Mass Effect - Une Nouvelle Ère
Il y avait eu un grand bruit, une lumière aveuglante, puis les ténèbres. Quand il put rouvrir les yeux, l’enfant était là, encore, à courir entre les arbres décrépits et les silhouettes fantomatiques du rêve en noir et blanc qui le poursuivait depuis l’attaque de la Terre. Les grondements sourds des vaisseaux moissonneurs résonnaient toujours mais de plus en plus faiblement… Le feu qui consumait les silhouettes de ce songe cauchemardesque semblait perdre en intensité, mais ne laissait place qu’à des corps calcinés et des branches noircies. Et le garçon courait toujours devant lui sans qu’il ne parvienne à le rattraper.
Pourtant il n’abandonnait pas, sa poitrine le brûlait à chaque inspiration, ses membres lui donnaient l’impression de vouloir se disloquer au prochain effort qu’il leur imposerait, mais il continuait malgré l’impression d’étouffement qui l’oppressait. Il n’en pouvait plus, mais la vision ne voulait plus s’arrêter et il ne pouvait pas lui échapper. Était-ce vraiment un rêve ? Ou est-ce qu’il était mort sur la Citadelle ? L’idée, lentement, s’était insinuée dans son esprit.
Mais le pire, c’était les murmures, de ceux qu’ils avaient vu mourir, les dernières paroles de Kaidan ou de Mordin, les hurlements des prisonniers des Récolteurs et de la foule en panique lors de l’attaque des Moissonneurs, de tous ceux qu’il n’avait pas pu sauver. Et aussi ceux des autres, ceux qu’il avait quittés lors de l’assaut final sur le Conduit de Londres. Garrus, Ashley, Joker, IDA, Liara, James… Et Tali… S’il était mort et qu’il les entendait, est-ce que ça voulait dire qu’ils étaient morts eux aussi ? Cette pensée le rongeait, culpabilisante, et l’étouffait peu à peu. Et les derniers mots de Tali qui résonnaient sans arrêt… « Revenez-moi ». Sans cesse il entendait la dernière parole de celle qu’il aimait, cette promesse qu’il ne pourrait jamais réaliser…
Ce cauchemar dura longtemps, tellement que Shepard n’arrivait plus à se souvenir depuis combien de temps. Mais finalement, quelque chose changea, les murmures s’éteignirent peu à peu. Seul le « Revenez-moi… » de Tali demeurait, effaçant les autres. La lumière se fit de plus en plus crue, forte. Les silhouettes se firent moins nombreuses, plus vaporeuses et semblant se dissiper peu à peu dans le lointain. À la fin, même l’enfant finit par disparaître au loin dans un rayon de lumière aveuglante et Shepard arrêta de courir, levant les yeux vers cet éclat qui effaçait tout autour de lui. Il était si blanc qu’il lui brûlait ses yeux alors que la douleur dans ses membres et dans son corps se faisait plus lancinante et plus précise. « Revenez-moi » résonna une dernière fois, puis ce fut le silence. Et enfin, pour la première fois depuis ce qui semblait une éternité, Shepard sentit ses poumons brûler lorsqu’il inspira, et il ouvrit les yeux.
Le commandant était allongé dans une pièce qui semblait presque immaculée. Il cligna des yeux mais tout restait flou et blanc, agressif presque. Son corps entier était douloureux et il avait du mal à respirer. Shepard eut le réflexe de vouloir se redresser mais ses muscles protestèrent avec suffisamment de force pour le convaincre de rester allongé. Il repensa aussitôt à son réveil sur la station du Projet Lazare, en plein chaos alors que les mécas s’étaient retournés contre Cerberus. Si on lui avait dit qu’un jour il aurait un réveil plus difficile…
Ses yeux se réaccoutumèrent peu à peu à la lumière. Murs blancs, plafonds blancs, pas aussi éclatants qu’il l’aurait d’abord cru, mais quand même. Il réalisa ensuite qu’une grande partie de son corps était en fait immobilisé, couvert de bandages et d’attèles qui emprisonnaient plusieurs de ses articulations. Divers câbles et cathéters le reliaient à une poignée de machines de soins installées près de son lit, légèrement différentes que ce qu’il avait eu l’habitude de voir dans les cliniques humains ou encore celles de la Citadelle. Sang, sérum physiologique, nutriments… Un tube passé entre ses lèvres pour l’aider à respirer… Bien que son cerveau soit encore cotonneux, il comprit qu’il devait être là depuis quelques temps déjà…
« Bonjour. »
Il reconnut la voix féminine désincarnée d’une IV aussitôt qu’elle retentit dans la pièce. Le commandant n’eut qu’à tourner un peu la tête pour voir d’où elle provenait : un projecteur holographique intégré dans le sol de sa chambre de soin.
