Le secret
Kaidan attendait, dans le bureau du Conseiller humain, le bon vouloir de ce dernier, tout en pestant en lui-même de la nécessité de revêtir cette fichue tenue de cérémonie. Essentielle pourtant pour se glisser parmi les invités de la réception qui se déroulait à côté, et où il avait prié Harlan Lowb de le rejoindre. Mieux valait ne rien risquer et conserver cette entrevue aussi discrète, sinon secrète, que possible. Demander un rendez-vous officiel n’aurait été qu’une perte de temps et aurait attiré l’attention. Il tourna la tête vers les larges baies vitrées derrière lesquelles le spectacle sans cesse renouvelé du Présidium s’offrait aux regards. L’eau glissait lentement dans les bassins, paisible et transparente, reflétant avec douceur les lumières colorées des bâtiments alentour dans la nuit artificielle. Les étoiles qui brillaient dans le ciel holographique étaient factices. Les yeux de l’officier passèrent sans s’arrêter sur ce délicat tableau et se portèrent plus loin, vers le Secteur Hélios. Le bras assombri de la station, même à cette distance, semblait bien plus vivant que l’anneau central, qui restait froid et guindé malgré ses bassins et ses jardins. Les Secteurs n’étaient pas toujours chaleureux, mais ils pulsaient de vie à n’importe quelle heure en dépit de l’obscurité de l’espace, et les étoiles qu’on y voyait étaient bien réelles. Le Présidium était l’habitat des politiciens. À l’image de son ciel, tout y était faux. Les hommes autant que leurs promesses. Les plus proches alliés se révélaient être les pires ennemis.
Kaidan retint un mouvement d’humeur. Il avait déjà suffisamment eu affaire aux diplomates pour connaître leurs astuces. Cette attente n’avait qu’un unique but : lui remémorer qui tenait les rênes. Un Spectre pouvait toujours réclamer une audience privée à un conseiller, mais, fut-il de sa propre race, celui-ci n’aurait de cesse de lui rappeler que seul le Conseil de la Citadelle accordait leur autorité aux agents des Affaires Spéciales et Tactiques de Reconnaissance. C’était sans doute le prix à payer pour y avoir toléré un traître et une rebelle, même si le premier avait succombé déchu de tous ses privilèges et que la seconde avait sauvé la galaxie d’un énième anéantissement au mépris de sa vie. Shepard avait posé autant de problèmes morte que vivante… Anderson et l’Homme Trouble s’étaient apparemment entretués, c’était forcément elle qui avait activé le Creuset – la destruction de son corps allait dans ce sens.
Les dirigeants l’en avaient blâmée. Il leur fallait un responsable à la mutation pour conserver leur pouvoir quand l’opinion publique avait rejeté les effets du Creuset. C’était grâce aux combattants, aux résistances terriennes, turiennes et kroganes principalement, que la mémoire du commandant n’avait pas été sacrifiée sur l’autel de la politique. Tous ceux que les actes de Shepard avaient sauvés s’étaient levés d’un bloc pour la défendre. Dans l’ombre, Liara T’soni y avait aussi veillé. Kaidan sourit en évoquant le doux visage de l’asari. Elle avait été un soutien et une amie précieuse durant ces vingt-cinq années. La jeune scientifique inexpérimentée et terrifiée qu’ils avaient délivrée sur Thérum était devenue le personnage le plus puissant et le plus mystérieux de la galaxie. Elle y avait sacrifié son innocence, mais sa gentillesse restait intacte, malgré les horreurs de la guerre. Tous ne s’en étaient pas sortis à si bon compte. Et une fois de plus, elle l’avait tiré d’affaire.
La porte s’ouvrit pour laisser entrer Lowb. Le diplomate semblait passablement agacé d’avoir été dérangé et arraché à ses invités de façon si cavalière. Tandis qu’il sentait le regard du conseiller le passer au crible, Kaidan se prit une nouvelle fois à regretter Anderson. C’était un homme comme lui qu’il aurait fallu, pas un petit blanc-bec qui avait étudié les sciences politiques intergalactiques sans jamais quitter la Terre, ou presque. Le colonel aurait largement préféré voir Hackett à ce poste, mais son implication dans le projet Creuset avait desservi l’Amiral. Quelle ironie… Mais aussi désagréable qu’il soit, Lowb n’avait pas son pareil pour manipuler les autres conseillers. En cela, il se montrait au moins utile.
- Bien, réglons cette affaire rapidement, Alenko, déclara Lowb en s’asseyant à son bureau. Je suppose que vous venez pour le lieutenant Cooper.
- Vous supposez bien.
- Qu’avez-vous trouvé ?
