Foxhound : Les débuts de Solid Snake
Chapitre 10
Cabinet Médical – FOXHOUND - 1995
Eileen Clark porta à ses lèvres sa tasse de tisane aux fruits rouges. Elle eut un reflexe de recul lorsqu’elle manqua de se bruler et souffla par conséquent au dessus du récipient afin de dissiper la chaleur. L’odeur sucrée de sa décoction lui fit fermer un instant les paupières, profitant du doux parfum qui, curieusement, fut propice à son évasion dans un souvenir passé.
Elle souriait à présent…
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Manhattan – Novembre 1964
Elle se revit, 30 ans de moins sur son visage frêle et lisse. Sa chevelure couleur châtain s’arrêtait au niveau de fines épaules chaudement habillées d’un manteau gris, idéal pour cet hiver annoncé comme l’un des plus froids des cinq dernières années. Ses joues rougies par un vent piquant remplaçaient le maquillage qu’elle n’avait pas eu le temps d’administrer à sa peau d’une pâleur maladive.
Rejoignant à grande enjambées un carrefour très représentatif de la ville de Manhattan, elle passa devant d’innombrables hauts bâtiments bordant les larges rues orthogonales, évitant à maintes reprises les taxis jaunes, et essayant de se trouver une place sur les trottoirs bondés d’hommes d’affaires en costumes chics typiques de la mode sixties, de promeneurs de chiens, de femmes élégantes, habillées en tailleurs stricts. Elle perçut à plusieurs reprises les sirènes hurlantes de la Police résonner dans la direction opposée de l’endroit où elle se rendait…
Effervescente, concentrée, surexcitée, voilà comment se définissait Manhattan … On ne pouvait pas flâner dans ses rues (sauf peut-être un dimanche matin à Harlem), il fallait plutôt marcher comme un fou parce que le rythme de cette ville avait le don de s'imposer naturellement.
Mais pourtant Eileen aimait cette ambiance survoltée… à vrai dire, elle adorait la ville…
Elle souffla de soulagement lorsqu’elle reconnut les lieux.
« UPPER WEST SIDE, nous y voilà… » S’exclama la jeune femme en observant le paisible quartier résidentiel situé non loin de Central Park.
D’une allure plus modérée elle se dirigea vers l’un des immeubles à 8 étages et pénétra dans le hall d’entrée. Sans hésitation, elle prit l’ascenseur pour se rendre au sixième.
Arrivée au pas de la porte, elle sonna.
Une fois… rien
Deux fois… rien
Trois fois…
Enfin le déclic d’une serrure que l’on débloque, plus l’ouverture minime de la porte qui laissa paraître dans une sombre pénombre, le visage de l’objet de sa visite.
« Surprise !!!! » s’exclama le docteur avec engouement.
« Eileen ! » marmonna l’homme aux cheveux brun ébouriffés et à la barbe épaissie depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu. « Je ne m’attendais pas à te voir »
« Dis Jack, tu essayes de faire le mort ou quoi ?!! » gronda l’experte médicale en poussant la porte afin de forcer le passage. « Je n’ai plus aucune nouvelle de toi depuis un peu plus d’un mois, le Major s’inquiète énormément lui aussi… »
Le soldat récemment décoré de la médaille du courage et du titre honorifique de Big Boss paraissait complètement pris au dépourvu.
« Je… enfin tu sais… je suis en permission… donc je me repose… j’ai eu besoin de m’isoler… quelques temps. » bafouilla t’il.
« Et c’est une raison pour nous ignorer ? »
Eileen n’y voyant rien du tout, prit l’initiative d’allumer la lumière et découvrit par conséquent le héros de la mission vertueuse avec des cernes et les traits tirés. Elle se bloqua un instant sur son œil mutilé dépourvu de son bandeau noir et découvrit la cicatrice béante et la chair mutilée. Entre ses paupières, seul le vide subsistait. Les muscles oculaires avaient depuis longtemps cessés de fonctionner et de ce fait, il était impossible de percevoir un clignement du côté droit.
Paramédic s'arrêta au bout du petit corridor derrière la porte d'entrée, et examina la pièce. Cet appartement était étrangement vide et correspondait assez à la personnalité de son ami. Il n’était absolument pas matérialiste et prônait l’utile au futile… la déco et l’ameublement de son lieu de vie ne constituait pas chez lui une priorité.
