Dernier voyage temporel
Chapitre 1 : Dernier voyage temporel
4616 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour il y a environ 1 mois
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Dernier voyage temporel
L’an de grâce 1123, Royaume de France, dans l’antre d’Eusaebius.
Fixant la porte, le mage, assis sur son fauteuil, sortit de sa sombre rêverie de son échec de refermer la brèche temporelle à cause de la mort de Jacquouille la Fripouille, lorsque son ancêtre folklorique apparut devant lui. Baba Yaga(1) vola jusqu’à lui, laissant flotter son élégant voile, et s’exclama d’une voix forte :
— Mon descendant, Eusaebius, ne sois pas désespéré ! Impossible n’est pas Français, n’est-ce pas ? Pour un humain, rien n’est impossible !
L’interpellé opina du chef, analysa les paroles de Baba Yaga, intrigué. Il murmura :
— Pourquoi, illustre ancêtre, prononces-tu ces paroles ? Existerait-il une solution à mon épineuse situation ?
— Exactement, mon cher ! Une solution très facile même !
D’un geste expert de la main, elle fit apparaître du néant deux fioles scintillantes décorées d’arabesques orientales les plus complexes, l’une en or, l’autre en argent.
— La première, celle en or, contient l’eau vive, l’eau qui permet d'insuffler la vie à tout corps auparavant doué d’une âme. La seconde, celle en argent, recèle l’eau morte, eau qui détruit et pétrifie, mais qui permet aussi de réparer les blessures lorsque combinée avec la première. À faire un usage parcimonieux !
Il se leva et s’approcha lentement de la sorcière qui lui donna les potions. Il les déposa sur la table et l’interrogea :
— Ainsi, je n’aurais qu’à partir maintenant pour l’an de grâce 1993, donner l’eau vive à Jacquouille la Fripouille et revenir à mon époque, n’est-ce pas ?
La sorcière russe approuva d’un geste de la tête.
— Mais sera-t-il préférable que j’amène le Comte Godefroy de Montmirail avec moi ? Il sera plus convaincant que moi pour le forcer à revenir à notre époque… Sans oublier que si nous sommes attaqués, le comte saura nous défendre… Il connaît le maniement des armes, contrairement à moi qui n’est expert qu’en formules magiques…
— Une compétence qu’il ne faut pas pour autant négliger, compléta Baba Yaga, esquissant un sourire en coin. D’ailleurs, je dois te féliciter pour ton excellente initiative d’amener ce comte français dans ton voyage ! Il a déjà vu ce temps et s’est familiarisé avec ces particularités, plus que tu ne l’es ! N’oublie jamais qu’il vaut mieux prévenir que guérir ! Il ne faut se priver d’aucun avantage ou allié lors des situations particulières ! Bon voyage et bonne chance, Eusaebius !
Et l’ancêtre folklorique disparut soudainement de la pièce, laissant Eusaebius seul. Maintenant, le magicien tenait la clé de son succès ! Il ne lui restait plus qu’à se remémorer la formule et la potion pour voyager dans le temps, retrouver l’écuyer de Godefroy et revenir à leur époque. Simple, trop simple même ! Il était infiniment reconnaissant aux cieux et à la sorcière slave de l’avoir aidé. Il se sentait plus léger et confiant en son avenir, au point que même la chaleur estivale semblait moins écrasante qu’elle ne l’était.
Il prépara les potions nécessaires puis alla dormir, préférant attendre le lendemain matin pour expliquer au Comte son plan d’action.
Le lendemain, à l’aube, dans la demeure du Comte.
Eusaebius, après avoir expliqué la totalité de son projet, sans lui cacher les difficultés, pour récupérer Jacquouille la Fripouille, attendait la réponse de Godefroy.
Mine pensive, sourcils froncés, son interlocuteur réfléchissait. Ces quelques minutes d’attente semblèrent durer une éternité pour le mage. Des centaines d’idées se succédaient dans son esprit. Est-ce que Godefroy le prendrait au sérieux ? Viendrait-t-il avec lui ? Se retournerait-t-il contre lui ? L’accuserait-t-il d’escroquerie et de charlatanerie, voire de sorcellerie ? Des sueurs froides d’angoisse lui coulèrent dans le dos.