« Je suis Hygée, l’IV médicale du centre de soins d’urgence temporaire Dufourmentel. Veuillez patienter, les médecins ont été prévenus de votre réveil et seront bientôt à vos côtés. Détendez-vous en attendant leur arrivée. »
Shepard refixa son attention sur le plafond. Centre de soins d’urgence ? Qu’est-ce qu’il s’était passé là-haut déjà ? Il se souvenait d’avoir vidé son chargeur sur un appareil critique du Creuset, il se souvenait de l’explosion et du flash de lumière. Puis seulement ce rêve dans lequel il avait cru se perdre. Comment avait-il pu survivre à une telle explosion ? Maintenant qu’il avait fini de reprendre conscience, il se rendait compte qu’il avait du mal à trouver une seule partie de son corps qui ne soit pas douloureuse. Des dizaines de questions lui venait en tête mais ce n’était pas une IV qui allait lui répondre, d’autant plus s’il avait ce tube enfoncé dans la gorge.
Un instant il eut envie de l’enlever lui-même et il tenta de lever la main pour venir le retirer mais la douleur qui le saisit à l’épaule l’arrêta. Ses muscles semblaient rouillés et figés. Le commandant serra les dents mais décida qu’il était sans doute plus sage de ne pas en demander trop à son corps tant qu’il ne savait pas ce qu’il avait.
Et justement, le bruit de la porte pressurisée qui s’ouvrait attira derechef son regard vers l’entrée de la chambre. Deux silhouettes, en combinaisons médicales intégrales et impeccablement immaculés, entrèrent dans la pièce. Leurs têtes étaient recouvertes par ce qui semblait être des cagoules de décontamination, reliées à un filtre situé à l’arrière de la combinaison. Leurs larges visières transparentes permirent à Shepard de rapidement identifier l’une des deux personnes qui venaient d’entrer dans la pièce.
« Shepard, heureuse de voir que vous êtes enfin réveillé. » dit Miranda avec un petit sourire.
Le commandant voulut encore porter la main jusqu’à la sonde d’intubation mais la jeune femme le retint.
« Doucement Shepard, il a fallu vous placer en respiration assistée pendant plus de dix jours, alors laissez-nous vérifier que vous êtes vraiment en état de respirer seul, dit-elle doucement. Et laissez-moi vous présenter le Dr Samp, avec qui je travaille pour vous remettre sur pied. »
Le médecin en question, un petit homme avec un visage sévère, la peau sombre et une magnifique moustache teintée de poivre et sel, se contenta d’un simple « bonjour ». Puis, sans aucune formalité, il activa son omnitech médical et passa son bras par-dessus le torse de Shepard, scrutant attentivement les résultats du scanner. Sans montrer plus d’émotions, il fit un signe de tête affirmatif à Miranda et celle-ci entreprit de doucement retirer le tube qui l’avait aidé à respirer lorsqu’il était inconscient. La manœuvre n’eut rien d’agréable : sa gorge était sèche, desséchée et brûlante, mais au moins le corps étranger avait été retiré. Il déglutit un peu de salive pour l’apaiser.
Miranda et le Dr Samp s’affairèrent de longues minutes autour de Shepard, passant des écrans de contrôle de l’appareillage médical à leurs omnitechs, échangeant en chuchotant des commentaires sur l’état de Shepard et sur l’avancée de la cicatrisation. Le commandant les laissa faire sans rien dire jusqu’à ce que la jeune femme finisse par lui demander :
« Vous vous sentez comment ?
— Comme si… un cuirassé m’était tombé dessus… puis avait explosé… dit-il difficilement.
— Oui, je pense que vous n’êtes pas loin de la vérité. Suivez mon doigt sans bouger la tête. »
La jeune femme gardait un air sérieux, mais derrière le ton professionnel qu’elle affichait, Shepard sentait poindre un profond soulagement. Elle et l’autre docteur entamèrent une série de tests sensitifs, moteurs et neurologiques pour vérifier si le commandant avait des séquelles suite à son coma. Après un long moment durant lequel ils l’auscultèrent de la tête aux pieds, le Dr Samp finit par déclarer à l’intention de Shepard :
« La récupération nerveuse semble bonne pour l’ensemble des membres et la microchirurgie a l’air d’avoir parfaitement atteint ses objectifs, annonça le Dr Samp. Vous n’avez à priori aucune séquelle neurologique, du moins rien de permanent. Je reviendrai vous voir au cours de votre séjour ici.
