé des auxiliaires de vie. Seule elle, pas même Adela, lui avait rendu visite.
- J’ai un document qui t’attend, l’informa Adela.
Elle lui tendit une copie d’un passeport. Ses vieux yeux mirent un certain temps à parvenir à lire ce qui était écrit. Puis ses vieilles mains fripées tremblèrent si fort que la feuille lui échappa.
- Est-ce… Est-ce vrai ?
- Oui. Nous l’avons fait ensemble, elle et moi.
Holger tendit le bras et Adela comprit, sans même qu’il eut besoin de le demander, qu’il voulait récupérer la feuille. Une deuxième lecture du passeport copié s’imposait. Il voulait s’assurer que son esprit ne lui joue pas un énième tour. Pourtant ce qui était inscrit ne laissait pas le doute planer. Un nom figurait et les yeux du vieil homme s’emplirent de larmes. La copie du passeport était celle d’une certaine Lisbeth Agneta Palmgren-Salander.
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1 : Extrait de Paul Clifford, Edward Bulwer-Lytton (1830). Participation au niveau 2 du défi.
2 : Arrête les conneries
3 : Tuteur qui s’est occupé et a abusé de Lisbeth Salander après l’AVC d’Holger Palmgren.