— Je trouve bien étrange votre méthode pour ramener mon écuyer à la vie, trop près de l’art occulte, mais je vais vous accompagner ! annonça sérieusement le Comte. Le danger guette partout, donc je dois vous seconder ! Je vais laisser seul, dans mon immense demeure, ma Frénégonde, en espérant la revoir rapidement.
Il se leva de son siège et ordonna à ses fidèles serviteurs de préparer tout ce qui était nécessaire pour le voyage, ainsi que ses armes et sa cotte de mailles.
Aussitôt dit, aussitôt fait, les deux hommes arrivèrent à la maison du mage. Ce dernier observa le ciel et l’informa :
— Ce soir, c’est le moment propice pour effectuer ce voyage en 1993. Les potions sont prêtes, je n’ai rien oublié, ni les fioles remises par Baba Yaga, ni la potion pour le voyage dans le temps. Êtes-vous prêt d’y aller maintenant ?
— Oui, je suis prêt, avec sabres, arbalètes, boucliers, cotte de mailles de rechange et vêtements pour tenir un siège de deux ans si nécessaire ! Sans oublier quelques vivres ! Je suis conscient que notre voyage ne sera pas une sinécure ! Déjà le premier n’était pas facile, il vaut mieux prendre toutes les précautions pour le second !
— Très bien ! Prenez cette potion qui nous transportera en 1993 en quelques instants.
Les deux hommes burent la potion fumante et Eusaebius prononça la formule latine consacrée, faisant disparaître Godefroy dans une traînée de diamants et lui-même dans une pure lumière blanche et aveuglante. Puis les ténèbres du crépuscule reprirent possession de la pièce vide de toute présence humaine.
L’an de grâce 1993, France, dans le salon d’un appartement d’un quartier pauvre de la ville.
Eusaebius se leva prestement et analysa son environnement – des murs blancs et sobres de la pièce invitaient au recueillement pour le défunt. Il était accueilli par le regard inquisiteur et méfiant de la femme vêtue de bleue qu’il avait perçue dans son assiette de voyance. Il l’observa : une femme de taille moyenne aux cheveux bruns. Sa robe, au bord sali, était en contraste avec l’attitude qui trahissait le manque d’éducation du personnage. Elle fit demi-tour pour s’avancer vers les nouveaux venus et les interrogea :
— Comment êtes-vous entrés ? Que faites-vous ici ? Répondez-moi ou j’appelle la police !
Le mage l’ignora et s’arrêta sous le regard éberlué de celle-ci devant la dépouille de Jacquouille la Fripouille. Il prit la fiole d’or s’interrogeant si l’effet voulu se produirait. Il lui versa entre les lèvres le précieux liquide de vie. Instantanément, le défunt ouvrit grand les yeux, ressemblant à ceux du lémurien. Il s’exclama, se relevant avec peine :
— Quel long sommeil ! Que j’ai bien dormi !
— Et tu aurais encore longtemps dormi, voire pour l’éternité, si nous n'étions pas venus à ton secours ou parvenu à trouver le moyen pour te réveiller, lui répliqua amèrement le mage, rangeant rapidement la fiole dans sa besace.
— Comment ? s’affola l’écuyer en se redressant et en promenant ses yeux frénétiquement autour de lui.
— Jacquouille, tonna la voix du Comte qui lançait des regards méfiants à droite et à gauche, ignorant sa remarque, nous ferions mieux de quitter cet endroit… Des monstres y rôdent !
— Eeeh ! s’offusqua la femme qui pleurait quelques instants plus tôt au-dessus du corps de son bien-aimé. Qui êtes-vous pour décider au nom de Jacques ? Vous n’avez pas le droit ! Voulez-vous l’enlever et le séquestrer ? Il m’a bien raconté sa vie misérable qu’il menait ! Je le plains ! Vous faites irruption chez moi et vous pensez agir comme bon vous semble !
— La gueuse, tais-toi ! Je n’ai nullement besoin des conseils de quelqu’un d’inférieur à moi ! Reviens à ton époux, à l’entretien de ta maisonnée et à tes enfants au lieu de conduire sur la mauvaise voie mon brave écuyer ! Vade retro Satana !
— Le toqué, il sort d’un film ou il est fou ! s’emporta Ginette, le visage tordu par la colère. Il se fout de moi ou quoi ? Je vais appeler les gendarmes !