— Vous avez été digne de votre réputation Dr Samp, l’interrompit presque Miranda alors qu’il s’était déjà retourné pour partir.
— On ne m’aurait pas choisi sinon, répondit l’autre avec d’un ton sec. Je vous laisse avec le commandant, j’ai beaucoup d’autres patients qui m’attendent. Je vous dis donc à plus tard commandant Shepard. »
Et sans rien ajouter de plus, il sortit de la pièce. Miranda se replongea dans les résultats d’examen de son omnitech tout en parlant doucement à Shepard :
« Et on dit de moi que je suis une femme de glace… Enfin sa réputation avant-guerre était l’une des meilleures, et c’est la moindre des choses que de reconnaître qu’il la mérite effectivement… murmura-t-elle en terminant de lire les analyses sur son omnitech.
— Et donc… c’est encore vous qui… me réparez ? articula péniblement le commandant avec sa gorge meurtrie.
— Et oui, il faut croire que vous avoir fait revenir d’entre les morts il y a trois ans a fait de moi une spécialiste de la question.
— Bien… Je n’aurais pas pu… espérer mieux.
— Merci. La première fois il ne restait pas grand-chose d’intact quand on vous a récupéré, alors que cette fois-ci au moins vous respiriez encore. Un peu. »
Shepard fut surpris de la voir s’interrompre pour se détourner un court instant. Quand elle retourna son visage vers lui, il put une distinguer malgré la visière une poignée de larmes qui coulaient sur ses joues.
« Bon sang Shepard, quand ils vous ont retrouvé… Ça faisait déjà deux jours. On avait presque perdu tout espoir, surtout après les explosions qui ont ravagé le Creuset et la Citadelle. À vrai dire, ça ne s’est pas joué à beaucoup de choses, quelques heures de plus et vous n’auriez peut-être pas…
— Vous m’aviez déjà ressuscité une fois…
— Rien ne dit que j’aurais eu de quoi renouveler l’exploit. Ça a demandé tellement de ressources la première fois…
— Du moment… que personne n’aurait prévu de faire… un autre clone… »
Miranda ne put retenir un éclat de rire, laissant enfin transparaître tout entier son soulagement. Puis le commandant la vit reprendre son sérieux même si elle avait gardé le sourire. Elle reprit :
« J’ai l’impression qu’une seule fois vous a suffi.
— Oui. Et il y a eu… beaucoup de casse ?
— A vrai dire, ça serait plus rapide de vous faire la liste de ce qui était encore en un seul morceau… Pour faire court, vous vous êtes fracturé le bassin, plusieurs côtes qui ont perforé un poumon, un fémur, les deux bras et une cheville. Vous avez des lésions nerveuses de la moelle épinière à trois endroits différents, et vous avez des brûlures et des lacérations diverses sur l’ensemble du corps. Ah, et vous avez fait un coma de presque 15 jours.
— Effectivement… Et pourquoi… Les combinaisons… ?
— On ignore encore la vraie nature de la décharge d’énergie qui a parcouru le Creuset mais les radiations qui ont résulté ont détruit votre moelle osseuse. C’était facile à guérir, il a suffi de vous cloner quelques cellules souches et de les réinjecter au cœur de vos os, puis d’attendre quelques semaines que la moelle osseuse se régénère. Sauf qu’en attendant vous n’avez plus de système immunitaire, d’où l’environnement stérile. »
Le commandant acquiesça doucement, il avait compris l’essentiel.
« Oui…, Shepard hésita un instant avant de continuer. Et les autres… ? Le reste de l’équipe… ? »
— Tout le monde va bien Shepard. Tout le monde a eu droit à son égratignure, parfois un peu plus, mais vous êtes de loin le plus amoché. Pour changer.
— Même IDA ?
— Même IDA. Pourquoi ? demanda-t-elle curieuse.
— Et bien… Sur la Citadelle… »
Avant qu’il puisse terminer sa phrase, il fut pris d’une quinte de toux douloureuse, sa gorge irritée l’emportant finalement sur ses efforts pour parler.