Kaidan déploya son omnitech et transféra quelques fichiers sur l’ordinateur du diplomate. Celui-ci s’abîma quelques minutes dans sa lecture, puis reprit :
- Comment avez-vous eu accès à ça ?
- Un agent du Courtier de L’Ombre me devait un petit service, mentit le colonel avec aplomb.
- Je vois.
Lowb se tut et fixa son regard sur l’écran. Le silence devenait pesant. Kaidan le rompit :
- Monsieur, les conclusions du SSC sont claires : c’est Garhal qui a tué ces hommes. Et si on y ajoute les informations fournies par le Courtier, l’affaire prend une tout autre tournure. Le lieutenant Cooper a agi pour protéger sa vie. Elle était là au mauvais endroit au mauvais moment, rien de plus.
- Oui, c’est une habitude chez elle, remarqua Lowb. Cette fille vous cause bien plus d’embarras qu’elle ne vous rend de services, colonel.
Le conseiller leva la tête et planta son regard impassible dans celui du soldat. Pour le politicien, tout était déjà joué. Il voulait lâcher Seven. C’était un moyen sûr et efficace de dédouaner l’Alliance des erreurs de la jeune femme, sans avoir à inventer une excuse pour expliquer ces morts embarrassants. Mais ça, c’était hors de question. Pas avec ce que Liara avait découvert.
- En tant que son officier supérieur, c’est moi et moi seul que cela regarde, rétorqua Kaidan d’une voix glaciale.
- Détrompez-vous, cela regarde également l’Alliance, et par extension, moi. N’oubliez jamais que vous êtes humain avant tout, et elle aussi. La galaxie a les yeux tournés vers nous.
- Je suis un Spectre. Seven Cooper est un soldat placé sous mon autorité directe. Nous faisons notre travail comme nous l’entendons, ainsi qu’il en a été décidé par le Conseil voilà plusieurs millénaires. À vous de gérer les retombées politiques. C’est votre boulot.
Furieux, Lowb se leva.
- Mon boulot consiste à rendre acceptables les actes inavouables que vous avez à accomplir lors d’une mission pour le Conseil, Alenko ! hurla-t-il. Mais ne comptez pas sur moi pour couvrir les conneries d’une gamine désinvolte, qui souille sans honte l’uniforme qu’elle porte !
Kaidan se pencha vers le conseiller. Une colère brûlante flambait dans ses yeux. D’une voix sourde, en détachant distinctement chaque mot, il assena :
- Cette « gamine désinvolte » m’a sauvé la peau au moins quatre fois. Elle a pris deux balles pour moi, et une pour vous si ma mémoire est bonne. Ses états de service sont exemplaires, et je me réjouis à chaque mission de la compter dans mon commando, parce que je sais que si quelque chose venait à mal tourner, elle mettrait tout en œuvre pour achever l'objectif et sauver le plus de gens possible. Je confie ma vie à cette femme depuis quatre ans, et vous me demandez de la lâcher ?
Le conseiller était livide. Il ouvrit la bouche pour répliquer, mais Alenko poursuivit sans lui en laisser le temps :
- Il y a des dizaines de soldats qui profitent des autorisations et des vaisseaux de l’Alliance pour trafiquer des armes, du sable rouge, et d’autres saloperies du même genre. Vous le savez pertinemment. Amusant de voir comment une partie de l’argent produit par ces enfoirés se dirige vers le Présidium, d’ailleurs. Si vous avez besoin de redorer le blason de l’humanité, commencez par là, et laissez mon équipe tranquille !
- Souvenez-vous à qui vous vous adressez, Alenko ! éructa Lowb
- Je vous retourne le conseil. Évitez de refaire les mêmes erreurs qu’Udina. Shepard n’est peut-être plus là pour faire le ménage dans la corruption au sein du Présidium, mais je connais un bon nombre de gens qui seraient ravis de découvrir d’où le représentant humain tire ses crédits personnels. Le nom d'Emily Wong vous dit quelque chose, n’est-ce pas ? Elle n’en serait pas à son coup d’essai sur ce sujet.
Le visage du conseiller était crispé de colère. Celui de Kaidan n’exprimait que de la répugnance. Le chantage n’était certes pas son argument de prédilection, mais il fallait s’adapter à son ennemi, et le Spectre avait acquis une certaine habileté dans ce domaine en un quart de siècle. Les rats comme Lowb ne connaissaient aucun autre langage.
- Je constate que vous ne me laissez pas vraiment le choix, colonel, marmonna l’homme.
- C’est exact. Bonne soirée, Conseiller.
Sur ces mots, Alenko tourna les talons et sortit, laissant Lowb ruminer son humiliation.
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