— Mon seigneur, s’exclama Jacquouille avec référence, vous ne pouvez pas rudoyer ainsi ma femme. Je suis plutôt surpris de vous rencontrer maintenant !
Ginette s’éclipsa de la salle, accourant au téléphone pour appeler les policiers. Jacquouille bondit et courut derrière elle, échappant de peu aux bras puissants du Comte qui tenta de le retenir par le collet.
Godefroy et Eusaebius sortirent également du salon, débouchant dans le vestibule, rapidement interceptés par des gendarmes arrivés sur place à la suite de l’appel téléphonique de l’indigente. Les deux Français du Moyen-Âge s’entre regardèrent, hésitant, ne sachant que faire. Fallait-il les affronter ou non ? Les attaquer demeurait un acte de dernier recours. Le Comte n’avait pas oublié son premier heurt avec eux qui était très âpre. Ces hommes en noirs avec des casques étranges étaient trop nombreux. Lors de la dernière escarmouche contre eux, il faillit succomber sous leurs coups, si sa descendante n’avait volé à son secours. Eusaebius extirpa un grimoire de sa besace et s’arrêta sur une page l’ouvrit, espérant trouver une formule magique.
L’un des policiers s’avança vers eux, suivi de ses collègues en retrait qui formèrent une barrière et ordonna :
— Vos papiers !
Une sueur froide dégoulina le long du dos du mage, cent questions lui traversèrent l’esprit, intrigué par leur insigne qu’il n’avait jamais vu, s’interrogeant sur l’appartenance de l'armoirie familiale inconnue de lui. Il prit son courage à deux mains et affirma :
— Jeune homme, collègue, je ne comprends pas quels papiers vous cherchez ? Si vous voulez discuter de formules, je veux bien, mais pas maintenant, nous sommes en mission !
Le policier le dévisagea et affirma froidement :
— Collègues, il se moque de nous, non ?
Les autres approuvèrent par des mouvements de tête, hiératiques, fixant imperturbablement les deux hommes du Moyen-Âge.
— Ne vous en prenez pas à ce pauvre mage sans défense ! Je suis Godefroy Amaury de Malefète, Comte de Montmirail, d’Apremont et de Pampincourt, seigneur en ces terres, se présenta le géant.
Le policier promena son regard de l’un à l’autre, hésitant.
— Attrapez-les ! Je doute de la sincérité de ces fauteurs de troubles ! Il essaie de nous berner !
Au moment où Godefroy, dégainant son arme, prêt à les attaquer, une voix stridente fusa derrière le groupe. Ce cri figea immédiatement tous ceux qui étaient présents. Seuls les yeux pouvaient se mouvoir dans les orbites.
Godefroy et Eusaebius aperçurent Baba Yaga qui se matérialisa derrière les policiers. La sorcière folklorique, dans son mortier géant comme dans un navire sur l’eau, s’avança vers eux. Sourire ravie aux lèvres, regard pétillant de joie, elle informa les deux Français :
— Mon descendant et noble chevalier, je vais vous téléporter dans un endroit où vous serez en sécurité, toujours dans ce même pays, la même année, dans la même ville. Parole de Baba Yaga ! La famille est sacrée !
Les deux interpellés opinèrent du regard. Elle murmura une incantation en slavon. Instantanément, les deux Français disparurent du salon pour se retrouver dans un coin moins fréquenté du marché.
Un peu plus tard, dans un café de la ville,
Jacquouille et Ginette, assis l’un à côté de l’autre, dégustaient un café pour apaiser leur trouble intérieur causé par les événements des dernières heures. Un élégant jeune homme les aborda en s’exprimant en français avec un fort accent slave :
— Jeunes gens, jeunes gens, êtes-vous intéressé par un spectacle de trapéziste pour une cause caritative ?
Ne comprenant rien à ce qui venait d’être dit, Jacquouille lança un regard interrogateur vers le nouvel arrivé, puis vers sa bien-aimée.
— Qu’est-ce qu’il veut, le gueux ?
— Jeune homme, l’interrogea Ginette, quelle est cet’ cause caritative pour laquelle tu travailles ?