« C’est bon, nous reparlerons de ça plus tard Shepard. Votre corps a besoin de repos et de temps pour cicatriser. »
Elle avait posé sa main sur l’épaule du commandant qui hocha doucement de la tête.
« Je vais augmenter la dose d’analgésiques pour que vous soyez plus à l’aise. Attendez-vous à avoir quelques visites mais en raison de votre état de santé nous avons dû les restreindre pour limiter les risques au maximum, même si nous avons fait une poignée d’exceptions… Aucun soucis en ce qui concerne les contacts par holovision, mais vu l’état du réseau ne vous étonnez pas si en dehors des communications prioritaires il y a des coupures ou de la perte de débit. D’ailleurs, l’amiral Hackett a souhaité vous parler dès que possible. Je vais vous dire la même chose qu’à lui : cinq minutes. Pas plus. »
Tandis qu’elle parlait, le commandant sentait la douleur qui s’atténuait peu à peu alors que le médicament faisait son effet, apaisant la brûlure sèche qui avait déclenché sa toux un instant plus tôt.
« Si vous besoin de quelque chose, n’hésitez pas à demander à l’IV du centre médical, d’accord ?
— Merci Miranda.
— Non, merci à vous Shepard…, répondit-elle d’une voix douce. Faites-moi plaisir, prenez le temps de vous reposer maintenant. »
Elle lui fit un dernier sourire puis elle quitta la pièce en empruntant la porte pressurisée. Quant à lui le commandant poussa un soupir de soulagement en sentant l’antidouleur qui achevait d’endormir les douleurs qui le traversaient. Il laissa un moment dériver son regard sur le plafond immaculé de la pièce, éclairée par une lumière douce, avant de fermer les yeux.
La guerre était finie, les Moissonneurs détruits. Et pourtant tout semblait… irréel, comme s’il n’était pas vraiment revenu. Même une fois la douleur éloignée par les antalgiques, il y avait encore comme une légère tension dans son corps, une sensation sourde et diffuse qui l’empêchait de vraiment sentir se sentir serein.
Ses pensées furent interrompues par un faible tintement retentissant juste avant que la voix de l’IV ne s’élève à nouveau.
« Commandant, communication prioritaire de l’amiral Hackett, il souhaiterait vous parler. »
Shepard rouvrit les yeux, inspira et expira lentement. Il venait de se réveiller d’un coma de près de deux semaines et pourtant il se sentait déjà épuisé, comme vidé de son énergie…
« Commandant ? Souhaitez-vous que je dise à l’amiral de vous contacter plus tard ? demanda Hygée.
— Non c’est bon. Faites le patienter juste un instant, que je m’installe mieux. »
Si les médicaments avaient libéré sa gorge de douleur, il ressentait toujours une gêne. Il demanda à l’IV de remonter un peu le relève-buste du lit pour être dans une position plus confortable pour la conversation avec l’amiral. Le léger bourdonnement du projecteur holographique en cours d’allumage s’éleva dans la pièce et la figure de l’amiral Hackett, coiffé de son habituel képi, apparut bientôt devant lui.
En l’apercevant, le commandant remarqua qu’il semblait avoir vieilli de quelques années depuis leur dernière rencontre : ses traits étaient creusés et ses yeux marqués de profonds cernes. Mais quand Shepard croisa son regard, il put voir qu’il y coulait toujours la même force et la même détermination qu’auparavant.
« Shepard ?
— Content de vous voir entier amiral.
— Bon Dieu Shepard, et moi donc ! Quand j’ai appris qu’on vous avait retrouvé vivant dans les décombres du Présidium, franchement je n’y croyais pas au début.
— J’ai la peau dure…
— Effectivement », dit l’amiral Hackett avant de laisser s’écouler un court silence.
« Shepard, je… je n’ai pas de mots pour exprimer ma gratitude, vous nous avez sauvés, vous nous avez tous sauvés. »
Il y eut de nouveau une pause dans les paroles de l’amiral. Sa voix avait un peu tremblé lorsqu’il s’était exprimé, trahissant une certaine émotion. Mais quand il recommença à parler, elle avait retrouvé son timbre normal.
« J’ai des dizaines de questions qui me viennent à l’esprit, sur ce qui s’est passé après que vous ayez franchi le Conduit de Londres et à bord de la Citadelle… Mais Melle Lawson m’a bien fait comprendre que vous aviez besoin de repos, alors votre rapport complet attendra bien que vous ayez repris des forces.
— Merci amiral, dit le commandant.
