Les fous vivent à l'ombre du désert

Chapitre 2 : Errances

7641 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 27/08/2018 18:07

Il marchait le long d'une route lorsque les femmes le trouvèrent. On l’appelait le guerrier de la route alors, et il n'y avait plus une route de ce pays mourant qu'on nommait Australie qu'il n'avait pas foulé. Il avait vu brûler d’innombrables villes, enterré les corps meurtris de femmes violées et d'enfants déshydratés.

Elles ne le cherchait pas, mais elle avaient entendu parler de lui. Elles avaient roulé de longues semaines vers le nord, traversant ce qui avait été une région verte et cultivée des Nouvelles-Galles du Sud et les terres rouges et craquelées du Queensland. Elles avaient croisé quelques rares groupes d'hommes et de femmes assez civilisés pour qu'il soit possible de dialoguer. Les occupants d'un vieux bus chargé d'essence leur avaient parlé du guerrier de la route. L'histoire était belle mais ne les avait pas plus intéressé que ça. Le sort du monde les préoccupait davantage.

Partout où elles s'étaient rendues, ces femmes n'avaient découvert que des herbes rases et des champs jonchés de squelettes d'animaux. Le pire, ce n'était pas les fermes brûlées ou abandonnées mais le silence et les squelettes d'enfants sur le bord de la route. La vie humaine avait disparu. Seuls quelques rares oiseaux et insectes semblaient subsister dans ce paysage.

Elles étaient fatiguées. A plusieurs reprises, elles avaient du fuir des bandes de pillards armés et hurlant. En fuyant ainsi, elles avaient la satisfaction de savoir qu'elles ne diminuaient pas leurs réserves de balles. D'un autre côté, l'essence diminuait un peu trop rapidement dans les réservoirs. Elles rationnaient l'eau. Par précaution.

Quand l'une des motardes l'avait remarqué, elle avait d'abord cru à un mirage dans la poussière, mais non, il y avait bien un homme qui marchait au milieu de nulle part. Elle avait accéléré et en avait fait le tour, son arme bien en évidence à la ceinture. Il n'avait pas bronché, se contentant d'avancer, le regard fixé sur un horizon dévasté. Il boitait.

Le convoi de femmes le rattrapa au moment où il s'effondrait, sa jambe poisseuse de sang s'effondrant sous son poids. Elles hésitèrent d'abord à s'arrêter. Dans ce monde mourant, n'importe quel homme pouvait être un danger. D'ailleurs, elles ne débordaient pas d'affection pour ceux de son sexe. Ils avaient détruit le monde. Elles aimaient leurs fils, croyaient en leur potentiel, mais se méfiaient de leurs frères et de leurs pères.

Elles s'arrêtèrent près de l'homme car la nuit allait bientôt tomber et que le macadam de la route était rongé de crevasses dangereuses pour leurs motos. Les deux camping-car et le camion auraient pu continuer, mais il aurait été fou de se séparer de l'escorte qui pouvait être leur seule défense en cas d'embuscade.

Leurs véhicules formant un demi-cercle, les passagères commencèrent à sortir de leurs véhicules. Elles refermèrent aussitôt les portes et s'assurèrent que les rideaux empêchaient de voir à l'intérieur des camping-cars. Elles ne cessaient de jeter des regards suspicieux du côté de l'homme. Trois d'entre elles montèrent la garde, le fusil bien en vue, tandis que les autres s'affairaient pour cuisiner sur de vieux réchauds.

Comme l'homme ne faisait pas mine de s'approcher, elles recommencèrent à respirer et se mirent à bavarder. L'une d'entre elles déposa même son fusil contre sa moto. Toutefois, aucune des trois femmes ne lâcha l'homme du regard.

Bientôt, de délicieuses odeurs volèrent jusque à lui. Pourtant, il ne s'approcha pas pour mendier ou exiger de la nourriture, et on ne lui en proposa pas. Il resta assis dans la poussière rouge de la route tandis que les femmes se servaient et déambulaient entre leurs véhicules. Il vit bien qu'elles entraient parfois le plus discrètement possible dans le camion et les camping-car et en ressortaient sans le bol qu'elles tenaient en y entrant, mais il ne dit rien.

Sitôt leur repas terminé, les voyageuses se couchèrent. Elle s'attendaient à moitié à se réveiller en pleine nuit pour découvrir l'homme en train d'essayer d'égorger ou de violer l'une d'entre elles. Pas une ne dormit sereinement cette nuit là. Au matin, elles retrouvèrent l'homme dans la position exacte où il était lorsqu'elles avaient éteint les feux. Elles s'en étonnèrent et quelques unes frissonnèrent. Il n'était pas naturel de rester si longtemps figé. Quelques unes murmurèrent que quelque chose ne devait pas tourné rond dans sa tête.

 

Mais pourquoi aurait-il bougé ? Il voyait bien qu'elles ne lui faisaient pas confiance. Il leur donnait raison. Il ne se serait pas fait confiance à leur place. Il n'était pas un homme à qui faire confiance, songea-t-il en pensant à du sable coulant d'un canon citerne et à des gens qui l'avaient sacrifié pour une juste cause. C'était normal. Il était sacrifiable. Un rugissement de protestation résonna dans son esprit. Il l'ignora. Il devenait bon à cela.