Bombant son torse de fierté, l’étranger aux vêtements avec des motifs vaguement slaves lui répondit, s’accompagnant de grands gestes théâtraux et en secouant la tête, ce qui faisait voler ses cheveux flavescents en désordre :
— Pour la Fondation des personnes atteintes de syphilis en stade tertiaire.
— Une noble cause ! J’accepterais volontiers d'acheter un billet pour un tel spectacle, si j’avais plus de sous ! commenta Ginette.
L’étranger approuva d’un signe de tête, marmonnant quelques paroles incompréhensibles en russe et s’assit à côté de Jacquouille. Le Russe fixa l’écran de télévision au-dessus d’eux. Il écouta distraitement les nouvelles, intrigué et intéressé par ce couple singulier. Soudain, l’une des nouvelles captiva son attention ainsi que celle de Jacquouille, qui préserva, néanmoins, une apparence impassible. Le trapéziste écoutait avec la plus grande attention, malgré la tempête qui faisait rage en son for intérieur.
« D’après les informations transmises par les autorités policières, tout indique que deux ressortissants français dangereux seraient en relation avec la mafia russe pour accomplir l’enlèvement d’un compatriote détenteur d’informations compromettantes.
Un portrait-robot précis de Godefroy et de Eusaebius apparut à l’écran.
Ces individus font l'objet d’une recherche active. Selon un témoin oculaire, la mafia russe aurait dépêché un agent agissant sous le nom de code « Baba Yaga » pour faire sortir de l’impasse ces Français en prenant en otage les autres occupants et les policiers présents. Par la suite, ils se seraient volatilisés mystérieusement de l’appartement où ils avaient fait intrusion, poursuivant leur plan criminel. Les autorités demandent aux citoyens d’être vigilants. »
— C'est le seigneur Godefroy de Montmirail ! s’agita Jacquouille sur son siège. Il viendra certainement me chercher ! Je ne veux pas y revenir ! C’est mieux ici ! Et l’autre, c’est Eusaebius, l’enchanteur !
— Donc, c’est de la mafia ! ajouta Ginette d’une voix aiguë. C’est ce que je pensais en voyant leurs têtes et leurs vêtements étranges !
Une lueur de compréhension traversa le regard de l’étranger qui paya sa consommation et sortit de l’endroit, guettant l’écuyer du Moyen-Âge à la sortie.
Le Russe souriait, il savait bien qu’aucune mafia n’était mêlée dans cette histoire, mais des voyageurs temporels aidés par la folklorique sorcière slave. Il se frottait les mains d’anticipation, sa vengeance s’accomplirait bientôt.
Dès que Jacquouille la Fripouille et Ginette sortirent du café, sur le trottoir, le trapéziste les intercepta :
— Jeunes gens, mon cousin est apiculteur, je peux vous donner un peu de propolis pour que vous puissiez guérir vos blessures !
— Ok, l’étranger, s’exclama Jacquouille. Pouvez-vous nous laisser tranquille, au lieu d’être plus collant que ce miel ! ? D’ailleurs, je ne suis pas blessé !
— Vous déclinez la généreuse aide que je vous propose qui pourrait vous être nécessaire plus tard ! se renfrogna leur interlocuteur. En plus, je pourrais vous héberger dans ma demeure qui est mille fois plus grande que le Château des Montmirail !
— Nous refusons, lui confirma fermement la compagne de Jacquouille.
— Très bien, répliqua amèrement le Russe, vexé, les traits durcis par la hargne qui brilla dans ses yeux. Alors gare à vous !
Sous le regard éberlué du couple et des passants, le nouvel arrivant s’éleva dans les airs avant de se métamorphoser en un immense dragon tricéphale. Sa silhouette colossale obscurcissait le ciel, tandis que ses pattes munies de griffes acérées comme des lames tentaient d’attraper l’un des deux partenaires. À l’instant de son changement, une pluie drue tomba sur la moitié de la ville.
— Il pleut comme vache qui pisse ! s’étonna Ginette qui scruta les alentours, main en visière, yeux agrandis de frayeur, reculant le plus rapidement possible, à l’instar des autres passants.
Elle cherchait une ouverture pour éviter les griffes et les dents du monstre.
— Eh, Jacques, y a un passage par là-bas !
