Fraternité
Le lendemain, Tony fut réveillé par son intelligence artificielle. À dire vrai, il ne dormait pas vraiment ; il somnolait. Il n’avait pas pu fermer l’œil de la nuit. Il avait surveillé sa sœur, il avait guetté le moindre signe suspect de malaise. Ils avaient discuté pendant près d’une bonne heure avant que la jeune fille ne sombrât dans les bras de Morphée. Sereine et en sécurité, elle avait raconté sa journée — en partie — avec son travail d’illustratrice au journal du lycée, ainsi que cette ambition d’être à la tête de la présidence de l’association étudiante. Charline n’était pas une Stark pour rien. Elle était peut-être différente de son père et de son frère, mais elle avait cette fougue et cette détermination dans les veines. Sa fragilité ne l’empêcherait jamais d’avancer. Elle se relèverait après chaque chute et Tony serait présent pour la guider ; tel était son devoir de frère aîné.
Il était presque 5 h 30 lorsque J.A.R.V.I.S. rappela son créateur. Ce dernier avait été averti que son associé, Obadiah, patientait dans le salon de la demeure. Après avoir eu vent de la désertion de son ami pour la réunion à New York, il avait jugé bon de débarquer dans le but de le traîner dans le jet par la peau des fesses. Il était hors de question de lâcher les investisseurs et le Conseil d’Administration alors que Tony leur avait promis un tout nouveau « jouet » de guerre. Fier de ce projet, il n’avait cessé de perfectionner le dossier afin qu’il fût irréprochable le moment venu. De plus, il avait pris grand soin de ne révéler que le strict minimum à Obadiah, restant de ce fait l’unique maître à bord du navire. Ainsi, seul Tony était en mesure de convaincre cette assemblée de requins.
Tony soupira. Il se frotta les yeux et décida enfin de se lever. Il vérifia que sa sœur dormît correctement, il attrapa un sweat et quitta la chambre sans un bruit. Il traversa le couloir avant d’arriver dans la mezzanine. Le milliardaire observa la baie vitrée sur la droite — celle-ci donnait vue sur l’espace bibliothèque — et, sur la gauche, la rambarde en pierres blanches surplombait le double salon. Son associé se tenait là, face à l’immense terrasse dominant l’océan Pacifique.
— Obi', je n’ai rien pour le petit-déjeuner. Que viens-tu faire ici ?
Question rhétorique ! Il connaissait la raison de sa venue. Le jet privé de l’entreprise devait décoller d’ici une heure afin d’arriver en début d’après-midi à New York. Tony descendit l’escalier tandis que son partenaire d’affaires, mécontent, se retint un long souffle de désespoir face à ce comportement irresponsable.
— C’est quoi ces conneries, Tony ? Tu es le seul à pouvoir présenter ce projet pour lequel tu n’as cessé d’appâter les actionnaires, et tu comptes tous nous planter comme ça ? ragea-t-il.
Il s’approcha du jeune homme, de cet ami qui pourrait être son fils. Obadiah avait été proche d’Howard Stark. Ensemble, ils avaient fondé cette entreprise qui n’avait cessé de fleurir et de se développer avec le temps. Malheureusement, la mort du fondateur avait laissé un immense vide qu’Obadiah avait espéré combler. Cela avait été sans compter sur Tony Stark, le fils prodigue, qui avait décidé de reprendre le flambeau au dernier moment alors que tous avaient imaginé qu’il céderait les rênes à la famille Stane. Quelle désillusion pour Obadiah ! Il avait vu filer ce pouvoir qu’il avait touché sur le bout des doigts. Pour lui, Tony n’aurait jamais dû être CEO de Stark Industries. Jamais.
Aujourd’hui, il tirait souvent les ficelles dans l’arrière-boutique. Il rattrapait les bourdes de Tony. Il le poussait à aller plus loin. Au bout du compte, il avait conscience de son potentiel, du génie de son associé d’une petite trentaine d’années et il s’en servait pour le bien de l’entreprise et de son portefeuille personnel. Ce projet Jericho était un projet en or. Il rapporterait beaucoup de contrats juteux et Obadiah ne se permettrait pas de voir Tony tout balancer en l’air.