A main gauche, le mur comportait toute une série de hautes fenêtres exposées au sud, avec, en dessous, une surface rectangulaire de métal noir, décalée par rapport à la paroi, un bureau. Au-dessus de ceci, il y avait un assortiment de carreaux en marbre encastrés dans la cloison. La baie vitrée à l'ouest dissimulait ce qui ressemblait à une terrasse extérieure. Au nord de la pièce se trouvait un lit bas, ainsi qu'une table munie de quatre chaises assorties. Juste à côté, une arche menait à la salle de bain. Et, légèrement sur sa droite, Eileen pouvait distinguer une kitchenette qui s'étendait le long du mur à main droite, pour aboutir au niveau du corridor où elle se trouvait actuellement.
L’appartement qu’occupait Jack était si grand, quel gâchis de voir la propriété du gouvernement américain dégradé d’un désordre sans nom et d’un manque cruel de beaux mobiliers… ce n’était pas comme si le dénommé Big Boss n’avait pas les moyens…
« Est-ce que ça va ?" S’enquit doucement la jeune femme, en posant la main sur son bras.
A sa question, Jack sursauta dans son for intérieur, lorsqu'il réalisa que ses sentiments devaient clairement transparaître sur son visage à nu. Il n'aurait pas dû se montrer sans son bandeau.
"Très bien !" feinta-t-il avec un pauvre sourire.
Eileen releva légèrement le menton, non dupe de ce piètre mensonge, pourtant elle joua le jeu jusqu’au bout « Parfait… dans ce cas… que dis-tu de sortir ? Tu vas venir avec moi !!!! Je t’emmène voir un film et on va se faire un resto !!! »
« Mais heu… attend… je »
« J’ai deux heures de route derrière moi Jack… si jamais tu n’acceptes pas, je risque d’être de très, très, très, très mauvaise humeur..» la femme médecin le lorgna d’un air de méchante, ce qui fit apparaitre le premier sourire de Jack. « De toute façon, tu ne te débarrasseras pas de moi… dommage… ! »
« Eileen… Ecoute, j’apprécie que tu sois venue mais ce n’est vraiment pas le… » Essaya t’il de se défendre lors d’une dernière tentative.
« Ok… tu as tout gagné ! je reste plantée là… ! » coupa la jeune femme qui vint s’installer d’elle-même sur le divan, bras et jambes croisées. « Je vais être un véritable enfer pour toi, je te préviens… »
« D’accord, d’accord… Il semblerait que je n’ai pas le choix…» se résigna ce dernier en levant les bras d’un air dramatique. « Tu es terrible en affaires… »
« Prépare-toi ! Tu as 20 minutes. »
« Pas moyen de négocier Hein ? »
« Non, tu m’as énervée… » Répondit Eileen en le regardant se diriger vers la salle de bain.
« Tu sais très bien que je ne suis pas très ciné… »
« Arrête de râler et va te préparer !! »
« Et puis c’est quel genre de film ? » s’exclama le soldat à travers la porte, sa voix couverte par le bruit de la douche qu’il venait d’enclencher.
« Plus que 19 minutes et 15 secondes… » Répondit Paramédic avec menace.
« Ca va… ca va… j’ai compris… je me dépêche ! »
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Jack enjamba le rebord de la cabine de douche et s'empara d'un drap de bain qu'il enveloppa autour de sa taille, puis il démêla rapidement ses longs cheveux mouillés à l'aide de ses doigts tandis qu'il se dirigeait vers la penderie. Le bras appuyé contre la porte ouverte, il considéra les vêtements pendus à l'intérieur afin de décider de ce qu'il allait porter.
Big Boss grogna en signe d'exaspération puis s'habilla, optant pour un pantalon de noir et une chemise de la même couleur. Ces vêtements étaient un peu moins conventionnels et, surtout, bien mieux adaptés à la circonstance.
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En attendant que le soldat finisse de se préparer, Eileen en profita pour se rendre sur la terrasse et admirer la vue sur CENTRAL PARK. Le soleil commençait à se dissimuler derrière les plus hauts arbres et se préparait à laisser place à une nuit étoilée, particulièrement glaciale.