Elle le tira par la manche de son élégant complet bleu pour essayer de le sauver, mais le Dragon fondit sur eux, attrapant entre ses griffes acérées l’écuyer. Les forces de l’ordre arrivées ne purent rien contre l’armure naturelle du monstre. En voyant ce dernier s’élever de plusieurs mètres sous le regard impuissant des policiers, Ginette hurla de désespoir. Le cousin de Zmeï Gorynytch vola dans les hauteurs éthérées pour déposer gracieusement Jacquouille dans son palais au Royaume voisin du Vingt-Septième(2). Il l’invita à venir manger les nombreux plats bien garnis qui l'attendaient. L’écuyer, ravi d’être en vie contre toute attente, ne refusa pas la nourriture proposée.
Quelques heures plus tard, au marché, sous la pluie.
Eusaebius consulta son assiette de voyance(3), alors que Godefroy montait la garde. Le mage observant méticuleusement l’artefact, soupira et commenta :
— Jacquouille la Fripouille n’est pas dans cette ville, mais dans un palais, j’ignore où ! Ce n’est pas votre château… Mais les lieux sont très luxueux… Je vais réfléchir à la meilleure des manières de le ramener.
— Très bien Eusaebius, en attendant je vais nous trouver à manger !
— J’ai quelques amanites tue-mouches que j’ai désintoxiquées un peu avant notre voyage dans les couloirs du temps(4).
— Je doute que ce soit suffisant ! Il faut avoir la panse bien remplie avant de s’attaquer au monstre qui retient prisonnier mon écuyer.
Le duo parcourait les ruelles, en recherche de nourriture. Personne ne remarqua le trapéziste russe vêtu d’un complet noir qui mettait en valeur la pâleur naturelle de son teint et ses cheveux blond cendré. Tapi dans l’ombre d’une demeure, il observait attentivement le mage français d’un regard reptilien incandescent rempli de haine. Soudain, une idée germa en son esprit retors, il sourit, relevant une rangée de dents aussi aiguisées que celles d’un requin. Il détenait la vengeance tant attendue pour la mort de son cousin, Zmeï Gorynytch. Il s'approcha du duo et leur demanda courtoisement d’un ton mielleux, sourire aux lèvres :
— Messieurs, que cherchez-vous ? Puis-je vous aider ? Il est bien étonnant de rencontrer des hommes de haute lignée parmi les gens de simple condition. Rester dans la rue ou prendre quartier dans une minable auberge est absolument indigne de vous, valeureux et nobles voyageurs ! Je vous inviterais volontiers dans mon château ! Voulez-vous me suivre ?
Le Comte parcourut du regard, le front plissé et les yeux mi-clos, l’espace entre l’inconnu et le mage. Il s’inclina vers ce dernier et lui murmura :
— Eusaebius, ces paroles dithyrambiques ne m’inspirent point confiance ! N’avez-vous pas oublié des propos similaires d’une créature démoniaque au Vingt-Septième Royaume ?
— Effectivement, c’est très suspect, lui confirma l’interpellé d’un ton ferme.
— Jeune homme, annonça d’une voix de Stentor Godefroy, nous déclinons votre offre. Nous ne sommes qu’en visite chez un fidèle ami.
— Très bien, grogna l’inconnu, alors permettez-moi de vous montrer l’endroit où vit votre écuyer !
Le cousin de Zmeï Gorynytch, pointant la main au ciel, fit apparaître dans les airs une psyché où se reflétait Jacquouille prisonnier dans son palais. Étonnés et médusés, les Français suivaient du regard les gestes de l’étranger. Il s’éleva dans les airs, brisant le miroir, blessant un peu le mage qui n’eut pas le réflexe de se cacher pour se protéger sous le bouclier de son compatriote. Le trapéziste prit sa forme animale, puis attrapa Godefroy par les bras, l’immobilisant et l’empêchant de faire tout geste. Il s’éleva vélocement dans les airs. Les coups de pied du Comte n’eurent aucun effet sur l'armure naturelle. Impuissant, le Français réfléchissait aux options qui lui restaient. Aucune. Il n’était pas le Hardi pour rien, mais il ne savait plus que faire ! Cette idée le hantait.
