Pour quelques planches de plus

Chapitre 1 : Pour quelques planches de plus

Chapitre final

2898 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 20/09/2022 15:46

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions .fr : Le Lieu Sacré - (septembre octobre 2022).



"Where the four winds blow and it's five miles wide

Where a sixgun rules and a man can't hide

A man can play, and a man can win

Lucky Luke rides again"


De lourds nuages gris roulaient lentement sur les derniers rayons oranges de ce début de soirée. L'horizon rouge de la Californie n'était découpé que de quelques montagnes plates que le vent avait si caractéristiquement sculptées. Disséminées avec parcimonie, quelques touches de verdures rappelaient que la vie se trouvait toujours une place sous le soleil. Le sable se levait en petites volutes dans l'air chaud du dessert sous le galop de l'appaloosa. Jolly Jumper était considéré à juste titre comme le cheval le plus rapide de l'ouest. Il était également doué aux échecs, bon cuisinier et philosophe à ses heures perdues. Ce fier destrier blanc à la crinière blonde se considérait comme la tête pensante du duo qu'il formait avec Lucky Luke, son cowboy.

-Le ciel se couvre, indiqua-t-il a son cavalier.

Sur son dos, nullement gêné par les soubresauts, Luke se roulait une cigarette de ses deux mains habiles, la bourse à tabac tenu par la ficelle entre ses dents.

-La nuit va tomber Cowboy, continua la monture.

Le cavalier glissa son tabac dans la poche intérieur de son veston noir. D'un geste vif, il gratta une alumette sur la semelle de l'une de ses bottes, alluma la sèche qu'il pinçait du bout des lèvres, tira une bouffée et lâcha un "ouep" qui se voulait rassurant. Ce fut sans effet :

-Je n'aime pas dormir sous la pluie Cowboy. S'agaça Jolly Jumper en ralentissant le pas.

Luke se coucha en avant sur le cou de l'appaloosa, et d'une main calme, il dirigea la tête de son ami. De l'autre main, il indiquait un point noir à l'horizon, posé à la droite d'une gorge entre deux façades rocheuses.

-Si tu galopes assez vite, nous devrions pouvoir demander l'hospitalité avant l'averse.

Luke saisi les brides, les laissant lâche, et Jolly Jumper accéléra la cadence. Le point noir se précisa, devenant plus imposant à mesure que le duo s'approchait. L'ombre dessinait une flèche vers le ciel, de la pointe de laquelle émanait une lueur cuivrée. Des tuiles noires descendaient en angle brut de chaque côté de la bâtisse aux murs fait de planches vermoulues. Les vitraux se précisaient maintenant que Luke et sa monture arrivaient. De larges peintures sur verres représentant la Vierge Marie à droite de la large porte noire, et la crucifixion sur la vitre de gauche. Quelques ferronneries reliaient deux larges gargouilles de bois a l'air lugubres dans la soirée bleue grise, sous la lueur de la lune.

Luke mit pied à terre, les deux mains sur son jean, il s'interrogea calmement à haute voix :

-Elle est disproportionnée cette chapelle... Et perdue au milieu de nulle part...

-Si tu veux mon opinion, elle est proprement macabre cette bâtisse, commenta Jolly.

Il releva le col de sa chemise jaune et ajusta son large chapeau blanc. Écrasant de sa santiag le mégot qu'il venait de laisser tomber au sol, Lucky Luke approcha de l'entrée, le tintement de ses éperons accompagnant chacun de ses pas.

-C'est abandonné si tu veux mon avis, annonça l'appaloosa, peu rassuré, comme pour se justifier, tout en reculant de quelques pas. Je vais préparer le repas pendant que tu visites, la pluie n'a pas l'air de vouloir tomber finalement.

Luke ne l'écoutait plus. Il saisit le lourd heurtoir en acier ouvragé sur la porte et frappa trois coups : pas de réponse si ce n'était écho lui-même. La porte s'entre-bâilla.

