Fraternité
Le malaise de Charline s’était fait ressentir durant le reste de la journée. À un tel point qu’elle n’avait pas touché son déjeuner à la grande inquiétude de son amie. Pour elle, c’était la certitude qu’un trouble la hantait. Elle s’était vaguement confiée à la suite de l’entretien avec le directeur, mais sans trop de détails. L’adolescente ruminait dans son coin et s’était renfermée. Michaëla avait tenté une approche en vain. Charline s’angoissait pour rien. Tony était compréhensible, ouvert d’esprit et il avait prouvé à plusieurs reprises qu’il ne jugeait pas les choix de sa sœur, encore moins ses échecs. Il était présent pour elle, pour l’épauler, la conseiller et la guider. Seulement, la honte de l’adolescente était plus forte que le reste et elle avait cette sensation faussée qu’elle décevrait son frère aîné.
— L’inscription pour la présidence de l’association étudiante débute demain. Tu es toujours partante ? informa Michaëla.
Elle espérait lui changer les idées, surtout qu’il s’agissait là d’un sujet sérieux pour elles et qu’elles envisageaient se présenter : Charline comme Présidente et Michaëla comme vice-présidente. Les deux amies avaient longtemps réfléchi avant de se décider définitivement. Charline avait refusé de laisser son traitement et ses angoisses prendre le dessus. De plus, sa meilleure amie serait à ses côtés, ainsi que Kassandra. Elle serait bien entourée. Elle connaissait cette école, son fonctionnement, et elle avait déjà été bénévole au sein de l’association étudiante lorsqu’elle avait eu besoin de coups de main. L’adolescente était au courant des rouages de l’institut et elle était persuadée qu’elle pourrait aider.
Et pourtant, elle paniquait à l’idée d’affronter son frère. Ses appréhensions étaient parfois insensées. Charline préférait braver les responsabilités de ce poste plutôt que de faire face à Tony. Tout cela été incohérent, elle en avait conscience, mais le rationnel était bien futile en ce monde. Après tout, des individus n’hésitaient pas à faire écraser des avions sur des immeubles. Alors, où était la logique ?
Charline secoua la tête afin de chasser toutes ces pensées.
— Bien sûr. C’est quelque chose qu’on a toujours voulu, alors on va jusqu’au bout, tranquilisa-t-elle.
Puis, le silence reprit. Michaëla et François ignoraient comment réagir. Cela faisait des mois que Charline ne s’était pas repliée de la sorte et cela n’envisageait rien de bon. Michaëla se promit d’en parler à Tony. Seul lui saurait l’encourager et la rassurer. Leur complicité était puissante et touchante. Elle était une force tout comme elle était une faiblesse.
— Au fait, démarra Charline, Tony part demain pour deux jours. Tu veux venir à la maison ? Je ne me sens pas de rester toute seule.
— Aucun souci, ma belle. J’en parlerai à mes parents en rentrant, mais je doute qu’ils refusent.
Charline se détendit légèrement. Entre les cauchemars qui revenaient, les commémorations qui approchaient et son dossier universitaire défavorable, la jeune fille sentait au fond d’elle que la solitude n’était pas une option envisageable dans les jours à venir. Elle pourrait demander à son frère de rester, excepté que cette réunion était importante pour l’entreprise et il ne pouvait pas s’y soustraire. Il subissait suffisamment de pression de la part d’Obadiah que Charline n’allait pas s’en mêler.
Quand vint le moment de quitter l’établissement scolaire dans l’après-midi, François annonça que sa mère l’attendait, car ils prévoyaient de rejoindre Los Angeles. Il abandonna donc les filles au grand portail du domaine de l’académie. Puis, Charline et Michaëla firent une partie du trajet ensemble : un trajet bien silencieux.
Elles finirent par se séparer à un croisement. Michaëla se dirigea directement chez elle quand une voiture la stoppa. Elle la connaissait. Elle connaissait ce vieux véhicule qui s’entendait à des kilomètres à la ronde, qui simulait les montagnes russes sur la route et dont la peinture de la carrosserie prouvait son âge avancé. Un énorme sourire s’étendit sur son visage et la jeune blonde courut jusqu’à son domicile. Une seule personne possédait une Chevrolet Impala de 1967 dans cet état, et avec une plaque du Montana.