L'une des femmes le héla, le forçant à revenir au temps présent. Elle lui fit signe de s'approcher. Dans une main, elle tenait un fusil braqué sur sa tempe. Dans l'autre, une écuelle de soupe. Il avait faim, découvrit-il. Il s'empara du bol et le vida à grandes gorgées tout en sachant que cela ne suffirait pas à le rassasier. Il avait découvert que rien n'y parvenait. Même l'eau la plus fraîche le laissait assoiffé. Mais parfois, le fait de manger et de boire maintenait les voix à distance, alors il tentait de se sustenter chaque fois que possible, même s'il était capable de survivre sans eau ni nourriture pendant des mois. Il l'avait fait, une fois.

-Quel est ton nom ?, demanda la femme en reprenant l'écuelle.

Il ne répondit pas. Il resta debout, les bras ballants, les yeux dans le vide. Les voix revenaient, mais la femme ne les entendit pas.

-D'où est-ce que tu viens ?

Il tendit vaguement la main pour indiquer l'immensité désertique tout autour d'eux.

-C'est un peu vague tout ça, gronda une deuxième femme en crispant ses mains sur son arme. Il va te falloir être plus clair.

-Laisse le tranquille. Il n'a pas toute sa tête.

-Peut être. Ou peut être qu'il fait semblant pour mieux nous tromper.

-Peut-être, lui répondit en écho sa cheffe, que je ne suis pas encore prête à me méfier d'un autre être humain juste à cause de ce qui pousse entre ses jambes. D'où vient-tu l'étranger ? Du nord ?

Il avait parcourut la terre aride d'une rive de l'océan à l'autre et il connaissait son nom. Plus personne ne semblait le connaître ou s'en soucier ces temps-ci. Lui pouvait sentir toute cette vaste terre craquelée sous ses pieds juste en fermant les yeux. Il la connaissait par cœur et ses pieds en portaient les stigmates. Il avait été partout, et nulle part. Mais oui, récemment, il avait été au nord. Il hocha la tête.

-As-tu croisé d'autres groupes là bas ?

Il hésita. Sur ces routes désolées, une telle question n'était jamais innocente.

-Nous avons croisé un vieil autocar il y a deux jours, descendant du nord, continua la femme. Il était plein à craquer d'adultes et d'enfants et de bidons. Ils nous ont vendu de l'essence contre des graines. Ils nous ont parlé d'un homme, qui les a aidé. Est-ce toi ?

Il s'en souvenait. Mais comme pour tous ses souvenirs, il ne savait pas s'ils étaient réels ou issus d'une hallucination de plus. Il hocha néanmoins la tête pour confirmer. Après tout, si la femme devant lui avait parlé à ces gens, ils n'étaient pas une hallucination. Ou alors, la femme et ses compagnes en étaient elles aussi. Cette pensée l'aurait fait rire, s'il s'était rappelé comment on faisait.

Un peu de tension sembla se dissiper dans les yeux de la femme et ses épaules se décrispèrent. Un peu.

-Ces gens n'ont eu que de bonnes choses à me dire de cet homme. Maintenant, dis moi ton nom que je sache si c'est vraiment toi.

Il ne savait pas si il s'agissait réellement de son nom. Mais il revoyait un homme brûlé l’appeler dans son agonie.

-Max.

Le fusil s'éloigna enfin de son visage.

-Bienvenue parmi nous alors, Max. Ce que tu as fait pour ces gens était très brave.

Ce n'était pas vrai. Il hocha pourtant la tête. C'était ce qu'on attendait de lui.

-Où va-tu maintenant ?

D'un geste, il embrassa à nouveau le désert tout autour d'eux. Les yeux de la flemme se plissèrent tandis qu'elle réfléchissait.

-Tu connais bien le coin ?

-Oui.

-Tu sais te battre, tu ne poses pas de questions et tu connais le coin. Veut-tu nous servir de guide ? On te fournira en munitions et en nourriture, si tu continue à ne pas poser de question et si tu es capable d'obéir. Peut-tu le faire ?

-Et si je veux partir.

-Tu pourras prendre avec toi autant d'eau et de nourriture que tu peux en porter, proposa la femme sans se soucier des protestations de ses compagnes.

-Non. Je veux un véhicule.

-Nous avons besoin de tous ceux qui sont là.

-Un autre alors.

La femme hésita un instant puis lui tendit la main. Il la serra avec hésitation pendant une demi seconde puis fit deux pas en arrière, comme si elle l'avait mordu. C'était la première fois qu'il touchait quelqu'un de vivant qui n'essayait pas de le tuer ou qui n'était pas en train de mourir. Il n'était pas sûr d'aimer la moiteur de ce contact, même si l'absence de hurlements dans sa tête était un changement agréable.

On lui tendit un second bol de soupe qu'il avala aussi avidement que le premier puis il regarda les femmes se préparer au départ, les bras ballants. Il ne savait pas comment aider ni même si elles souhaitaient qu'il le fasse. Il se dirigea finalement vers la cabine du camion, mais une jeune femme sauta sur le siège passager avant qu'il ne puisse y grimper et lui indiqua de se diriger vers les motos. Une des femmes lui fit signe de grimper derrière elle. Max obéit et s'agrippa aux poignées sur les côtés du véhicule. Il était à peut près sûr de se faire tuer s'il tentait de mettre ses mains autour de sa taille.

Le convoi se remit en route sous un soleil de plomb. Il était encore tôt et l'air n'était qu'à peine étouffant. Max ferma les yeux un moment pour profiter du vent sur son visage.