La lueur de la lune qui passait par le filtre de la Vierge et de la croix, bariolait les rangés de banc et l'allé de nuances d'ombres jouant des notes de bleu clair, de gris et de noir profond. Les yeux du visiteur ne mirent pas longtemps à se faire aux ténèbres que les Saintes images ne dégageaient pas. De forts poteaux de bois brut s'élevaient à une dizaine de mètres jusqu'à la charpente de la chapelle. Des tuiles étaient manquantes, et le ciel étoilé laissait tomber quelques faibles tirant de lumière sur l'ossature de bois. Le lieu semblait garder les nuages au loin finalement. Sans véritablement s'en rendre compte, Luke avançait, caressant le bois des bancs du bout des doigts. Il manquait quelques planches aux murs de la chapelle, et l'on pouvait ainsi voir les parois rocheuses de la montagne toute proche. L'autel était encadré de deux porte-cierges, et, au-dessus s'étendait un dernier "vitrail", présentant ce qui semblait être le jardin d'Éden. Sous cette œuvre sur verre se trouvait un piano chétif. Les doigts de Luke caressèrent les touches sans chercher à les enfoncer. Il fit demi-tour, observa de nouveau cet endroit qui paraissait perdu dans le temps. La bâtisse était véritablement décrépite, mais un détail ne cadrait pas. Luke s'agenouilla et posa la main sur les lattes lisses du plancher. Il n'y avait pas de poussière. Il se releva, le nez en l'air, et ne trouva aucun nid, aucune toile d'araignée dans les poutres.


La sauce des haricots faisait des bulles dans la vieille casserole posée sur les braises, et Jolly, une grosse cuillère de bois entre les dents, touillait les légumes.

-Ché déjert? Demanda-t-il, les dents serrées sur l'ustensile de cuisine.

Luke était encore sur le pas de la porte.

-Ouep.

Le cowboy s'approcha et pris délicatement la cuillère de la gueule de son ami, puis la casserole et fit le service dans deux assiettes de métal cabossées que Jolly avait délicatement dressées sur une nappe à carreaux recouvrant une pierre plate. Il reprit:

-La toiture et les murs sont troués, mais on sera à l'abri si la pluie se décide à tomber...

-Je dormirai dehors... M'en veux pas Cowboy, mais les églises abandonnées, ça me hérisse le crin.


La nuit avait été paisible. Couché sur un banc, au milieu de la chapelle, Luke dormait encore, le chapeau posé sur le visage, la force de l'habitude. Le soleil passait ses rayons au travers les quelques brèches dont souffraient les parois. Le vent du matin y faisait également entrer la poussière du désert, qui dansait dans la lumière. Au pied du banc, le plancher grinça légèrement. Lucky Luke dégaina son six coups dans un réflexe musculaire :

-On ne bouge pas, l'étranger. Intima-t-il calmement en se redressant.

Il réajusta nonchalamment son chapeau. Face à lui, raide comme un piquet, se tenait un vieil homme en soutane noire. Un sourire crispé au-dessus d'une barbe grisonnante en collier, et le crâne aussi stérile que le désert au dehors.

-Doucement mon fils, commença t'il, son sourire se faisant moins crispé et plus sincère lorsque Luke rangea son arme. Vous avez déjà profité du gîte, je venais vous proposer le couvert.

La tension retombée, le vieil homme se vouta, puis se dirigea vers l'autel. Il était courbé, ridé, mais il était large d'épaules et avait le pas rapide.

-Je suis passé sous le nez de votre cheval sans même le réveiller, s'amusa l'ancien.

-Jolly a dû mal dormir cette nuit…

D'un pas assuré, le curé monta sur l'estrade, se pencha derrière l'hôtel et en sorti deux petits verres et une bouteille de rouge.

-Je commence généralement mes journées avec un café noir, objecta gentiment le cow-boy.

L'ecclésiaste ne l'écoutait pas et versait déjà le breuvage :

-Vous n'allez pas refuser de trinquer avec un vieillard qui n'a vu personne depuis des mois ? Puis il ajouta, en descendant du promontoire, un verre dans chaque main : Doit y avoir un truc là-dessus dans la Bible...

Il vint s'asseoir à côté de son invité, après lui avoir donné un verre. Les deux hommes trinquèrent dans un échange de regards amicaux. Le vin gratta la langue, la gorge, les amygdales et tout ce qui se trouvait sur son passage, laissant dans son sillage un fumé fruité tout aussi agressif. Luke toussa légèrement :

-Il a du caractère.

-Un bon vin d'messe! Ajouta l'ancien. Je vous en remets une lichette ?

-Ce ne serait pas raisonnable, merci.

Le curé se leva, parti en direction de l'autel avec l'intention manifeste de remplir son verre à nouveau.

-Je suis le père Matthew, dit-il en débouchant à nouveau la bouteille.