Obadiah le suivit jusque dans la cuisine où le jeune milliardaire prépara du café.
— Tony, on a besoin de toi sur ce coup…
— Le jet doit décoller, quoi, d’ici une demi-heure ? Le temps de retourner là-bas, tu seras en retard à New York.
L’homme chauve et à la carrure imposante insista. Il devait faire comprendre à son associé que sa présence était nécessaire et qu’il était hors de question de repousser cette réunion prévue depuis des semaines.
— …
— Charly a besoin de moi ici. Ces crises reviennent, coupa Tony.
Son ami soupira. Il ignorait que sa sœur subissait une rechute, même s’il ne s’en étonnait pas. Encore et toujours Charline ! Tony ne se préoccupait que d’elle depuis deux ans. Il en délaissait son entreprise et, Obadiah l’avouait sans honte, il regrettait que Tony l’eût empêché de se trancher les veines quelques mois plus tôt. Elle n’était qu’un poids pour la compagnie et pour ses projets qui étaient ralentis. Les pensées d’Obadiah tournèrent rapidement. Et s’il parvenait à convaincre le Conseil d’Administration que le CEO n’était plus apte à diriger ? Tony serait ainsi écarté et le Conseil d’Administration désignerait sans aucun doute Obadiah pour prendre la relève. C’était une option envisageable à la vue des événements. Tony n’assurait plus correctement ses fonctions, alors son associé se devait de prendre les mesures nécessaires pour la survie de la Stark Industries.
Obadiah répliqua avant que Tony exigeât de sa part qu’il baissât d’un ton.
— Eh ! Ne hurle pas ainsi ! Charly dort juste au-dessus…
— Plus maintenant, déclara une voix encore endormie.
L’adolescente se tenait dans l’entrée de la cuisine, pieds nus et avec un pyjama « Sauvez les Licornes ». Elle observa les deux amis qui se chamaillaient et elle mettrait un terme à cette mascarade. Son regard se tourna vers Obadiah en lui faisant comprendre qu’elle souhaitait parler avec son frère en privé. L’associé obtempéra et quitta les lieux sans un mot.
Tony fixa sa sœur. Il la détailla dans le but de déterminer si tout allait bien. Elle était fatiguée, ses cernes le prouvaient aisément bien qu’elle eût pu se reposer un minimum. Elle s’approcha de son frère avec sérieux et lui prit les mains. Charline ne voulait pas qu’il s’inquiétât autant. Elle refusait qu’il abandonnât à ce point l’entreprise familiale pour elle. Dans le fond, la jeune fille ne se pardonnerait jamais si l’empire de leur père s’effondrait à cause d’elle.
— Vas-y, Tony ! Mike vient pour le petit-déjeuner et elle va séjourner ici jusqu’à vendredi. Je ne serai pas toute seule, rassura-t-elle.
Elle craignait la solitude, car ses pensées l’effrayaient. Cependant, en si bonne compagnie, elle avait confiance que rien ne pourrait lui arriver. Son frère pouvait partir à sa réunion sans s’alarmer pour sa petite sœur.
— Je ne cesserai jamais de m’inquiéter pour toi. Tu le sais.
— Je sais, oui, mais tu as ton travail. Je serai occupée avec le lycée et tout le reste. Vas-y, Tony !
Tony soupira et accepta sans être convaincu pour autant. Il embrassa sa sœur avec tendresse sur le front.
— Promets-moi de m’appeler au moindre problème.
— Je te le promets.
Il observa un instant sa sœur avant de rejoindre sa chambre pour boucler sa valise.
Tony quitta le domaine le cœur lourd et l’esprit tourmenté. Ce séjour à New York serait le plus long de toute sa vie. Comment parviendrait-il à se concentrer sur le projet Jericho alors que sa sœur souffrait, qu’elle était en proie à son mal-être et que même Kassandra ne réussissait pas à l’apaiser ? Il était terrorisé. Une boule se formait dans son estomac. Il fut pris de nausées et de sueurs froides face à ce malaise en lui. Le trajet jusqu’au site de la Stark Industries de Los Angeles se déroula dans un silence de mort. Obadiah conduisait. Il avait forcé son associé à monter dans sa voiture pour éviter le risque qu’il fît demi-tour en cours de route. Dans le fond, il avait eu raison, car Tony envisageait de rebrousser chemin. Il sauterait du véhicule en marche s’il était assez fou pour cela.