Il les rouvrit rapidement cependant, pour se repérer. Ils avaient déjà parcourut autant de distance que lui à pied en trois heures de marche la veille. La position assise était reposante pour sa jambe. Ils roulaient en éclaireurs, sa compagne et lui, et cinq autres motos les entouraient. Les conductrices surveillaient la route et les collines tout autour d'eux. Elles ne lui demandèrent pas d'aide pour se repérer, s'arrêtant de temps en temps pour regarder des cartes. Elles roulaient plein nord, et Max savait la route sûre sur cette portion, même s'il n'aurait pu leur expliquer comment il le savait. Il ne leur proposa pas son aide, et choisit de rester le plus immobile possible. Malgré cela, elles dardaient fréquemment vers lui des yeux implacables. S'il tentait quoi que ce soit, il serait abattu sur le champ lui disaient ces regards. Ce n'était pas facile de les ignorer, mais il y parvint après quelques heures de conduite.

L'attention de ses gardiennes, elle, ne se relâcha jamais.

 

Ils avaient roulé des heures et des heures sans aucune pause quand le convoi s'arrêta enfin. Les motardes descendirent de leurs engins en grognant de soulagement et Max se serait volontiers écroulé sur la terre rouge pour ne plus se relever avant le prochain lever de soleil. Il s'avança avec hésitation, ne sachant comment proposer son aide, mais fut promptement renvoyé à la périphérie du campement. Les femmes recommencèrent leur manège de la veille, dardant vers Max des regards soupçonneux.

Il ne leur en voulait pas. Ainsi allait le monde. Ainsi faisait-il lui même.

Elles lui servirent à nouveau à manger, un gruau liquide et des biscuits trop secs qui ne soulevèrent en lui aucun enthousiasme. Mais il fit ce qu'on attendait de lui et mangea. On ne lui donna ni couverture ni oreiller, mais une femme fit tomber à ses côtés une boite de bandages. Avec soulagement, il refit le bandage autour de la plaie de sa jambe. Après cela, il ne mit pas longtemps à fermer les yeux et à s'endormir, sans se soucier du sol dur et caillouteux sous ses pieds. Les voix le réveillèrent bien sûr, pour lui rappeler qu'il les avait tué, abandonné, mais il parvint à se rendormir.

Au matin, une chaussure tapant avec insistance contre sa jambe le réveilla et il se redressa vivement, surpris par ne pas avoir été réveillé par le bruit que faisaient les femmes en préparant le déjeuner et en vérifiant l'état de leurs véhicules. Elles semblaient ne pas réaliser à quel point le bruit portait ici. Il essaya de le leur dire, mais elles l'ignoraient ostensiblement et se turent quand il s'approcha du feu pour manger.

Quand elles eurent fini et rangé, l'une des motardes, une autre que celle de la veille, l'interpella.

-Max c'est ça ? Tu es avec moi.

Il hocha la tête et enfourcha la moto sans un mot. Cela convenait parfaitement à la femme, car ils n'échangèrent pas un mot de la matinée. Ils patrouillaient à cinq cent mètres à gauche environ du convoi lorsque Max remarqua quelque chose. Il tapota l'épaule de sa compagne qui se retourna, agacée. Du menton, il lui désigna le nuage de poussière au loin. La femme ne répondit pas et fit demi tour. Avec insistance, Max tapa à nouveau sur son épaule.

-Une minute ! S'écria-t-elle avec exaspération.

Ils rejoignirent une autre motarde qui ralentit à leur approche.

-Il y a quelque chose là bas. Nous allons voir ça de plus prêt, alerte les autres.

-Sois prudente.

-Je suis armée.

Max ne l'était pas, et elles le savaient. Ni l'une ni l'autre ne lui proposa un pistolet ou un couteau. Ce n'était pas grave. Max n'avait pas besoin d'arme pour survivre. Lui survivait toujours, c'était les autres qui mourraient.

Un cri inarticulé résonna à l'arrière de sa tête. Il l'ignora.

Il leur fallut un bon moment pour atteindre l'origine du nuage de poussière. A faible distance, ils mirent pied à terre et camouflèrent la moto derrière un bosquet d'épineux rabougris. Max détourna la tête tandis que sa compagne mettait en place un piège pour l'imprudent qui voudrait les voler puis ils avancèrent sans bruit, accroupis. Ils durent contourner une colline pour découvrir la raison du nuage. Max avait craint de découvrir l'un des pires fléaux du désert, une tempête en formation ou une troupe de saccageurs en maraude. Ils ne découvrirent ni l'un ni l'autre, mais un spectacle qui leur coupa le souffle.

Entre les collines galopait un troupeau de chevaux et leurs petits. D'instinct, Max chercha du regard les hommes qui les poursuivaient ou les guidaient, mais non, les animaux étaient seuls. Un troupeau qui avait pris sa liberté, profitant de la folie des Hommes. Max s'en réjouit, mais une partie de lui-même s'en attrista. Un troupeau libre était la plus belle chose du monde, mais, comme la terre elle-même, ils étaient censés appartenir à l'Homme.

Oui, hurla une voix, dompter le monde, pacifier la nature, mettre leur force au service de quelque chose de grand, de beau, rien n'est fait pour rester sauvage, c'est l'homme qui donne sa beauté au monde en le régulant, tu dois leur dire, leur rappeler...

A quoi bon, murmura une autre, détruit, ils ont tout détruit...

Aux côtés de Max, la femme sortit silencieusement son pistolet et visa la bête la plus proche. Max la regarda faire en silence tout en se battant pour reprendre le contrôle de ses pensées. Le coup ne partit pas. La femme croisa son regard, comme pour lui demander son avis.

-Le bruit porte.

-Oui, reconnut-elle avant de ranger son arme.