Le soldat fut parfaitement dans le timing, il se présenta à la jeune femme, avec une barbe égalisée et une apparence soignée qui contrastait néanmoins avec la tête de six pieds de long qu’il tirait… Jack n’avait décidément pas du tout envie de sortir et à le voir aussi bougon, on pourrait penser qu’il partait tout droit au peloton.
« Ca te va… ?» Souffla-t-il en mettant un long manteau marron et en se dirigeant malgré lui vers la sortie.
« Parfait… ! » sourit la jeune femme, « si tu pouvais juste faire semblant d’être content… »
« Eh ! Si je viens, c’est parce que je ne veux pas t’avoir comme colocataire ! C’est tout ! »
« Jack, on t’a déjà dit que tu savais parler aux femmes… » Ironisa la femme médecin en le suivant sur le palier.
« … »
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Il y avait beaucoup de gens allant et venant dans le quartier... essentiellement des couples et des groupes plus restreints qui sillonnaient les rues, les galeries ou les vitrines de boutiques éclairées.
Ces gens élégamment vêtus et animés par une joie de vivre évidente constituaient une parfaite antithèse par rapport à Jack qui marchait sans grand enthousiasme, le visage fermé et le regard lointain.
Eileen qui sentit la mélancolie envahir son ami, entreprit alors de s’accrocher à son bras ce qui surprit un instant son acolyte soudain attendri, par la petite bonne femme au sourire radieux qui se tenait à ses côtés.
« Tu n’as vraiment pas mieux à faire que de t’embêter avec moi ? » demanda Jack « Je ne sais pas… sortir avec un de tes prétendants par exemple ? »
«Le dernier avait le charisme d’un grille-pain… De ce côté-là, je ne suis pas chanceuse…» répliqua la femme médecin.
« Ben alors… arnaquer tes pauvres patients…? »
« Héééééé ! » rit Paramédic en assénant un coup de coude dans les côtes de son compagnon « Je retiens le Major de t’avoir révélé mon surnom… »
« Le Charlatan… » Renchérit Big Boss avec une mimique « Tant que moi, tu ne m’arnaques pas… »
« Les amis… jamais ! Tu pourras toujours me faire confiance… »
« C’est bon à savoir… »
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Après avoir dépassé le coin de la rue, Jack fut incapable de maîtriser l'écarquillement de son unique œil lorsqu'il aperçut le gigantesque panneau : CINEMA d’un rouge vif. Le complexe semblait neuf, et sentait encore la peinture fraiche.
"Tu ne trouves pas ça excitant ? L'inauguration a eu lieu il y 3 jours, j'ai entendu dire qu'il y avait un bar et même un restaurant à l'intérieur !" expliqua Eileen, ses grands yeux brillant d'émerveillement.
"Cela pourrait être... intéressant." Articula-t’il "Mais cette incessante démonstration d'enthousiasme est à la fois très amusante... et inquiétante." la taquina Jack, en étendant légèrement le bras droit devant lui.
"Je suis une grande gamine et fière de l'être ! Alors tu viens ou tu ne viens pas ?" rétorqua Eileen en fronçant les sourcils lorsqu'elle le dévisagea.
"Je suis derrière toi." Répondit le soldat.
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« Bonsoir, 2 places s’il vous plait ! » se précipita l’experte médicale en jetant un œil à Jack avant de poursuivre à voix basse « Pour DRACULA… »
Malheureusement pour elle, son compagnon avait l’ouïe fine et sa réaction ne se fit pas attendre.
« Quoi ? » S’exclama le soldat soudain en panique.
« Allezzzzzzz…. Pour me faire plaisir ! » Supplia t’elle en joignant ses mains en prière. « Depuis le temps que je voulais voir cette version... Il parait qu’il est super… ! »
« Sans moi, hors de question que j’aille voir ce film ! » Il tourna des talons près à partir lorsqu’il fut retenu par de la femme médecin.
« On fait un deal ! » s’exclama-t-elle désespérée.
« Hein ? »
« Tu viens avec moi voir DRAC… »
« NE PRONONCE PAS SON NOM ! »
« D’accord… d’accord… tu viens voir ce FILM avec moi… et je te laisse le choix du resto… on ira où tu voudras… »
Big Boss eut l’air réfléchi. Il se frotta la barbe, analysant l’équité de ce marché.