— Pour être franc, c'est une autre raison qui m'a poussé à vous contacter dès votre réveil. Je voulais vérifier si… si vous étiez vraiment revenu. »
Le commandant fronça les sourcils en entendant la réponse de l’amiral. La silhouette holographique du gradé ramena ses mains dans son dos avant que Shepard ne lui demande :
« Comment ça ?
— J’avais besoin de voir de mes propres yeux que non seulement votre corps, mais aussi votre esprit avaient survécu. Melle Lawson m'a déconseillé d'aborder le sujet aussi tôt, mais nous allons encore avoir besoin de vous commandant. Je vais encore avoir besoin de vous.
— Pas encore une galaxie à sauver j’espère… ? demanda Shepard, à moitié sérieux.
— Non commandant, répondit Hackett avec un petit sourire. Je vous rassure, ça sera sans commune mesure avec la guerre des Moissonneurs. »
L’amiral arrêta rapidement de sourire et son regard se fit nettement plus grave.
« La situation reste critique. Entre les pertes humaines et les destructions des villes sur Terre, il va nous falloir des mois pour prendre en charge l'ensemble des réfugiés, des années pour la reconstruction. Sans compter que l’impulsion énergétique du Creuset a fracturé la Citadelle en de nombreux fragments et également endommagé sévèrement les Relais…
— La Citadelle a été détruite lors de la mise à feu? L’arrêta Shepard, sentant une barre glacée saisir sa colonne vertébrale.
— Brisée en fait. La décharge venue du Creuset a surchargé l’ensemble des systèmes de la station, provoquant une cascade de dysfonctionnements de grande ampleur. Les explosions qui en ont résulté, et la perte des systèmes gravitationnels principaux, ont fissuré aussi bien les bras des Secteurs que l’anneau du Présidium.
— Et les gens ? Les habitants et les réfugiés ? » demanda Shepard d’une voix blanche.
L’esprit de Shepard s’était soudain mis à tourner à toute vitesse, faisant défiler ses souvenirs dans sa tête, de ses rencontres avec les habitants de la Citadelle, de la foule anonyme qu’il avait toujours vu se presser sur le Présidium et dans les Secteurs. Hackett sembla avoir perçu son malaise puisqu’il s’empressa de répondre :
« Il y a eu des victimes mais on a réussi à sauver une bonne part de la population de la Citadelle. Ces gens ont eu deux chances : la première a été que lorsque les Moissonneurs ont pris la Citadelle, ils agissaient dans la précipitation, pour la mettre hors de portée du Creuset. En fait, après avoir repoussé le SSC et s’être emparé du Présidium, ils semblent s’être contentés de sceller les secteurs et d’abattre tout vaisseau qui aurait tenté de décoller de là. Et avec notre propre contre-attaque, ils n’ont pas eu le temps d’étendre leur moisson au-delà du Présidium.
— Je vois... et la seconde chance ?
— Il semble que les Moissonneurs avaient conçu la Citadelle pour être encore plus résiliente qu’on ne le pensait... Elle n’a pas survécu à la décharge du Creuset certes, mais des systèmes gravitationnels et des générateurs de secours ont tenté de prendre le relais des systèmes principaux un peu partout. Ils ne devaient pas être prévus pour une catastrophe de cette ampleur mais ils ont réussi à maintenir une pesanteur et une atmosphère suffisamment longtemps pour que nous arrivions à évacuer la plupart des survivants.
— D’accord... dit Shepard avec soulagement. Et vous avez parlé des relais aussi ? Ils sont endommagés à quel point ?
— Ils sont hors-service. Nous en avons la confirmation pour ceux de Charon, de Palaven, de Sur’kesh et de Thessia. Les quelques communications que nous sommes parvenus à établir sont catégoriques, et à vrai dire rien n’indique qu’un seul relais ait été épargné dans la galaxie même si nous sommes toujours sans nouvelles de nombreux secteurs. Nos scientifiques et nos ingénieurs en ont fait une de leurs priorités, mais nous n’avons aucune idée de quand ils fonctionneront de nouveau, ni même de si c’est à notre portée. »
Tandis que l’amiral parlait, le commandant avait fermé les yeux. S’il n’avait pas la prétention de comprendre toutes les conséquences, il appréhendait parfaitement la situation : les flottes alliées bloquées sans ravitaillement dans le système Hélios, l’impossibilité d’obtenir de l’aide des autres secteurs galactiques et l’Espace Concilien qui devenait de facto un archipel de systèmes isolés les uns des autres. Et tout ça juste à la conclusion de la guerre la plus destructrice qu’ait connu la galaxie en 50 000 ans, au moment même où des dizaines de planètes et leurs dizaines de milliards d’habitants avaient le plus besoin d’une aide d’urgence.