Ils firent demi-tour et redressèrent la moto. La femme jeta un dernier regard derrière elle.

-Je suis contente de n'avoir pas tiré. La viande fraîche aurait été bienvenue et ils ne survivront pas bien longtemps avec l'eau qui manque partout, mais au moins ils sont libre et ensemble. Et puis, il reste encore quelques points d’eau dans la région. Ils ont une chance.

-Oui.

Elle lui tendit la main.

-Sharon. Je vivais à Sydney avant. J'étudiais la biologie moléculaire, même si ça paraît fou aujourd'hui.

-Max.

Elle pris sa main et ne la lâcha pas, attendant visiblement autre chose.

-J'étais... ah... policier.

Il était presque sûr que c'était vrai. Il y avait eu une femme et un enfant aussi, non ? Policier. Policer. Où est l'ordre, où est passé l'ordre ?, gémit une des voix. Max l'ignora et enfourcha la moto. Le bruit du moteur étouffa bientôt la voix.

 

 

Ce soir là, on l’accueillit auprès du feu de camp. Il s'était d'abord installé à l'écart, comme il lui semblait qu'on attendant de lui. De même, il s'était efforcé d'ignorer le manège des femmes autour de lui, préparant le repas et nourrissant le plus discrètement possible des passagers dont on aurait préféré qu'il ignore l’existence. Cependant, quand elles eurent fini leurs tâches et que toutes, à l’exception des guetteuses, se furent positionnées autour du feu, Sharon s'était retournée et lui avait fait signe de s'installer près d'elle. Étonné, il obéit. Il saisit l'assiette qu'on lui tendait et y découvrit avec ahurissement, non pas un ragoût insipide mais deux saucisses et une poignée de haricots.

-Il nous reste quelques réserves, d'avant que tous les magasins aient été pillés, expliqua Sharon. On ne les ouvre que pour les occasions spéciales.

-Et c'en est une !, approuva une autre femme en passant à Max une gourde d'eau. Doublement même.

Max l'interrogea du regard mais elle n'expliqua pas ce qu'elle voulait dire par là, choisissant plutôt de se consacrer à son assiette.

-Ce que Kate veut dire, c'est que cela fait six mois que nous sommes sur la route. Echapper au blocus de Sydney fut tout une aventure. Découvrir aujourd'hui que nous ne sommes pas parvenus à détruire entièrement le monde est une autre victoire.

Max approuva en silence, mais ne posa pas d'autres questions. Il savoura son repas en écoutant ses compagnes parler. Peu à peu, les langues se délièrent, lui donnant une meilleure idée de qui elles étaient. Plus de la moitié était originaires de Sydney, ou s'y étaient retrouvées coincées lors de sa chute. Les autres avaient été recueillies au fil de leur voyage.

-Des jours terribles, soupira Amelia, une femme d'une quarantaine d'années au visage marqué d'un coup de couteau mal cicatrisé. Sydney a été la dernière ville à tomber, mais, si elle a contenu la folie à l'extérieur de ses barricades, cela a été au prix de la peur et de la haine à l'intérieur de celles-ci.

-Et ce n'est pas de la folie, la peur et la haine enfermées dans des murs ?

-Si. C'est vrai. Ils étaient tous fous là bas, et nous aussi de l'avoir accepté. Nous étions à peine plus que des animaux reculant devant des prédateurs enragés.

-L'humanité est devenue folle.

-Les hommes sont devenus fous, nuance, répliqua une jeune fille en attisant le feu, le regard perdu dans les flammes.

Sa réplique causa des grognements chez certaines de ses compagnes. C'était là un débat mainte fois répété. Max nota que celles qui grognaient ou levaient les yeux au ciel étaient les plus récemment arrivées dans le groupe.

-Mon mari était fermier et faisait dans l'agriculture biologique. Il voulait investir dans des ruches. Il a détruit le monde ?

-Certains ont réagi, reconnut Sharon. Pas assez.

Une autre femme, une aborigène qui se faisait appeler Jedda se pencha vers Max et lui donna un morceau de pain en souriant.

-Que devrais-je dire alors ?, lui demanda-t-elle. Ton sexe a peut être tué mon monde mais votre race a volé le mien il y a bien longtemps.

Une femme se leva, insultée. Susan, la femme qui avait la première accueilli Max dans le groupe la fit se rasseoir d'un geste. Vaguement gênée, elle s'excusa doucement. Jedda lui sourit ironiquement mais ne chercha pas à provoquer davantage le groupe. Les autres reprirent leur repas en silence, soulagées ou songeuses. Max garda les yeux baissés sur son assiette désormais vide.

Susan finit par se lever pour entrer dans le van et les discussions reprirent. Les femmes commencèrent à parler à nouveau des tracas du quotidien, de leurs réserves et des réparations à faire. Très vite cependant, la conversation revint sur Sydney et l'état des régions traversées et Max écouta avec attention. Ces derniers temps, il avait surtout sillonné l'est et le nord du leur pays. La situation était grave. Plus elles avançaient vers le nord, plus les voyageuses voyaient la désertification l'emporter. Certaines commencèrent à avouer leurs doutes. Ce voyage était insensé, disaient-elles. Rester à Sydney aurait été plus sûr. Qu'espéraient donc leurs cheffes ? L'avenir qu'elles imaginaient était voué au néant, comme le reste de la Terre. Celles qui tenaient ce discours recevaient des regards noirs des autres mais très rares étaient celles qui les contestaient.