« Tu n’arnaques pas tes amis, soit disant… hein ? »
« S’il te plaît Jack… »
« Hum… »
« Il faut vaincre ses peurs tu sais… ? »
« Eh ! Sache que je n’ai pas peur de… de… de…» se défendit le soldat en pointant un doigt en direction de la jeune provocatrice.
« Dracula ? » Compléta Paramedic avec un petit rictus.
« OUAIS… Parfaitement ! »
« Prouve-le-moi… »
« … »
« Alors ? » s’impatienta la jeune femme qui se félicitait d’être une excellente psychologue surtout face à un naïf pareil.
« J’aurai le choix des menus ? » demanda Big Boss alors que son expression semblait annoncer une sournoise vengeance.
« Tu auras carte blanche ! »
« Hum…»
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01h45 plus tard…
« Waaaaaah ! j’ai adoré ! » S’extasia Eileen en sautillant comme une puce dés la sortie de la salle. Elle relata à un Jack mortifié, les meilleures scènes du film en répétant parfois les répliques qui l’avait marquée… « Et le passage où cette jeune fille se fait mordre... j’en ai eu la chair de poule… »
« Mouais… moi c’est plutôt son cri qui m’a effrayé… Cette actrice avait de sacré cordes vocales… » opina Big Boss en grimaçant.
« Et tu as vu le moment où l’armée de vampires se métamorphose en chauve-souris… ? M-A-G-N-I-F-I-Q-U-E les effets spéciaux… ! »
« Tu as trouvé ça réaliste toi ? »
La jeune femme plissa des yeux « Jack, ne sois pas de mauvaise foi, je t’ai vu planter tes ongles dans ce pauvre fauteuil lors de la scène… »
« Non… mais… mais…n’importe quoi…» Bafouilla le soldat en fronçant les sourcils.
« Oh ne fais pas ton vieux grincheux ! De toute façon, J’ai toujours trouvé mignon qu’un gars comme toi, soit si effrayé par….»
« J’AI FAIM !!! » coupa Big Boss tout en accélérant le pas. Paramedic ne put suivre ses grandes enjambées qu’en trottinant à sa rencontre.
« Héééééé doucement !!!! Attend-moi Jack… »
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Big Boss et Paramédic se frayèrent un passage parmi la foule, tout en étudiant les enseignes suspendues au-dessus des entrées des nombreux restaurants. Jack modéra son allure lorsqu'il aperçut une large pancarte noire et blanche qui indiquait sobrement " Blackfish’’
Il s'approcha du bâtiment, puis s'arrêta juste devant l'entrée afin de regarder au travers des parois transparentes. Il y distingua de nombreuses tablées, verres de vin en main, dégustant des plats tous aussi alléchants les uns que les autres.
Ce petit restaurant à l'allure raffinée se vantait de réaliser une cuisine audacieuse, proposant comme meilleur argument, des recettes alliant les classiques de la cuisine Française arrangés à la manière du chef, mais aussi de belles créations.
La salle à la décoration chaleureuse, sans être immense, procurait un effet d'espace et de bien être. Les tables étaient bien espacées, nappées de blanc et montées avec de beaux verres, de petites bougies et une pomme verte pour la touche de fraîcheur.
Jack s’attarda ensuite sur le menu et sourit de contentement avant d’entrainer sa bonne amie à l’intérieur.
« On mange ici !!! » s’exclama t’il en se hâtant de rejoindre l’intérieur.
« Très bien, c’est toi qui décide… » Haussa des épaules la femme médecin.
Paramédic fut davantage méfiante envers cet endroit que lorsqu’elle découvrit l’objet de ses pires cauchemars… Un bassin d’eau abritant plusieurs tourteaux et crabes de différents gabarits. Une soudaine nausée lui vint au cœur en contemplant ces horreurs qui n’attendaient que d’être mangées.
"Es-tu déjà venu ici auparavant ?" demanda-t-elle, sceptique, en tournant la tête pour scruter le soldat qui venait demander à une jeune femme qu’on les installe.
" Jamais ! " rétorqua Jack, qui ota son manteau pour ensuite s’assoir. « Mais tu ne trouves pas cet endroit sympa… »
« Si… si… bien sûr… par contre si l’on pouvait nous disposer assez loin de l’aquarium… »
« Je m’en occupe. » Répondit Jack avec un étrange sourire.