Michaëla poussa la porte d’entrée avec fracas et jeta son sac à travers le salon. Elle chercha son cousin dans la maison avant de comprendre qu’ils se trouvaient tous dans le jardin. Son sourire illumina son visage. L’adolescente se rua dans ses bras. Gabriel la serra contre lui comme s’ils s’étaient quittés durant des années alors qu’ils s’étaient vus le mois précédent. Le jeune homme d’une vingtaine d’années avait des cheveux courts en bataille, ainsi qu’une chemise blanche et un pantalon qui semblait avoir trop vécu.
— Pourquoi tu n’as pas prévenu ? Je serai rentrée plus tôt, annonça Michaëla.
— Eh, je n’ai pas le droit de faire une surprise à ma chère cousine ? Comment s’est passé la rentrée ? Raconte-moi tout !
L’adolescente ne le fit pas répéter. Elle s’installa sur le canapé du salon de jardin en résine tressée et démarra un long monologue. En revanche, elle nota parfaitement que Gabriel surveillait les parents du coin de l’œil. Il attendait le bon moment pour offrir un cadeau à sa cousine. Ils étaient très proches depuis leur enfance, même si un drame avait séparé la famille.
La famille Johnson était sorcière. Elle pratiquait l’art Mystique de génération en génération. C’était dans les veines de chacun des membres. Malheureusement, un affrontement au sein de la population magique avait eu de terribles conséquences près de onze ans plus tôt. Les parents de Gabriel avaient été abattus tandis que la mère de Michaëla avait fait une fausse couche après un combat. Par la suite, Arthur avait décidé d’abandonner ce monde et de renoncer à la magie. Depuis cette époque, ni lui ni Julia n’avait touché à la sorcellerie.
En ce qui concernait leur fille, Michaëla s’entraînait en secret, notamment avec Gabriel. Ce dernier refusait de tourner le dos à cette vie. De plus, il considérait que fuir serait trahir ses défunts parents. Élève studieux, il avait rapidement fait ses preuves auprès des siens et il espérait devenir Maître en Art Mystique, comme son père. D’après son mentor, son enseignement toucherait bientôt à sa fin.
— En fait, tu n’es pas venu pour ma rentrée. On s’entraîne toujours ? interrogea l’adolescente une fois ses parents à l’écart.
Aucun entraînement n’était annulé. La jeune fille travaillait dur afin d’obtenir un excellent niveau, car elle voulait réintégrer ce milieu d’où elle avait été arrachée sans son accord. Jamais elle n’avait désiré quitter cet univers, excepté que ses parents détenaient le dernier mot. Michaëla était mineure, elle vivait encore sous le toit parental et son père interdisait formellement d’user de la magie entre ses murs. Elle avait pleinement conscience qu’il n’accepterait pas sa décision, qu’il ne comprendrait pas son envie de rejoindre ce monde qui était celui de ses ancêtres. En toute discrétion, Gabriel remettait sa cousine à niveau dans le but qu’elle ne perdît pas la main et qu’elle pût se réintégrer plus facilement.
Toutefois, effectivement, il n’était pas venu pour la scolarité de Michaëla. Avec délicatesse, il sortit un petit coffret en bois de son sac et le lui donna.
— C’est pour cela que je suis venu. Je me suis dit qu’il était temps pour toi d’en avoir un.
Elle fronça les sourcils et elle demeura sans voix face au présent : un double anneau. Grâce à lui, elle pourrait ouvrir un portail afin de voyager. Ainsi, elle pourrait aisément rendre visite à Gabriel. Ceux de ses parents étaient trop bien cachés et jamais elle n’était parvenue à les trouver malgré ses nombreuses investigations. D’ailleurs, ce détail semblait supposer qu’ils n’avaient pas totalement rejeté leurs origines. Sans doute, un jour, ils reviendraient.