Abandonner Charline ! Abandonner sa petite sœur ! Ces mots tournaient sans relâche dans sa tête. Ils résonnaient. Ils hurlaient. Comment était-ce possible que de simples mots pussent être aussi puissants et être aussi douloureux ? Ce n’était pas uniquement de la peur qui le poussait à vouloir s’emparer du volant dans le but de retourner à la villa. Non, c’était son instinct, son intuition. Une alarme s’était déclenchée. Elle s’affolait. Elle le mettait en garde. Rien ne garantissait que la présence de Michaëla suffît. Si Kassandra était incapable d’apaiser Charline, qui d’autre le pourrait à part Tony ?
Obadiah stoppa le véhicule sur l’aérodrome privé de l’entreprise. Les deux hommes sortirent de la voiture et seul Tony s’avançait avec lenteur vers le jet. Une force mystérieuse le retenait. Il avait cette intime conviction qu’il ne devait pas partir. Son intuition se confirma dès lors qu’il l’aperçut. Son regard s’était posé sur lui à l’instant où le rapace au plumage blanc et gris avait atterri sur l’aile de l’appareil. L’animal, un faucon gerfaut, apparaissait toujours quand Charline avait besoin d’aide, quand elle avait besoin de Tony même si elle ne le savait pas encore. Peu importait la raison de cet appel à l’aide : du danger à un simple besoin de réconfort, cet oiseau surgissait. Sans en comprendre la raison, le rapace liait Tony et Charline depuis la naissance de cette dernière.
Tout aussi étrange, seul Tony le voyait et ses manifestations confortaient le milliardaire dans ses instincts à l’instant où ceux-ci hurlaient en lui. Aucune erreur n’avait été commise jusqu’à présent. C’était grâce à lui qu’il avait pu intervenir à temps avant que sa sœur ne se coupât les veines. Ses pressentiments ajoutés au faucon s’étaient toujours révélés exacts. Tony ne pouvait pas partir. Il ne partirait pas. Il fit alors demi-tour au beau milieu de l’escalier qui menait à l’entrée du jet.
— Eh, Tony ! interpella Obadiah.
Il rattrapa son associé au sol par le bras ; or, le regard tranchant de Tony lui fit immédiatement lâcher prise.
— Il est trop tard pour faire marche arrière. Tu ne pe…
— Trouve quelque chose pour repousser la réunion. N’essaye pas de m’arrêter, Obadiah !
Obadiah resta bouche bée face au rejet de son associé. Il lâchait tout au dernier moment pour une raison totalement injustifiée de son point de vue. Le Conseil d’Administration n’apprécierait pas cette situation. Malgré toute sa colère envers le jeune milliardaire, Obadiah tenait là son argument dans le but d’écarter Tony de la présidence de Stark Industries. Il fit, malgré tout, une dernière tentative. Il brava dans les yeux cet homme qui menait l’entreprise à sa perte.
— Tony, depuis deux ans je te couvre, mais je ne pourrai plus continuer longtemps ainsi. Le Conseil d’Administration va finir par te tomber dessus. Il va finir par vouloir exiger des réponses et des résultats.
— Je présenterai ce projet plus tard, Obadiah. Je n’abandonnerai pas Charly…
— To…
— Ne me demande pas de choisir, répliqua Tony avec brutalité, ma sœur ne passera jamais en second plan. Est-ce clair ?
— J’essaye de te protéger, mais tu ne me laisses plus beaucoup d’options. Réfléchis à ce que tu fais. N’agis pas sur un coup de tête.
Sur un coup de tête ? Ce n’était pas ainsi que Tony voyait la situation. Seulement, il était inutile de l’expliquer à son ami, il ne comprendrait pas. Sans un mot, il planta son associé pour retourner chez lui. Du coin de l’œil, il remarqua l’envol du rapace et il le remercia dans un murmure. Puis, sans s’attarder, il emprunta une voiture de société.