Tous ceux qui avaient des yeux pour voir savaient le monde condamné, mais tous ne voulaient pas voir. Les villes étaient tombées, jusqu'à la dernière. Perth était tombée la première. Sydney avait tenu le plus longtemps, sept ans d'agonie après les premiers affrontements entre émeutiers et forces armées. Même cela c'était fini. Il n'y avait plus d'armée. Plus de police. Les rares convois de nourriture depuis des fermes dans les collines s'étaient arrêtés. Trop d'attaques avaient découragé les fermiers. En apprenant la nouvelle, les derniers citoyens convenables de Sydney s'étaient changés en pillards et avaient ravagé le dernier marché intact de la ville. La ville tout entière avait brûlé. L'art, la science, la beauté avaient brûlé avec le reste.Les morts pourrissaient dans les rues, sans que nul ne se soucie d'eux. Les hommes ne voulaient plus qu'une chose, survivre. Survivre, et contrôler les ressources restantes.

La Terre se mourrait, disaient-elles toutes, et Max le sentait dans tous son être, dans ses pieds et chaque veine de son corps. Tout ce qui vivait s'éteignait peu à peu et même la civilisation devenait un souvenir étranger. Même les plus jeunes des motardes, gamines efflanquées de quinze ans, étaient nées avant la chute. Pourtant, dans leurs os et dans leur bouche, cela c'était passé il y a des siècles. Des mots familiers dans leur enfance étaient articulés comme des mots étrangers. Eau courante. Bateau. Une nouvelle langue naissait. Huile et gazoline au lieu de pétrole. Ces presque enfants pensaient déjà différemment de leurs aînées, ne comptant plus en kilomètres et en heures, mais en temps de route. Elle ne disaient pas qu'il faisait quarante degrés, mais assez chaud pour faire onduler le métal.

Le monde meurt ! La civilisation mourrait, contredit Max dans sa tête. Elles s'adaptaient. Il repensa aux hommes d'Humungus et aux cadavres sur les voitures. Il repensa à des hommes et femmes prêts à le laisser mourir pour un camion chargé de sable et à s'enfuir avec leur précieuse gazoline. La civilisation était-elle si importante ? Nécessaire ?

Oui ! La démocratie, le droit, le vin, la paix, le libre échange, le...

Il laissa parler la voix, mais saisit une couverture pour s'installer le plus loin possible du feu. Loin des conversations des femmes qui la nourrissait, la voix finit par s'éteindre. D'autres la remplacèrent. Une femme cria après lui. Un homme brûlé gémis pour de l'eau. Max ! Max ! Hurlaient-ils tous.

Se boucher les oreilles aurait été inutile. Max roula sur le dos et observa les étoiles, s'efforçant de faire comme si les voix n'existaient pas. Il ne dormit pas de la nuit.

 

Le lendemain soir, après une nouvelle journée à escorter le convoi en guettant d'éventuel maraudeurs, alors que le reste du convoi commençait à se reposer, les cheffes du groupe firent signe à Max de s'approcher. Sur le siège d'une moto, elles avaient étendu une carte de la région. Max y jeta un coup d’œil et sut qu'elle leur serait totalement inutile. Elle avait au moins dix ans.

-Tu connais la région ?

-Oui.

-A quel point ?

Max haussa les épaules. Comment exprimer le fait qu'il n’avait pas même besoin de ses concentrer pour sentir chaque caillou, chaque feuille desséchée qui se déposait sur la poussière de la route. Il connaissais la région, oui, d'une rive de la mer à l'autre. Pour toute réponse, il pointa la route sur la carte.

-Si vous allez au nord, cette route n'est pas bonne. A cinquante kilomètres d'ici, il y a un effondrement de terrain et la terre autour de la route est crevassée comme ici. Vous ferez passer les motos, mais les véhicules seront coincés.

-Et la route vers l'est ? De là, on pourrait remonter vers le nord par les collines.

-Non. Il y a des hommes là bas. Vous êtes nombreuses. Ils le sont davantage et maîtrisent le terrain. La meilleure solution serait d'abandonner les camions et de continuer sur les motos en ne chargeant que les armes et l'essence. Le reste peut se récupérer ailleurs.

Il restait après tout des villes qui n'avaient pas été totalement pillées.

Une des cheffes, Amelia, secoua la tête et adressa un regard entendu à ses compagnes.

-Tu ne comprends pas. Viens avec moi.

Max la suivit jusqu'au camping-car où elle frappa selon un code précis. Une femme armée leur ouvrit et se renfrogna en voyant Max, mais le laissa jeter un coup d'oeil. L'intérieur était bourré à craquer de bagages et d'enfants à moitié endormis qui échangèrent avec Max des regards curieux. Les plus jeunes avaient deux ou trois ans, l’aîné huit ou neuf. Ils étaient vêtus de pyjamas et semblaient bien nourris. Max se rappela un enfant sauvage au grand sourire et une boite à musique. Était-ce la veille ou des siècles plus tôt ? La gardienne referma la porte et le souvenir échappa à nouveau à Max.

Amelia escorta ensuite Max vers les camions. Elle désigna le premier.

-Les autres enfants sont là, les plus âgés. On l'a aménagé autant que possible, mais c'est loin d'être confortable.

-Vous ne les laissez pas sortir ?