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"Qu'est-ce que je vous sers ?" demanda soudain un serveur bedonné, en leur tendant à chacun un menu. Le type dévisagea un instant Jack, visiblement intrigué par ce curieux bandeau noir qui arborait son œil droit. Lorsque le client remarqua son insistance, il se tourna vers lui en une question silencieuse comme lui seul savait le faire, ce qui obligea le garçon à baisser les yeux sur son calepin.
Big Boss dévisagea Eileen, incertain s'il devait passer commande pour eux deux. Allait-elle tenir parole ?
"A toi l'honneur." annonça finalement la jeune femme, n'ayant pas d'autre choix.
Jack sourit et se retourna vers le garçon. " Alors nous allons prendre…en entrée …. Deux terrines de foie gras maison au muscat, accompagnés du coulis de figues… Ensuite, en plat principal, pour moi ce sera un homarddans son jus, sur un risotto au safran… » Le soldat se tourna un instant vers le bassin « J’ai vu que vous aviez de magnifiques spécimens… "
« Merci Monsieur… »
« Hum… Pour Mademoiselle ce sera…hum… Un BEAU CRABE TOURTEAU à la tonkinoise ! »
« Hein ???? » Se raidit la jeune femme en se jetant un regard plaintif à son acolyte « Tu sais très bien que je déteste le crabe… »
« Chacun son tour… » Répondit Jack en confirmant la commande au serveur.
« Non mais il n’en est pas question ! » se révulsa l’experte médicale.
« Souviens-toi de notre marché Eileen… » Murmura le soldat décidément bien fourbe sur ce coup là.
« Non… mais… je… je… »
« Il faut vaincre tes aprioris… » Chuchota Big Boss en se frottant la barbe d’un air satisfait.
« … »
« Et Bien sûr, nous accompagnerons le tout avec une bonne bouteille de Château GUIRAUD année 60. »
« Très bon choix Monsieur... » Conclut le serveur en gribouillant la commande. Ensuite, il pivota sur lui-même et s'engouffra par la porte derrière lui.
Eileen réprima un gémissement, et fusilla du regard son acolyte visiblement très fier de sa vengeance.
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Les entrées arrivèrent assez rapidement. Elles furent dégustées dans un lourd silence. Paramédic ne semblait pas digérer le coup de Jack, elle le lorgna d’ailleurs avec rancœur.
« Délicieux ! » s’exprima Big Boss aux anges avec son foie gras.
« … »
« J’ai hâte de manger la suite »
Enfin, le serveur émergea à nouveau de sa cuisine avec deux grandes assiettes dans chacune de ses mains, et les posa délicatement, devant eux. "Je reviens tout de suite avec la bouteille." marmonna-t-il avant de disparaître de nouveau.
Eileen baissa les yeux sur la monstruosité qui lui fut servie, puis dévisagea Big Boss, qui l'ignorait totalement, trop occupé à engloutir sans cérémonie son imposant homard.
Eileen haussa les épaules et fixa son attention sur l'assiette devant elle. Rassemblant tout son courage, la jeune femme se saisit du crabe avec une main hésitante puis l'étudia un moment avant de se voir rebuter par l’ignoble odeur qui lui rappela sans mal celle desdéjections félines dans une litière de plus de 15 jours.
« Je ne peux pas… ! » s’exclama t’elle en reposant le crustacé.
« Hé ! tu vas remplir la part de ton contrat … »
« Je voudrais bien t’y voir… ! » gronda la jeune femme.
« Eh ! Dis ! J’ai mangé bien pire dans la jungle ! »
« Mais ça te plaisait !!!! »
« Je n’avais pas le choix d’aimer, je n’avais que ça sous la main ! » rétorqua le soldat en fronçant des sourcils. « Maintenant mange… »
Eileen offrit une mine boudeuse avant de s’obliger à décortiquer le corps de la bestiole et à mordre une minuscule bouchée, inclinant légèrement la tête tandis qu'elle mâchait lentement, très lentement…
« Votre vin… Monsieur…» Intervint le serveur qui se vit arracher soudainement des mains la bouteille.
« Donnez !!!! Vite !!! » Ordonna Paramedic.
Cette dernière porta à ses lèvres la boisson alcoolisée et en avala une grande quantité avec la délicatesse d’un ivrogne. Elle rinça avec reconnaissance le souvenir de la nourriture dans sa gorge, le rire de Big Boss accompagnant son goulot.