En rouvrant les yeux il réalisa à quel point l’homme qu’il voyait par holovision devait être épuisé, et comme sa voix trainait parfois en fin de phrase... Lui-même sentait son cœur battre un peu plus vite alors qu’il réalisait l’ampleur de la gravité de la situation malgré la fin des Moissonneurs. Il déglutit.
« Et... et le Conseil... ?
— On est sans nouvelles depuis l’attaque des Moissonneurs... La rumeur court que Sparatus, le conseiller turien, serait mort les armes à la main, mais sinon on n’a rien de concret pour l’instant, et ça nous prendra du temps de vérifier l’identité de tous ceux qui ont été secourus sur l’épave de la Citadelle. »
À côté de lui, un des appareils médicaux qui le surveillaient commença à émettre un bip sonore, faisant réagir Hackett qui s’interrompit brusquement.
« Je vais vous laisser vous reposer commandant...
— Vous ne m’avez toujours pas dit ce que vous attendiez de moi... »
L’amiral sembla hésiter un instant avant de se lancer, d’une voix qui ne cachait plus son propre épuisement :
« Vous êtes un unificateur Shepard... C’est vous et votre équipe qui avez forgé l’alliance qui nous a finalement permis de l’emporter. Je ne vais pas vous demander de repartir dans une mission suicide à l’autre bout de la galaxie mais j’ai besoin que vous soyez là, que vous soyez présent pour le rappeler aux politiques, aux gens sur Terre et aux réfugiés. La guerre contre les Moissonneurs n’a laissé que le chaos et la désolation partout derrière elle, les gens ont besoin d’espoir… Et c’est vous, le commandant Shepard, qui symbolisez le mieux cet espoir. »
Il avait terminé sa dernière phrase sur un ton solennel, peut-être un peu forcé quand même. De son côté le commandait sentait la fatigue qui le gagnait depuis le début de leur conversation peser de plus en plus sur ses épaules… Pas seulement la fatigue en fait. Il réalisa que son cœur semblait se tortiller dans sa poitrine tandis qu’une sensation froide, sourde et insidieuse enveloppait ses poumons… La situation était-elle vraiment moins désespérée malgré la défaite des Moissonneurs ? Et combien de gens allaient encore mourir des conséquences de cette guerre sans qu’il puisse les sauver ? Repoussant tant bien que mal ces idées noires, Shepard mobilisa le peu de force qu’il avait pour se ressaisir et pouvoir répondre à l’amiral sans laisser paraître le malaise qui l’avait saisi.
« Oui je comprends amiral, et vous pouvez compter sur moi.
— Merci Shepard, vous ne réalisez pas à quel point cela va être important dans les mois à venir, répondit Hackett avec un soulagement visible.
— J’espère juste être opérationnel dès que possible.
— Vous verrez ça avec les médecins Shepard. Prenez le temps qu’il faudra et en attendant, l’annonce de votre retour parmi suffira à nous redonner du courage. Reposez-vous et reprenez des forces. Hackett terminé. »
L’hologramme de l’amiral avait à peine fini de se dissiper que Shepard se laissa retomber dans son lit. Tout son corps lui criait son envie de se lever et de s’enfuir, d’échapper à tout ça. Il ferma les yeux et prit de grandes inspirations pour se calmer et tenter de se débarrasser de la crainte sourde qui s’était emparée de lui quelques instants plus tôt. Les Moissonneurs avaient été détruits, Tali et le reste de son équipe étaient vivants, alors d’où venait cette peur qu’il avait sentie fourmiller dans tout son corps ?
Il lui fallut de longues minutes pour parvenir à la chasser à peu près complètement… Mais il la sentait toujours, tapie dans un recoin de son esprit, comme si elle s’apprêtait à revenir à la moindre faiblesse. Il devait arrêter d’y penser. Shepard demanda à l’IV médicale d’allumer l’holovision, de mettre de la musique, n’importe quoi qui briserait le silence qui régnait dans la pièce stérile. Elle lui proposa un programme musical quelconque qu’il s’empressa d’accepter. Se focalisant sur la musique pour y perdre ses pensées, le corps anesthésié par les antalgiques, Shepard finit par sombrer dans un sommeil sans rêve.