-Lucky Luke.

-Enchanté "Lucky Luke", s'amusa Matthew en remettant la bouteille à sa place.

Il revint tranquillement s'assoir avec son précieux poison.

-Vous ne devez pas avoir foule les jours de grand-messe, je me trompe ?

-J'ai bâti cet endroit il y a... Six ans, commença le vieillard. Il devait y avoir une ville ici. Je me suis un peu précipité, je vous avouerais. Mais ils ont trouvé de l'or a Rattlesnake Creek. À 20 bornes à l'ouest, précisa-t-il en pointant du doigt vers la gauche. Du coup les pionniers sont partis à l'ouest avant même de bâtir quoi que ce soit, et je me suis retrouvé seul.

-Six ans, c'est une éternité, seul dans le désert, compatit Luke.

-J'ai mes poules, indiqua le curé en pointant du doigt un endroit par delà les murs de la chapelle. J'ai une petite maisonnette à côté d'un petit cours d'eau, un vrai petit jardin d'Éden en moins vert. Je viens ici tous les matins. Je fais le ménage. Et je retourne à mon potager. En chemin, je relève les collets. Je fais mon pain aussi.

-Vous n'avez jamais songé vous rapprocher de la civilisation ?

Le regard de vielle homme se fit plus dur :

-J'ai bâti un lieu sacré m'sieur Luke. En faisant cela, je me suis assigné une mission.

Son regard se perdit dans le vide :

-Les gens viendrons...

Luke hésita, puis :

-Il tombe en ruine votre lieu sacré, mon père.

Matthew eu un rictus amer. Tout comme Luke, il avait décidé d'être solitaire, non pas par envie d'être seul, mais dans l'espoir de pouvoir aider le plus grand nombre.

Le cow-boy voulu faire amende honorable :

-Vous auriez quelques planches, une poignée de clous ? On pourrait sans problème...

-Ho, j'ai les outils, coupa Matthew. J'ai les clous également. Mais je n'ai malheureusement pas le budget, ni la possibilité de ramener de bonnes planches jusqu'ici.

Après un instant de réflexion, Luke eu un sourire en coin :

-À deux heures d'ici, avec un bon cheval, en suivant la façade rocheuse, il y a une voie de chemin de fer abandonné. Nous pourrions en récupérer quelques traverses.

-Vous feriez cela ?

-J'ai un bon cheval.



Après un détour par la cabane de Matthew, ils se mirent en route. Le curé avait tenu à faire à des sandwichs et il leur fallait une bonne longueur de corde. La façade rocheuse, auparavant de bonne hauteur était devenue plus basse a mesure qu'ils cheminaient. Elle offrit au trio un petit sentier de terre qu'ils empruntèrent. Portant les deux hommes sur son dos, Jolly avançait d'un trot calme.

-Il m'entraîne toujours dans des détours pour aider la veuve et l'orphelin, et c'est toujours lui qui en récolte les lauriers, se plaignit l'appaloosa à lui-même.

Le sentier entamait sa descente de l'autre côté de la butte rocheuse, quand Luke ralenti sa monture :

-Nous ne sommes pas seuls.

Ils mirent pied à terre, et se glissèrent derrière un large buisson sec.

-Même lorsque j'arrête de les poursuivre, ils se retrouvent sur mon chemin, s'agaça-t-il avant d'ajouter, légèrement énervé : Les frères Dalton...

À une vingtaine de mètres, un étrange quatuor s'affairait au centre de la longue voie ferrée qui barrée le paysage. Pantalons marrons, vestes vertes, un visage patibulaire sous un Stetson gris, les quatre frangins étaient coordonnés. Joe, le plus petit piétinait en jetant de temps à autre un coup œil à l'horizon. Averell, le plus grand, était immobile, le regard hagard se baladant entre une montre à gousset et son frère aîné. Jack et William, assis sur une pierre plate, suivait leur chef du regard.

-Tu es sûr de toi Joe ? Lança l'un d'eux.

Le nabot sauta sur place d'énervement :

-L'express de midi doit passer par là à midi.

Puis il tempéra :

-Plus ou moins...

-Bah moi, j'ai dix heures dix, indiqua le grand benêt d'Averell.

-Depuis quand tu sais lire l'heure, toi ? Lui demanda Jack.

-Depuis quand tu as une montre, toi ? Demanda William.