-Il y a une trappe sur le toit. On l'ouvre le soir pour qu'ils profitent de la fraîcheur, mais non, on ne les laisse pas sorti. Il y a trop de rumeurs d'enfants enlevés par des bandes de maraudeurs. Krystyn, que nous avons ramassé il y a un mois, nous a raconté que son fils et son mari se sont fait enlever sous ses yeux. Ils ne l'ont pas vu elle, c'est la seule raison pour laquelle elle est là. On dit que certains groupes commencent à s'organiser et à chercher des esclaves pour forer à la recherche de gazoline ou d'eau. Maintenant que même les villes n'ont plus rien à fournir, j'imagine que ça ne va qu'empirer.

Max grogna. Il avait vu la même chose se produire ailleurs. Ou alors les voix le lui avaient dit ? Il ne savait plus. Mais l'immensité résonnait de hurlements et de bruits de chaînes.

-Et l'autre camion ?

-Viens voir. Les enfants sont une raison suffisante de ne pas abandonner les véhicules, mais voici l'autre.

Le camion fut ouvert et l'odeur sauta aux narines de Max. Il ne l'avait jamais senti et la connaissait depuis toujours. C'était celle de la terre mouillée et fertile et il eut envie de pleurer et de plonger ses mains le plus loin possible, de sentir la terre coincée sous ses ongles. Il y avait là des dizaines de bacs solidement vissés au sol ou enchaînés aux parois. Une femme était en train de verser au compte goutte au pied de plantes aux feuilles d'un vert qu'on ne trouvait plus nulle part à des centaines de kilomètres de distance. Une autre dormait dans un hamac suspendu au plafond, sous une trappe destinée à accorder quelques rayons de soleils à la serre improvisée.

-Tomates, désigna successivement Amelia, oignons, patates, avocats... Sans compter les graines ! Blé, orge, lentilles... Pour peu qu'on trouver assez de terre où planter, on pourrait même faire pousser des manguiers ou des pommiers ! Tu comprends maintenant pourquoi ne ne pouvons rien abandonner ?

Max voulu répondre, mais il suffoquait. Il trébucha et s'éloigna le plus loin possible du camion. Il heurta le deuxième et entendu un rire étouffé d'enfant à l'intérieur. Il avait besoin d'air, de se rappeler comment respirer. Il n'y arrivait pas.

-Pauvre mec, remarqua quelqu'un derrière lui.

-Le désert les rends tous fous. Il l'est différemment des autres, c'est tout.

-N'empêche. J'ai vu des hommes devenir hystériques en voyant leur maison détruite et leur femme décapitée sur le seuil, mais jamais devant des plants de tomates.

Max perdit connaissance.

 

Le soleil levant réchauffant sa peau lui fit reprendre conscience. Il tenta de se redresser et découvrit qu'il était enchaîné par le poignet à la roue d'un des camions. Ne sachant plus où ni qui il était, il se débattit avec véhémence. Plutôt s'arracher le poignet qu'être enchaîné.

Un morceau de pain et une gourde furent jetés à ses pieds. Il releva les yeux et du les plisser pour ne pas être aveuglé par le soleil. Il prit enfin conscience de l'endroit où il était et de la compagnie avec laquelle il voyageait. Un pistolet à la main, Sharon lui jeta un regard peu amène.

-Tu es encore plus proche du chien enragé que je ne le pensais. Enfin, les coups de folie sont fréquents, et parfois passagers. Tu as jusqu'à notre départ pour t'en remettre. Sinon, l'une d'entre nous abrégera tes souffrances.

Elle s'éloigna après lui avoir jeté un dernier et étrange regard avec lequel Max n'était que trop familier. C'était celui qu'on finissait toujours par lui accorder. Seulement, il n'avait jamais bien su si c'était de la pitié ou du mépris. Parfois il aurait véritablement préféré qu'on l'abatte plutôt que de subir ce regard.

Un chien enragé. Était-ce ce qu'il était ? Il se rappelait d'un chien. On l'avait abattu, sous ses yeux. Max ne savait plus s'il était mort de suite ou s'il s'était d'abord tordu de douleur sur le sol. Non. Il ne voulait pas être abattu, qu’il soit chien ou homme. Il s'empara de la gourde et avala de longues gorgées d'une eau presque croupie. Ignorant le pain, il reposa finalement la gourde vide sur le sol et reporta son attention sur l'horizon de collines rouges illuminées par le soleil levant. Elles avaient toujours été de cette couleur, mais Max se souvenait d'un temps où des buissons fleurissaient brièvement sur leurs flancs. Il y avait eu un temps où la forêt équatoriale du nord n'était pas un triste souvenir, ou le désert ne frôlait pas les rives de l'océan, ou l'océan ne menaçait pas d'être remplacé par une lande de sel et de sable. Bientôt, le désert engloutirait tout. Max s'en réjouissait. Il en pleurait de tristesse. Le sable et la poussière engloutiraient les pêchés des Hommes et leurs pitoyables réalisations. Il n'y aurait plus que le vent pour adoucir le silence.

Le silence. C'était tout ce que désirait Max. Le silence, l'oubli et la fin du monde.

Et la folie, oh, la folie pour le supporter !

Une angoisse étreignit soudain le cœur de Max. Était-il fou pour supporter le monde ou parce que le monde était fou ? Était-ce le monde qui était fou ou juste les hommes qui défiguraient sa surface ? La terre était polluée, par leurs empreintes de pas, leur souffle, leurs usines. Le poison pénétrait jusqu'à ses os. Max se tenait sur un cadavre qui se croyait encore en vie. Il pouvait par moment entendre son râle. Quand cela arrivait, il aurait voulu s'arracher les tympans et s'ouvrir la poitrine et s'enterrer dans le sable pour le faire taire.

Heureux les fous car les souffrances de cette terre leur sont épargnées.

