I live, I die, I live again
Cette fanfiction participe aux Défis d’écriture du forum Fanfictions . fr : Les uns contre les autres (février-mars 2020).
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L’Ural file à présent d’une trajectoire rectiligne. Régulière, confortable, sans rien à voir avec les terrains accidentés des Terres Hostiles. La Route, la Fury Road. Celle qu’empruntent les convois chargés de Guzzolene, d’Aquacola, de balles et de toutes les Productions. Celle que les Buzzards ont si souvent attaquée. Dans le rétroviseur, très loin, les colonnes de fumée de Pétroville s’élèvent jusqu’à se dissiper sur le bleu du ciel immense. Et au-devant de leurs pneus, une nouvelle fois à portée de main mais encore lointaine, se dessine la Citadelle, ses trois tours minérales coiffées du vert de leurs « jardins ». Aucun véhicule des raffineries n’est en vue. Ni au-devant, ni au derrière. Juste le sol qui défile, qui défile en hachures beiges et ocres.
Il y a plus de dix minutes que Nux n’a rien dit, et Volta lorgne sur lui par le coin de ses lunettes. Il regarde la route en dessous d’eux, par-dessus les pointes rétractées du sidecar. Ce silence ne lui plaît pas. Maintenant, elle en sait assez pour ne pas aimer.
— T’es déjà mort, glupyy ?
Il secoue la tête plusieurs fois et replace sa jambe, sans doute inconfortable à cause de l’attelle métallique.
— Ça va bien. Ça va superbement bien.
Il dit ça mais il y a une distance anormale dans ses yeux. Volta accélère mais l’Ural ne pourra pas plus. La seule chose qu’il faut, c’est qu’il ne s’endorme pas, alors elle fait pétarader le moteur.
— On distingue les plateformes, dit-elle, et cette perspective semble agiter un peu de l’adrénaline qui lui reste.
— La Tour Un, dit-il. C’est là qu’il faut monter.
Il s’oblige à se rassoir sans s’affaler et se laisse peut-être euphoriser par ce qu’il voit. Plus proche, plus proche. A chaque instant, la Citadelle semble à portée.
— Les Millrats font tourner les Roues mais ce sont les Escalateurs qu’il faut convaincre de nous faire monter. Ils choisissent.
— On s’accrochera.
Cette affirmation fait tourner le regard du War Boy vers Volta. S’y accrocher. Pour la première fois depuis leur départ en trombe, il rit. Et comme pour réveiller ses machines autant que celles de l’Ural, il se met à taper sur la carlingue, sur le côté du sidecar. Volta trace. Encore, encore, et peu à peu les formes se précisent. Les Trois Tours, les cultures faitières et les travées hydroponiques, les grues plantées sur les hauteurs comme autant d’épines noires. L’immense crâne hurlant sculpté dans la pierre, le symbole du défunt Immortan. Et l’eau qui – d’un coup tandis qu’ils approchent – se remet à tomber en cascade depuis les bouches noires reliées aux grandes pompes de l’Aquifère. En une longue bande blanche, l’Aquacola se déverse. Vers le bas, vers une foule qu’ils devinent en nappe, plus nombreuse que jamais. La masse humaine envahit le centre des Tours, tous les abords de la Citadelle, et jusqu’à mordre sur le désert où ils devinent peu à peu une foisonnante accumulation de véhicules. De toutes sortes. De tous les horizons. Les chars des Polecats de Pétroville sont là, les rumeurs n’avaient pas menti à Babushka. Mais également de nombreuses chenilles du Moulin à Balles et des voitures de toutes natures, sorties d’ils ne savent même pas où. Comme si chaque trou du sol avait libéré des vies terrées pendant trop longtemps. Une marée de corps dont la clameur est entendue même au travers des V8.
— C’est un truc de dingue.
La posture de Nux, penché en avant sur les scarifications mécaniques qu’il s’est infligées, ne trompe pas. Jamais en une demi-vie, il n’a vu ça ici.
— C’est complètement dingue.
Au travers des véhicules arrêtés que leurs occupants ont laissés sans réellement s’inquiéter de les voir dérobés dans la densité mécanique, ils se frayent un chemin. Plus près, plus près, jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus avancer sans risquer d’écraser les franges de la foule. Des Miséreux faméliques et criblés par les tumeurs, comme il y en a toujours eu, mais d’autres visages, d’autres allures. Des femmes, des hommes, des enfants. L’un d’eux porte un corbeau. Même quelques vieux. Des bacs, des jerricans, des timbales. Volta arrête le moteur de l’Ural et tous les deux restent dans un instant de sidération, à observer ce que les Wastelands n’avaient de mémoire jamais connu.
Soudain, Volta tourne la tête. Elle l’a sentie, cette petite présence à son côté que le sidecar n’obstrue pas. Un môme. Maigre, déjà presque sans cheveux. Un petit môme avec des yeux bleus. Lui aussi, il en chiera dans la réverbération, s’il vit assez longtemps pour ça. Planté à côté de l’Ural brûlant, il les regarde sans bouger. Volta ne retire pas ses bandes. Elle ne retire pas ses lunettes. Mais d’un coup, sans penser réellement à ce qu’elle fait, dans la foule qui passe de part et d’autres d’eux, elle plonge sa main au travers des bandes Buzzardes. Jusque dans sa poche dont elle tire le Ford qu’elle a ramassé dans le défilé. De ses phalanges, elle le fait un peu briller. Et alors, elle l’envoie entre les mains du gamin, rousses d’avoir plongé ses doigts dans l’eau terreuse. Il regarde. Il soupèse. Il sourit. Chrome.