-C'est une gentille p'tite dame qui me l'a donné à la banque, hier…

Joe grinça des dents :

-Elle te l'a pas donné, bougre d'andouille, c'était un braquage !

-Oui, n'empêche, c'était très gentil de sa part.

Joe retourna sur les rails, regarda le soleil, haussa les épaules, puis lança à Jack et William :

-S'il est qu'dix heures, vous avez le temps d'emmener ce gros caillou par ici !

Les deux cadets soufflèrent et se mirent en place pour déplacer le rocher. Averell intervint :

-C'qui m'inquiète, c'est qu'il était déjà dix heures dix quand on s'est levé, et qu'il était déjà dix heures dix hier soir…

Joe se précipita sur lui, et le toisa d'en bas :

-T'es quand même pas crétin au point de pas voir qu'elle est dézingué ta tocante ?

-Bah, pas à ce point-là Joe, répondit Averell fièrement. Mais Ma' dis toujours, que même une horloge qui ne fonctionne pas donne l'heure deux fois par jour. À force de la regarder, j'aurai fini par savoir quelle heure il est vraiment.

Il n'en fallu pas plus : Joe lui sauta au cou, et les deux frangins basculèrent dans la poussière.

-Calme-toi Joe, tenta William.

-Mais oui, enfin, Joe, calme-toi, ajouta Jack.

Leur aîné, étranglant leur petit frère, ne les écoutait même pas :

-Mais c'est d'toi dont elle parle quand Ma' parle d'horloge cassée !

Et Averell, que la strangulation ne dérangé nullement :

-Alors, je dois avoir raison deux fois par jours ?

Le cliquetis d'un colt calma tout le monde. Joe arrêta de secouer la tête de son frère, et, sans se retourner, pesta entre ses dents :

-Lucky Luke...

-Salut les Dalton, lança le cow-boy à quelques mètres derrières la fratrie. Je vais vous départager tous les quatre : cette voie est désaffectée. L'Express de midi est passé il y a une demi-heure, a trente kilomètres à l'est d'ici.

William bougonna :

-Moi j'l'avais dis qu'on était pas sur la bonne voie, mais on m'écoute jamais…

Le nabot tenta le tout pour le tout et se jeta sur son ennemi juré. L'ombre du Luke ne scilla pas, mais la déflagration du tir se répercuta dans le désert. La balle avait quitté le colt pour frapper la boucle du ceinturon de Joe qui en perdit son pantalon et trébucha sur celui-ci lorsqu'il lui entrava les chevilles. Couché dans le sable, l'aîné des Dalton tapait du poing dans la poussière :

-Je te hais Lucky Luke, je te hais. Et en plus c'était pas la bonne voie de chemin de fer ! Je te hais, je le hais, je vous hais tous!

Sa complainte se termina dans un sanglot lorsque son ennemis l'aida à se relever.

-Ça mon vieux je ne suis pour rien, s'amusa le cow-boy.


Tirant derrière lui, ficelés et en file indienne, les quatre affreux frangins, Luke retourna tranquillement vers le large buisson pour retrouver le père Matthew et Jolly Jumper:

-Désolé mon père, on va devoir faire un second voyage pour le bois, mais j'ai déjà recruté la main d'œuvre.


Les jours qui suivirent furent consacrés à la restauration de la chapelle, les Dalton préférant taper sur des clous que de casser des cailloux au bagne. Les sandwichs du père Matthew étaient également meilleur que la tambouille servie derrière les barreaux. En dehors de trois tentatives d'assassinat et cinq évasions ratées, la semaine passa rapidement et la bâtisse avait enfin retrouvé son charisme d'antan. C'est Lucky Luke qui donna le dernier coup de marteau, enfonçant en terre un panneau qui indiquait sobrement : "Church Town".

Puis un jour, en fin d'après midi, le cow-boy attacha son troupeau de hors la loi, et remonta en selle. Abrégeant les remerciements, Luke fit une dernière promesse au père Matthew : faire jouer ses relations pour que Church Town apparaisse sur les cartes.

Avançant nonchalamment vers le soleil couchant, suivit des Dalton saucissonnés, Luke se mit à siffloter.

-'manquerait plus qu'il se mette à chanter, se plaignit Joe.

Ce à quoi Luke répondit, en entonnant de sa plus belle voix :

"I'm a poor lonesome cow-boy

I'm a long long way from home

And this poor lonesome cowboy

Has got a long long way to roam..."

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