Le secret
Les verrous magnétiques émirent un bruit sourd en se détachant du vaisseau. Seven surveillait la manœuvre de décollage, tout en sachant qu'elle n'aurait pas à intervenir. Danna T'Lohan était une pilote plus qu'expérimentée, et Sadio veillait au grain. Mais même si sa présence n'était pas absolument nécessaire, la jeune femme ne voulait pas manquer le spectacle. Le nez de l'appareil venait de se dégager des quais, et Danna entamait un demi-tour tout en l'éloignant. Il n'y eut pas la moindre secousse quand le Cyclone sortit du champ gravitationnel de la station, l'asari maîtrisait parfaitement la situation. La forte accélération du moteur SLM provoqua toutefois quelques bruits de chute à l'étage inférieur. Seven rit sous cape.
- Les bleus ont toujours un peu de mal à se faire aux départs, je suis sûre que ça vous est arrivé aussi lieutenant, fit remarquer Danna.
- Bien sûr, et mes supérieurs m'ont charriée comme je le ferais avec les nouveaux, rétorqua la jeune femme avec bonne humeur. Quelques bosses et quelques vannes, ça pourrait être pire comme baptême du feu.
L'asari eut un rire cristallin sans quitter ses écrans des yeux. La navigation entre les bras de la Citadelle, toujours difficile, réclamait une attention de tous les instants. Les vaisseaux y étaient nombreux et de toutes tailles, s'emplafonner un croiseur n'était pas à l'ordre du jour. Tout en admirant la virtuosité de Danna, qui se glissait entre les coques métalliques sans s'émouvoir, Seven observait les Secteurs défiler à travers le hublot du cockpit. Elle quittait la station sans même un pincement au cœur. Ni le Présidium, froid et guindé, ni les Secteurs, qui lui rappelaient parfois douloureusement la Terre, ne trouvaient grâce à ses yeux. Elle était contente d'en partir.
Quand enfin le Cyclone dépassa l'extrémité des bras, Danna donna une seconde accélération, plus puissante, pour échapper à l'attraction provoquée par la masse de la gigantesque station. Seven ne prêtât aucune attention cette fois aux jurons qui résonnaient par l'interphone depuis le pont inférieur, son regard était fixé sur les nuées de la Nébuleuse du Serpent. Alors que la Citadelle s'éloignait rapidement, l'espace autour du vaisseau se parait de couleurs éclatantes. Jamais elle ne se lasserait de ce spectacle. Le relais étant situé un peu à l'écart, le bâtiment tourna bientôt le dos à la Nébuleuse. Au travers des verrières, il n'y avait plus que le vide spatial et les étoiles .
Les trajectoires étaient calculées, Danna se détendit et fit pivoter son fauteuil. La frimousse mutine et souriante de l'asari se pencha vers Seven ; avec ses traits fins et harmonieux et son teint bleu foncé tirant sur le violet, la timonière du Cyclone ne paraissait pas ses deux cent soixante ans.
- Heureuse de repartir en mission, Dan ?
- Toujours, lieutenant. Je suis comme vous, je n'aime pas rester à terre trop longtemps, répondit la pilote avec un clin d'œil.
Seven sourit. Danna était toujours de compagnie agréable. Calme en toute circonstance, elle ne s'étonnait pas de grand-chose. Les deux femmes s'attelèrent à la check-list. Le protocole de l'Alliance en prévoyait une avant le départ, et une après, pour vérifier les systèmes. Heureusement, Sadio y mit du sien, et la tâche fut promptement bouclée.
- Passage du relais prévu dans deux heures et vingt minutes, annonça la voix désincarnée de l'IA.
- Et maintenant, vous êtes en vacances jusqu'à ce qu'on vous débarque, lieutenant ! plaisanta Danna.
L'équipe présente sur le Cyclone se divisait entre l'équipage proprement dit - comprenant le personnel de navigation, les ingénieurs, les techniciens, le médecin et les gardes de bord - et les escouades d'intervention au sol. Seven faisait partie des commandos, tout comme le colonel Alenko et les six turiens. Vu qu'il s'agissait d'éliminer une menace importante, et qu'on ignorait les forces en présence chez l'ennemi, les unités terrestres étaient particulièrement nombreuses. En plus des turiens et de celui formé par Kaidan, Seven et le caporal Lomin, la frégate avait embarqué quatre autres groupes, récupérés exceptionnellement dans les rangs de l'Alliance. Ils étaient principalement composés de jeunes recrues et de quelques sous-officiers. Pour beaucoup, c'était l'un des premiers voyages. Contrairement au personnel navigant, les équipes d'interventions au sol n'avaient pas grand-chose à faire avant d'être arrivés à destination, ce qui pouvait occasionner quelques problèmes.
- J'ai eu assez de vacances comme ça, rétorqua Seven avec un sourire. Va falloir se charger des bleus.
- Lieutenant, intervint la voix de l'IA, je crois qu'il y a un léger accrochage au pont inférieur.
- Qu'est-ce que je vous disais… soupira la jeune femme. Je m'en occupe, Sadio.
Quand elle sortit de l'ascenseur, la situation n'était pas loin de dégénérer. Un soldat avait pris à partie l'un des turiens, pendant que leurs escouades respectives se regardaient en chiens de faïence. Le turien en question semblait passablement agacé, mais s'efforçait de conserver son calme, tandis que la jeune recrue paraissait à deux doigts d'en venir aux mains. Adossé à une cloison, Garrus Vakarian observait la scène avec un détachement amusé.