— Babba !
Nux relève la tête. Le môme file et disparaît dans la foule, en direction d’une femme qu’ils ne voient pas. Le défilé des cruches reprend, d’autres motos arrivent et se rangent près de l’Ural Buzzard qu’elles auraient ordinairement explosé. D’un geste, Volta referme le coffre des grenades, le verrouille. Et en une seule impulsion, elle se tient debout sur ses pieds.
— Allez, dit-elle en libérant cette fois ses cheveux frisés des frusques de son peuple.
Les bandes sont envoyées au fond du sac latéral de son engin : à présent, Volta pourrait bien être n’importe qui. Il est temps. Il est plus que temps, et elle tracte Nux en dehors du sidecar, lui et sa prothèse qui à elle seule contribue à le faire tenir debout. Une inspiration résolue, et elle passe sa tête sous son bras pour lui servir d’appui. Tant pis s’il est plus grand, tant pis si l’ensemble est bancal. Le nombre de pas qu’ils ont à faire doit être moins de cent.
— Les Iskra ont fourni le verre du Dôme, là-haut, dit-elle avec un mouvement de menton pour les hauteurs.
Un havre d’eau pure et d’air filtré. Une merveille d’ingénierie de métal et de silice soufflée qui abrite des livres, dit-on. Volta lève la tête tandis qu’ils clopinent au travers de la masse humaine en liesse.
— C’est un sanctuaire, dit-elle.
— C’est une prison.
Nux n’en dira pas plus. C’est sur ses pas qu’il se concentre à présent, et Volta jurerait qu’il ne voit plus vraiment autour de lui. Il n’a qu’une chaussure, elle ne l’avait même pas remarqué. Peu importe, de toute façon, ses pieds sont aussi durs que le pneu de ses semelles. Là-bas, les Miséreux ont dressé des tentes. Là-bas, au pied des chutes, ils ont commencé à canaliser l’onde claire avec des tuyaux. Contre la Tour Un, un tatoueur à une table est en train d’écrire sur la peau d’une personne. Des mots, nombreux, comme s’il y consignait les histoires et les faits. Volta lève la tête, à présent écrasée par la hauteur de la Citadelle qui se détache sur le ciel, par le son cliquetant et lourd des chaînes qui montent et descendent les plateformes, par le roulis des roues piétinées par les Millrats.
— Qu’est-ce que tu vas demander ?, entend-elle à son épaule, et Nux clopine encore, plus près, plus près de la plateforme à quai.
De nouveau, il semble lucide, et des traces de cet enthousiasme espiègle sont de nouveau sur lui.
— De l’Aquacola tu pourras en prendre tant que tu veux. Demande du lait. Du grain. Tu pourras les porter.
— Tais-toi.
Sous son poids à lui aussi, elle peine à présent. Elle est prête à parier que la prothèse et elle font le travail, maintenant.
— Tu peux demander de la Guzzolène. L’Ural, il ronronnera comme un -
— Vraiment tu me les casses, Nux.
D’un coup, elle le laisse tomber. Et ce sont les lattes de la plateforme que ses coudes rencontrent. Sous un masque de toile, un Escalateur se penche. Il crie « War Boy ! », et plusieurs mômes chauves et poudrés, du cambouis jusqu’en haut du front, arrivent pour mieux tracter celui qui a un jour été leur semblable plus loin sur la plateforme. D’un coup, Volta est légère, et à la fois elle reste lourde. Derrière eux l’eau coule, coule vers le bas. Et tandis qu’elle recule, l’Escalateur crie aux pauvres hères des poulies.
— Up !
Une seconde, et Nux arrive à se mettre assis, mais la plateforme se met en marche et il retombe.
— Ta récompense, Buzzarde !
Dans sa voix, il y a de la colère, mais surtout de l’étonnement. La plateforme monte, elle monte. Maintenant elle aurait besoin de sauter. La grue pivote. La structure donne un à-coup.
— Ta récompense…
Et la prothèse, qu’elle n’a pas récupérée. En dessous, Volta regarde, et la plateforme s’élève, s’élève, jusqu’à trois fois sa taille au-dessus. Elle a des mots en russe, elle ne sait plus vraiment si le slang sait les dire aussi. Elle hausse les épaules. Et en portant ses mains aux côtés de sa bouche pour surpasser le bruit faramineux de cette renaissance, elle lui adresse :
— Je m’en fous !
Ce dont elle se rappellera, c’est de le voir monter, monter, plus affalé à chaque instant sur ce qui l’entraine en mouvement ascendant, en direction des hauteurs distantes de la Citadelle. Là où il voulait aller, là où les portes viennent de s’ouvrir pour lui. Là où on ne l’attend pas. Volta s’est déjà retournée, elle ne regardera pas plus, elle n’en a pas besoin. Elle fend la foule. Lourde. Légère. Au son des chaînes qui s’arrêtent, elle sait qu’il est arrivé. Il tiendra peut-être une heure, un jour, plusieurs. Larry et Barry aussi.
Au fond, maintenant, peu importe combien.
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"Where must we go we who wander this wasteland in search of our better selves ?"