Eileen s’essuya machinalement la bouche sous le regard hébété du serveur et le fou rire de Jack qui ne pouvait absolument plus se contenir… Paramedic ne dit mot, et profita du spectacle… Jack riait… Quand était-ce la dernière fois qu'il avait ri d'aussi bon cœur ? La jeune femme savoura ce moment… Il n'y eut plus de morts, de souffrance, de chagrin... uniquement cet instant unique, un bonheur simple qui laissa quelques instants de côtés les malheurs du soldat.
« Allez Eileen, j’ai pitié de toi… donne moi ton crabe et choisis ce que tu veux… » Dit-il en reprenant son souffle.
« Vraiment ? »
« Ah ah ah… Si je te le dis…»
La jeune femme ne se fit pas prier et poussa l’immonde plat vers son acolyte qui se frotta les mains à la vue des deux assiettes.
« Je vais me R-E-G-A-L-E-R… »
« Jack… tu m’épateras toujours… » Sourcilla l’experte médicale « je n’ai jamais vu un goinfre comme toi… »
« Je le prends comme un compliment… » Sourit le soldat en se dépêchant d’entamer le crustacé devant une Paramédic répugnée qui se contenta finalement de commander de modestes pennes à la sauce au saumon.
« Dis, tu savais que le plus grand crabe du monde vivait dans les profondeurs de la fosse des Kouriles, un véritable monstre ! C’est le crabe araignée du Japon. Adulte, il peut atteindre une envergure de 4 mètres avec ses pattes, sans compter sur… »
« Eileen ! » coupa Big Boss en fronçant ses sourcils.
« Oui ? »
« Ca ne m’intéresse pas… ! » répondit-il avec franchise avant d’avaler une nouvelle bouchée.
« Je vois » la femme médecin leva les yeux en l’air « Tant que ce tu manges est comestible, le reste t’importe peu… n’est ce pas ?... »
« La loi de la jungle… tout simplement… » Répondit le soldat avec un rictus aux lèvres.
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Le repas terminé, les deux amis décidèrent de retourner à l’appartement pour y prendre le café. En rallongeant leur promenade lors d’un détour par Central Park, ils tombèrent sur des animations en plein air.
"Regarde là bas... Allons-y !" s'écria Eileen avec excitation, en désignant du doigt les petites tentes disposées les unes à côté des autres.
Une petite foule était s’y était concentrée, au point que Big Boss et Paramédic durent à maintes reprises marcher en crabe pour éviter les collisions. En accompagnement, un petit orchestre jouait une entrainant musique festive étouffée partiellement par le vacarme assourdissant des conversations et des rires des anonymes.
Les échoppes étaient parsemées de présentoirs de tailles et d'utilisations variées, offrant par exemple de la nourriture et des boissons à emporter, des jeux de hasard, et des souvenirs.
Eileen s'arrêta soudain devant un stand de jeu, recouvert d'animaux en peluche, de jouets, de poupées, et beaucoup d'autres gadgets adjacents à leurs cibles respectives, dont la taille et la position étaient proportionnelles à la valeur de la récompense.
"La Demoiselle souhaiterait que son Chevalier gagne un prix à son attention." annonça la jeune femme, en joignant ses mains et en les plaçant le long de sa joue, en adoptant l'attitude d'une noble capricieuse.
" Quelle actrice tu fais… » se moqua Big Boss qui pourtant, lui rendit la réplique "Est-ce là votre seul souhait ? Et lequel de ces trésors inestimables désire la gente Dame ?" articula Jack, en désignant la collection d'objets sur le présentoir.
« Eh bien, très cher, il n'est aucunement nécessaire de douter à ce sujet. Je veux, bien entendu, le trésor le plus coûteux et le moins aisé à atteindre... Celui-ci. » Expliqua-t-elle, en pointant du doigt un écrin en bois sculpté situé à l'arrière du stand, et dont la cible correspondante n'était pas plus grande qu'une pièce d’un dollar.
L'homme derrière le présentoir rit tout seul dans sa barbe. Intégrer ce petit coffret parmi les nombreuses récompenses avait été une idée de génie : en peu de temps, il s'était bien rempli les poches avec les bénéfices que cette attraction engendrait. Un autre poisson qui mord à l'hameçon, songea-t-il gaiement. "C'est cinq dollars par tentative. Combien en voulez-vous ?"