Au départ de son frère, Charline s’était installée sur le canapé, incapable de se recoucher. Elle appréhendait de se rendormir et elle avait cette image angoissante dès qu’elle fermait les yeux. Au bout du compte, le sommeil avait emporté la jeune fille dans les bras de Morphée. Aucun cauchemar ne vint troubler ce repos. Elle était en train de dessiner au moment où elle avait lâché prise et ses feuilles s’étaient étalées sur le marbre du salon. Ce fut ainsi que Tony la découvrit en rentrant dans la pièce. Il eut un fin sourire de soulagement et il s’approcha afin de couvrir sa sœur avec le plaid. Il la laisserait dormir ici, car il craignait la réveiller s’il tentait de la bouger. Avec délicatesse, il posa ses lèvres sur son front et son regard bascula sur les dessins par terre.
Tony en saisit plusieurs dans le but de les ranger sur la table basse, excepté qu’il fut paralysé par l’horreur qui en ressortait. Il avait déjà eu l’occasion de voir ces représentations, il n’était donc pas surpris par cette noirceur et cette terreur ; excepté qu’elles prenaient aux tripes, cette vision prenait aux tripes. Une créature d’ombre envahissait l’espace des pages, elle s’imposait tandis qu’une petite silhouette était repliée sur elle-même dans un coin.
En revanche, il ne cacha pas sa surprise face aux magnifiques illustrations en couleurs. L’une d’elles représentait ce fameux faucon qui se manifestait auprès de Tony ; et l’autre représentait Charline. Celle-ci était assise sur de l’herbe. Elle semblait joyeuse et une immense paire d’ailes se déployait dans son dos. Le plumage était un mélange de blanc, de gris et de marron. Peut-être était-ce un hasard, seulement, Tony ne croyait plus aux simples coïncidences depuis bien longtemps. Cet oiseau signifiait quelque chose et il devait comprendre la raison de sa présence. De plus, si Charline le dessinait, cela voulait-il dire qu’elle le voyait aussi ? Il se produisait un événement étrange dans cette famille, beaucoup trop étrange, et Tony décida qu’il était temps de chercher les réponses. S’il n’avait s’agit que de lui, il aurait laissé le cours des choses continuer ainsi, mais sa sœur semblait également avoir un lien dans toute cette histoire.
Quelque part entre Los Angeles et New York, le jet privé de Stark Industries faisait son trajet sans encombre. À l’intérieur, son passager observait avec fureur le soleil se lever. Il avait congédié les employés, car il désirait être seul pendant sa conversation téléphonique sur une ligne sécurisée. Le projet Jericho était réclamé par ses supérieurs. Cette arme d’une grande force de destruction était convoitée par son organisation dès lors qu’Obadiah l’avait évoqué. Avec une telle puissance de feu, aucun doute qu’ils feraient incliner bon nombre de leurs ennemis. Malheureusement, Tony Stark préservait les rênes de l’entreprise autant que celles de ce projet qu’il maintient secret en grande partie.
— Ne commettez pas d’impairs, agent Stane ! exigea son patron, Tony Stark ne doit pas être écarté tant que nous n’aurons pas un accès total aux dossiers et à l’entreprise. Elle nous sera plus utile si vous obtenez la présidence légalement.
Obadiah l’avouait, il souhaitait brûler les étapes. Sans le caractère imprévisible et négligent de Tony, ce projet serait déjà sur les rails. Il serait validé et en cours de production. Au lieu de cela, Tony repoussait sa présentation. Il provoquait le Conseil d’Administration, les actionnaires et il mettait en péril l’avenir de l’entreprise. Il était grand temps de l’écarter. Il devait agir dans les règles, car l’objectif était de récupérer les pleins pouvoirs sans appel, sans que Tony pût tenter une action en justice pour fraude.
— J’ai les moyens d’exiger son retrait, rassura Obadiah.
— Nous vous tenons à l’œil. Si vous n’êtes pas en mesure d’assurer votre mission à bien, votre fils prendra la relève. Est-ce clair ?
— Oui, monsieur, se résigna-t-il à contrecœur avant de raccrocher.