- Je peux savoir ce qu'il se passe ici ? interrogea Seven d'un ton autoritaire en s'interposant entre les deux hommes.
Aucun ne répondit, se contentant de se lancer des oeillades furieuses. Chacun faisait une bonne tête de plus qu'elle.
- Quartier-maître Gilts, je vous ai posé une question ! tonna-t-elle en accrochant le regard de l'humain.
- Ce turien refuse de reconnaître qu'ils sont là pour nous surveiller et remettre des rapports au Conseil, provoqua le jeune homme.
- C'est ridicule, rétorqua l'alien d'une voix tendu.
- Pourquoi le Conseil nous aurait collé un Spectre alien sinon ?
- Calmez-vous immédiatement, Gilts, ordonna la jeune femme d'un ton sans réplique, sentant sa colère monter.
- ça fait des années que les turiens et les autres espèces conciliennes nous considèrent comme une race de seconde zone, comme des mômes à surveiller, y en a marre ! s'exclama le quartier-maître en faisant un pas vers son adversaire.
C'en était trop pour Seven. Le groupe de soldats observait la scène d'un regard mauvais. Gilts n'avait sans doute guère plus de vingt ans, hors de question de laisser ce gamin faire fi de ses ordres de cette manière. Elle réagit immédiatement au mouvement du jeune homme. Pivotant face à lui, elle lui balança un coup de poing bien ajusté à l'estomac, puis saisit son bras et le projeta à terre sans ménagement.
- Quand je vous donne un ordre, quartier-maître Gilts, j'attends que vous l'exécutiez sans discussion ! Ça vaut pour tout le monde ici, s'exclama-t-elle en jetant un regard noir aux soldats attroupés. Le prochain que je prends à se battre sur ce vaisseau, je l'expédie à fond de cale jusqu'à la fin de la mission à coups de pieds au cul, c'est clair ? Dégagez maintenant !
Tandis que les recrues de l'Alliance regagnaient leurs quartiers en marmonnant, Seven tendit la main à Gilts qui récupérait son souffle et le releva sans douceur.
- Quant à vous, si vous voulez que les aliens considèrent notre espèce comme digne de confiance, cessez de vous comporter comme un gosse capricieux, cracha-t-elle à voix basse. Et retenez bien ça : c'est la première et la dernière fois que vous désobéissez à un ordre direct, ou je m'occuperais personnellement de faire rentrer le principe de hiérarchie dans votre tête de pioche, pigé ?
Le jeune homme hocha la tête en grimaçant et rejoignit son escouade. Seven poussa un soupir excédé et se tourna vers le groupe de turiens. Elle n'en avait pas encore tout à fait fini avec les mises au point.
- À vous maintenant. Tant que vous serez sur ce bâtiment, vous vous plierez aux mêmes règles et à la même hiérarchie que le reste de l'équipage, et vous encourrez les mêmes sanctions. Gardez ça en mémoire. Je ne veux plus d'altercations de ce genre. Rompez.
Les aliens acquiescèrent en silence et s'éloignèrent à leur tour. Seven jeta un coup d'œil à Vakarian, qui n'avait pas quitté son air narquois.
- Qu'est-ce qui vous fait rire ?
- Vu votre dossier, je ne vous aurais pas imaginée aussi sévère avec vos hommes. Ni avec les miens.
- Vous imaginiez mal. Mon boulot, c'est de les ramener en vie, et s'ils n'en font qu'à leur tête, c'est perdu d'avance, rétorqua sèchement la jeune femme. Vos hommes sont des turiens, j'espère bien qu'ils montreront l'exemple.
- Vous l'avez dit : ce sont des turiens. Ils feront ce qu'ils ont à faire.
Seven hocha la tête. C'était l'avantage avec cette espèce : les conflits hiérarchiques étaient rares. Ils apprenaient l'obéissance au berceau. Cela confinait parfois à la bêtise pure et simple, mais au moins, c'était efficace. Mais une fois de plus, elle constatait le décalage de Garrus Vakarian avec cette façon de faire. Il lui manquait cette rigidité, allant souvent jusqu'au ridicule, qui singularisait sa race. Ça expliquait son statut de Spectre, il n'aurait jamais pu s'élever dans la stricte société turienne. Ce caractère indépendant pouvait tout autant être un inconvénient dans le cas présent.
- Et vous ? Vous avez l'intention de poser des problèmes ?
Seven n'ignorait pas que sa question pouvait être apparentée à de l'insolence, voire presque à de l'insubordination. Mais quelque chose lui disait que Vakarian se fichait de ces notions.
- Vous n'y allez pas par quatre chemins, lieutenant, remarqua-t-il en souriant.
- Ecoutez, je ne sais pas exactement pourquoi vous êtes ici, mais j'en ai quand même une idée. Le colonel n'a pas l'air de vous faire confiance, ni même de vous apprécier. Je veux simplement savoir si je peux vous tourner le dos sans risquer de me prendre une balle, au sens propre comme au sens figuré.
- Ma mission est la même que la vôtre, Cooper, répondit gravement Vakarian. Vous en faites pas.
Sur ces mots, il tourna les talons et regagna la batterie principale. L'altercation et la manière dont Seven l'avait gérée étaient très intéressantes. Mais il se demandait si lui pouvait faire confiance à la jeune femme.