"Une seule." répondit Jack en fouillant ses poches pour en extraire un billet qu'il tendit à l'homme.
Quel imbécile, pensa joyeusement l'homme, lorsqu'il prit l’argent et remit à son « pigeon » une balle miniature semblable à ce qui était utilisé pour le golf. Aucune chance que ce borgne atteigne la cible… !
Big Boss se tourna et aligna son oeil valide avec son bras étendu devant lui, puis projeta mollement la sphère sur la cible, déclenchant au même instant un retentissement de cloche.
"Merde… Ce n’est pas ma soirée." jura tout bas l'homme lorsqu'il se saisit à contrecœur de la récompense et l'offrit à la jeune femme. Tant pis, s'il devait perdre quelque chose, autant que ce soit ce joli bibelot.
Eileen applaudit, un large sourire illuminant son visage quand étudia l'écrin sous tous ses angles.
Jack remit les mains dans les poches de son manteau, ravi de lui avoir fait autant plaisir. Il observa I’ experte médicale ouvrir le coffret, la bouche grande ouverte sous l'effet de surprise lorsque le mécanisme interne se mit à jouer un air... une mélodie pleine de mélancolie.
"Merci beaucoup." annonça-t-elle joyeusement.
"Il n’y a pas de quoi… je suis content que cette boite à musique te plaise " répondit le soldat en levant le nez vers les étoiles. A cet instant, une aura de tristesse transforma peu à peu son visage, révélant une soudaine culpabilité. « Je voulais m’excuser, je n’aurai pas du prétendre que je ne voulais pas de ta compagnie… »
Paramédic abasourdie, ne put que le laisser poursuivre.
« La vérité est que cette soirée, aussi bizarre fut-elle, m’a été d’un grand réconfort… »
« Jack… » Voulut répondre la jeune femme.
« Attends laisse moi finir… s’il te plait… » Pria le soldat « Il y a une chose que j’ai apprécié ce soir… »
« DRACULA ?» demanda la femme médecin avec ironie.
« Ah non… ça ne risque pas ! » sourit l’homme barbu.
« Quoi alors ? »
« Tu ne m’as pas demandé une quelconque explication, tu n’as pas essayé de jouer la psy avec moi... Non… tu as juste été là, en tant qu’amie et tu as comme si de rien n’était… » Jack se rapprocha de la femme médecin et prit soudainement son visage en étau, ses deux mains chaudes pressant délicatement ses joues rougies par l’émotion. Il approcha ses lèvres, près, très près… puis il ferma les yeux et lui déposa un inattendu baiser sur le front. « Merci… Eileen »
Paramédic se remit doucement de ce geste inhabituel de la part de Jack et soupira d'aise "Parfois, tu peux être vraiment doux, ce qui est impensable pour une brute dans ton genre !"
"Je ne vois aucune raison de m'insulter ainsi." rétorqua le soldat, amusé.
La jeune femme s’accrocha au bras de Big Boss et entama un éloignement des stands d’animations.
« Dis… Tu penses que tu vas cauchemarder de Dracula cette nuit ? »
« Il ne vaut mieux pas pour toi… » Grimaça le soldat en déglutissant discrètement « Allez rentrons, tu vas prendre froid… »
« Belle excuse… » Taquina Eileen.
« T’arrête jamais toi ? hein ? » Gronda Big Boss.
« Qui aime bien, châtie bien… » Fut la réponse.
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Cabinet médical – FOXHOUND – 1995
Si Paramédic n’avait à garder qu’un seul souvenir de Big Boss, ce serait celui là…
Jamais plus elle ne retrouvera ces conversations amusantes qui dégénéraient en plaisanteries innocentes.
Jamais plus elle n’aura droit à cette compagnie qui constituait un refuge de consolation, bien que bref, face à sa solitude, cette entité qui était devenue comme une personne à part entière, à l'extérieur de son corps, et qui la suivait de loin, tapie dans l'obscurité, à l'observer attentivement....
Jamais plus elle ne verra Jack rire aux éclats…
L’experte médicale ouvrit le tiroir de son bureau et entreprit la recherche d’un objet, sa main attrapa la boîte à musique. Eileen se saisit de l'écrin, souleva le couvercle et se cala au fond de son fauteuil pour écouter la mélodie, tandis qu'une unique larme dévalait le long de sa joue.
A suivre…