Un éclat de rire naquit dans la gorge de Max, mais il n'avait jamais su comment rire et c'est un gémissement qui sortit, long et inarticulé. Il aurait voulu pleurer sur la splendeur passée de cette terre rouge, mais en était également incapable. Serait-il un jour le dernier à se rappeler de cette beauté ?

Il y avait une grandeur aussi dans le désert de roche et de sable qui avalait tout le reste, une beauté qui le prenait à la gorge et lui arrachait un soupir d'aise. L'homme n'avais jamais, ne pourrait jamais rien créer qui égale la froideur de la nuit et l'écrasante chaleur du jour, le miroitement du soleil sur le sable, le bruit du vent dans des vallées de roche érodées. Le désert actuel n'était qu'une promesse de ce qu'il serait un jour, bientôt. De l'amour. C'était ce que ressentait Max en contemplant les collines.

Et puis, il y avait cet espoir, faible mais fermement ancré en Max. Si l'humanité disparaissait, peut être, enfin, que les voix se tairaient. Que la honte et l'angoisse et l'incompréhension disparaîtraient. Seul dans le désert, il serait en paix. Il errerait jusqu'à tomber et ne laisserait derrière lui que des os et un soupir.

Et pourtant...

L'idée d'un monde sans hommes terrorisait Max. Ils ne sont ni importants, ni utiles, une boursouflure, souffla le désert. Max le savait. L'être humain avait violé la terre et ne laissait comme héritage que pollution et désolation. Ses soi-disant réalisations n'étaient que dégradation. Musique, architecture, science ne leurs survivraient pas. Ces femmes avaient même déjà commencé à oublier le passé de leur espèce. Cela en disait long sur son importance. Malgré tout, la perspective que les voix disparaissent, qu'il se retrouve seul, lui remuait les entrailles.

Doit la protéger, les protéger, mon devoir, j'ai prêté serment.Je resterais là, même le dernier, un policier doit faire ce qu'il doit faire, nous sommes les derniers héros.

Peur, si peur, je ne peux pas m'arrêter, je dois courir, ils vont me rattraper, mon fils, mon bébé, faites qu'ils ne l'écrasent pas, faites qu'il survivre.

Max, Max, mon frère, mon ami, écoute moi, écoute le vieux Goose, tu ne peux pas craquer, tu t'enfonce, j'ai besoin de toi, ils m'ont brûlé, je brûle, où est tu, Max, Max !

Ces voix, c'étaient ses compagnons. Max n'était jamais seul. Il ne se rappelait pas qui était ces gens. Il les avait très bien connu. Il ne pouvait les ignorer, il ne voulait pas qu'ils l'abandonnent. Et puis il y avait l'autre, la voix qui dominait toutes les autres, l'impérieuse, la brutale.

Lève toi. Reconstruit. Bâtis, rétablit la loi, le droit, la justice, la société, répare, reconstruit, ils doivent se redresser, les buildings, les ports, les bateaux, les avions, les hôtels, les...

Max hurla pour la faire taire, pour les faire taire. Le silence revint. Max réalisa qu'il était tombé en avant, les yeux fermés de toutes ses forces. Il se redressa, le souffle coupé et du sang glissa sur son œil gauche. Il s'était coupé en tombant. Tout en tâchant de retrouver un rythme de respiration, il regarda autour de lui, contemplant soudain d'un œil neuf le camping car et les camions et les motos.

Qu'étaient en train de faire ces femmes ? Il ne s'était pas posé la question jusque là. Elles roulaient sans savoir où elles allaient, avec des cartes obsolètes et des réserves limitées. Elles entreposaient dans leurs camions armes, munitions, graines et enfants avec le même soin.

Max regarda sans réagir Jedda s'approcher et s'accroupir à quelques pas de lui. La jeune femme vérifia le contenu du barillet de son pistolet, arma et visa son front.

-Qui êtes vous ?, demanda-t-il.

Les yeux de la jeune femme s'élargirent sous l'effet de la surprise. Il ne le réalisait pas, mais il avait posé sa question en pitjantjatjara. Il y avait des mois et des mois que la jeune femme n'avait pas entendu la langue de ses ancêtres. Elle baissa son arme.

-Nous sommes les Vulvalini.

Elle s'assit en tailleur face à Max et lui tendit sa propre gourde. Il n'avait pas soif et aurait préféré pouvoir s'asperger le front d'eau pour éclaircir ses idées mais de ce monde détruit, on ne refusait jamais de l'eau tendue en signe d'amitié. La gaspiller était signer son arrêt de mort.

-Nous étions un groupe à l'université, moi, Sharon et quelques autres, expliqua Jedda. Une association féministe de professeurs et d'élèves, on militait contre la culture du viol sur le campus. Le nom n'était pas très subtil, je le reconnais.

La jeune femme était plus âgée que l'avait pensé Max. Elle passa une main dans ses cheveux courts, soupira, et continua à raconter. C'était une époque plus tranquille, où la jeunesse ne réalisait pas vraiment le cataclysme qui allait s'abattre sur eux. Le soleil brillait mais ne tuait pas, les arbres étaient chargés de fruit et la musique était bonne. La jeunesse était joyeuse et militante, persuadée qu'elle pourrait changer le monde dès que les vieillards accrochés au pouvoir en auraient été délogés. Elle ne réalisait pas qu'il était déjà trop tard.