— Merci. C’est… je ne m’étais pas attendue à ça.
— C’est normal. Garde-le bien caché surtout, conseilla Gabriel avec un clin d’œil.
Par la suite, la famille discuta paisiblement. Gabriel était élève du gardien du Sanctuaire de New York. Ce dernier, d’un âge avancé, prévoyait sa retraite et tous attendaient avec impatience le moment où il révélerait son successeur. Au fond de lui, Gabriel espérait obtenir cet héritage qui serait un immense honneur et l’accomplissement de tout son travail. Néanmoins, il avait conscience que des sorciers plus expérimentés convoitaient ce poste. Probablement qu’il n’avait qu’une chance minime, mais une chance tout de même, surtout si sa formation se terminait prochainement.
Arthur confirma qu’il méritait ce rang, tout en restant méfiant. Son neveu était encore bien jeune pour une telle responsabilité. Au bout du compte, choisir un Maître en Art Mystique plus ancien, compétent et puissant serait mieux adapté. Arthur aurait pu y accéder sur le site de Hong Kong, seulement, il avait refusé à l’époque pour se consacrer à sa famille qui venait de s’agrandir.
— Je suis conscient des responsabilités. Je ne lui en voudrais pas de désigner quelqu’un d’autre, cela serait légitime, mais je garde un petit espoir.
— Tu as raison. L’espoir est un puissant moteur pour avancer, encouragea Arthur.
Puis, Michaëla coupa la conversation. Elle avait presque oublié de demander l’autorisation de dormir chez Charline ces deux prochains jours. Bien entendu, comme espéré, son père ne s’y opposa pas. D’ailleurs, en pensant à elle, Michaëla lui envoya un message afin de savoir si elle était bien rentrée, si elle avait discuté avec Tony et pour lui confirmer son séjour à la villa. Elle l’encouragea à lui confier cet entretien, à lui parler de cette histoire de dossier pour l’université. Son frère lui tendrait la main. Il ne lui fermerait pas la porte au nez sous prétexte qu’elle avait un dossier défavorable.
Cependant, ce que Michaëla ignorait était que son amie traînait dans la rue à l’aveugle. Elle marchait, encore et encore, sans but, sans chemin précis à emprunter. En réalité, elle avait dévié, inconsciemment, sa trajectoire et elle n’était plus en direction du domaine Stark. Le regard dans le vague, elle s’était coupée du monde extérieur. Elle ne voyait plus son environnement. Elle n’entendait plus les sons autour d’elle. Elle errait telle une âme perdue ; une âme troublée et plongée dans ses pensées. Charline songeait à son frère, à sa scolarité ratée, à son mensonge et à la déception. Elle comprendrait sa réaction. Elle-même avait honte de son comportement et elle se dégoûtait toute seule.
À force de tout tourner dans sa tête, de réfléchir à la façon dont elle allait se dépêtrer de cette situation ou s’enfoncer davantage, Charline ne remarqua pas qu’elle s’aventura sur la route. Kassandra gémit en repérant qu’elles traversaient hors passage piéton. Elle tenta de sortir sa maîtresse de ses pensées en léchant sa main. Aucune réaction. La jeune chienne essaya alors un aboiement, puis un second. Toujours rien. Elle finit par attraper le sac de l’adolescente dans le but de la bousculer afin qu’elle revînt à la réalité.
Un véhicule s’engagea dans le virage. Même à une vitesse limitée, le choc serait inévitable si le conducteur ne la voyait pas à temps. Kassandra n’hésita pas un seul instant à grogner tout en forçant Charline à quitter la route. Elle tira sur le sac tandis que la voiture se présenta devant elles. Il était trop tard pour dégager. Charline resta une seconde de trop sur place, pétrifiée face à la situation qu’elle venait de provoquer. Le 4x4 klaxonna. Les pneus grincèrent alors que le conducteur braqua et pila. Charline ne pensa qu’à sa chienne à ce moment. La jeune fille l’attrapa dans ses bras et fit bouclier de son corps. Il était hors de question pour elle que Kassandra payât son erreur.