Le monde avait commencé à mourir et les Vulvalini s'étaient dressées pour manifester contre le gouvernement, pour les droits des aborigènes, contre les semences artificielles et le règne de la technologie. Il était déjà trop tard. Sydney avait sombré dans la folie et elles s'étaient serré les coudes. Il n'était plus temps d'étudier ou de militer mais d'apprendre à utiliser un fusil et à réparer un moteur. Elles avaient réuni d'autres femmes, sauvé des enfants perdus dans les rues en feu. Elles avaient tenu bon, le temps de pouvoir s'échapper.

Certaines étaient mortes pour permettre aux autres de fuir. Elles avaient complété le groupe par d'autres égarées trouvées sur le bord de la route, des femmes couvertes de contusions et des jeunes filles vêtues de leur seule rage. Elles étaient les Vulvalini, sœurs dans la détresse et l'infortune.

Max écouta en silence, respectueux de la douleur et des épreuves que disait et taisait l'aborigène. Il la voyait arrivant à Sydney, prête à étudier le droit et à défendre les siens. Il la voyait étudiante, acceptant le racisme en attendant de pouvoir l'affronter et découvrir qu'il était trop tard, que son peuple allait mourir avec celui des blancs et comprendre que seule importait la survie désormais.

-Je comprends, dit-il, et elle le détacha.

 

Ils revinrent vers les autres alors qu'elles s'apprêtaient au départ. Les regards étaient plus méfiants encore qu'à son arrivée. On lui montra à nouveau la carte de la région. Il ne lui accorda pas un regard, il connaissait chaque pierre et chaque route.

Celle par laquelle il les conduisit montait dans la cordillère australienne. La route était étroite et dangereuse, mais les véhicules pouvaient passer sans crainte de tomber dans un ravin et n'était coupée par aucun effondrement. Ils avancèrent avec précaution, faisant des pauses régulières pour laisser aux éclaireuses le temps de s'assurer de la sécurité du trajet. Les premiers jours, Max et les différentes femmes qu'il escortait restait toujours au plus près du convoi. La confiance à son égard s'était encore réduite.

Le troisième jour, on le laissa partir avec les éclaireuses, seul, sur sa propre moto. Ce n'était pas de gaité de cœur, mais sur ce terrain accidenté, deux femmes avaient violemment ripé sur le sol et avaient du renoncer à la route pour quelques temps ; la première avait des brûlures au second degré sur toute la cuisse droite et l'autre porterait une attelle pour plusieurs semaines. Peu soucieuses de risquer la vie d'autres femmes, les Vulvalini avaient accepté de prendre le risque de laisser Max fuir à moto.

Il resta d'abord très prudemment non loin du convoi, mais bientôt, l'appel de la route et des immensités désertes le saisit à nouveau. L'interceptor lui manquait. Il accéléra et roula jusqu'à ne plus voir même le nuage de poussière soulevé par les camions.

Parvenu au sommet d'une côte, il posa pied à terre et se laissa happer par le calme du désert. Des ronronnements de moteurs résonnaient derrière lui, et le bruit du vent dans des buissons desséchés. Tout était paisible. Il regarda les Vulvalini grimper pour les rejoindre et se mit à songer.

Jedda ne lui avait pas tout dit. Elle lui avait seulement raconté la raison de la naissance du groupe. Amelia ne lui en avait pas dit davantage, lui dévoilant simplement ce qu'elles protégeaient. Aucune Vulvalini n'avait parlé de leur objectif. Elles n'en avaient pas besoin. Elles voulaient un coin de terre où vivre.

Les aider, reconstruire, se mettre au service d'une juste cause, elles sont l'espoir, elle sont le renouveau, retrouver la grandeur passée, faire reverdir le monde, faire...

Non. La voix se trompait. Ces femmes se trompaient. Il n'y avait qu'à voir le groupe. Où étaient les hommes ? Elles voulaient être seules, loin de ceux qui avaient détruit le monde. Seules, entre femmes. Le sort de leurs fils une fois adultes serait sans doute peu enviable. Elles ne voulaient pas non plus reconstruire le monde, sinon elles n'auraient pas commencé à oublier le passé et ses repères. Non, elles étaient tout comme ces ravageurs ou ces pillards qui défiguraient les routes, elles ne cherchaient qu'à survivre. La folie ne les habitait pas mais ce n'était pas suffisant pour rendre leur cause bonne ou juste si tout ce qu'elles voulaient c'était se terrer dans un trou avec leurs trésors et en exclure le reste du monde. Il ne pouvait le leur reprocher. C'était tout ce qu'il voulait aussi, la plupart du temps. Il les comprenait. Il les enviait. Et les aider était un devoir que lui hurlait ses voix.

Le convoi parvint au sommet de la côte et Max inspira profondément. Il ferma les yeux et laissa le pays entier défiler sous ses paupières closes. Quand une motarde parvint à son niveau, il lui fit signe de s'arrêter.

-Je connais un endroit. Une terre qui est encore verte, encore fertile. Je vous y conduirais.

Il les y mènerait, puis les laisserait derrière. C'était trop dangereux de rester avec elles, alors qu'il y avait toujours des morts qui restaient là où il passait, que ceux qu'il aidait mourraient toujours.

Max ! Aide-moi Max ! De l'eau, de l'eau, aidez-moi, ne me laissez pas ! Ta faute s'ils sont morts, ta faute s'ils meurent tous ! Aide-les, aide-les ! Il y a-t-il quelqu'un, pourquoi personne ne m'aide ! Max !

Leur cause n'était pas sa cause. Il les aiderait puis les laisserait. Et peut-être qu'alors les voix le laisserait tranquille. Il n'y croyait pas lui-même.

 

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