Après ce qui semblait une éternité pour Godefroy, il arriva enfin à destination. Ne sentant plus ses bras, il peinait à tenir fermement ses armes. Le Dragon voulait l’amener dans une cellule, mais il ne s’y soumit pas. Se rappelant les exploits accomplis pour délivrer sa fiancée, maintenant son épouse, Godefroy puisa au tréfonds de son être la puissance nécessaire pour parer aux attaques. À défaut de pouvoir blesser son adversaire lors d’une attaque, il se consacra à la résistance.
Après plusieurs heures à se défendre et à chercher en vain la faille de l’armure du monstre, Godefroy entendit un son fracassant dans le dos du Dragon. Ce dernier se retourna, en proie à la curiosité, dardant ses trois langues et trois paires de yeux vers les nouveaux venus qui étaient nuls autres que Baba Yaga et son descendant, à bord du mortier volant qui naviguait dans les airs, tel un bateau sur la mer. Lueur de détermination dans ses yeux clairs, la sorcière, avec un large sourire sur les lèvres, hurla d’un air solennel, levant les mains dans les airs, index droit pointé vers le monstre :
— Que l’heure de ton malheur s'abat sur toi, fracassant ton cuir comme le fer est battu sur l’enclume par le marteau d’un habile forgeron. Sans pitié, impitoyable à ton image, sombre mage, tu disparaîtras ! Maintenant et pour l’éternité, Ainsi soit-il.
Immédiatement, le dragon titanesque se figea, pétrifié, paralysé et se désintégra à la vitesse de la lumière. Il n’en resta qu’une montagne de cendres et de fumée.
Godefroy se laissa tomber au sol, épuisé, mais ravi d’être en vie. Il remercia d’un geste de la tête le mage français et la sorcière russe.
Quelques minutes plus tard, le trio arriva jusqu’à la cellule de Jacquouille. Ce dernier se prélassait sur un fauteuil doré décoré de motifs floraux les plus complexes, non loin d’une petite table en cerisier plaqué or. Sur celle-ci reposaient deux verres de cristal, l’un rempli d’eau, l’autre de vin, et des assiettes d’or pleines de nourriture les plus diverses. L’écuyer se leva rapidement en apercevant le trio, ses yeux sombres tournaient dans tous les sens dans l’espoir de trouver une échappatoire, mais la fenêtre, bien que vitrée, était protégée par un grillage, empêchant toute fuite. Godefroy s’avança vers lui, et affirma d’un ton sévère :
— Jacquouille la Fripouille, le temps est venu pour toi, mon fidèle écuyer, de quitter ce temps pour revenir dans le nôtre, sinon tu compromettrais ta descendance !
L’interpellé baissa les yeux et soupira :
— Seigneur, vous avez tristement raison ! se lamenta-t-il. Tout cela va me manquer : Cette charmante femme, cette gueuse, que je voudrais tant faire mienne ! Le bowling, les restaurants, les cafés… Ah ! Je demeurais nostalgique, mais je ne pouvais pas tromper indéfiniment mon entourage !
— Premier pas, commenta Baba Yaga en chuchotant à son descendant, vers une amélioration ! Je n’aurais pas besoin d’intervenir pour l’entraver, comme je l’ai fait pour son descendant ! Cet idiot !
Eusaebius approuva d’un geste de la tête et demanda à ses compatriotes :
— Êtes-vous prêts à revenir en 1123 ?
— Oui, allons-y maintenant ! ordonna le Comte. Je n'en peux plus des années 1993 ! Elles sont trop dangereuses !
— Surtout lorsque vous êtes recherché par la Maréchaussée, ajouta Jacquouille.
Le petit groupe sortit de la prison dorée pour s’arrêter dans le somptueux vestibule aux murs ornés de portraits de famille.
Avant que Eusaebius ne remette les potions pour le voyage, Baba Yaga, yeux brillants de joie et avec un large sourire sincère sur les lèvres, conclut :
— Gogol est votre ami, Godefroy de Montmirail et Eusaebius…
Elle donna une accolade amicale au Comte et à son descendant.
— Google est ton ami ? s'immisça Jacquouille en répétant, lueur d’incompréhension dans le regard. Qui est-ce ?
— Inculte et ignare ! Nikolaï Vassilievitch Gogol est un romancier, nouvelliste et poète russe ! … certes du futur, mais il est connu ! J’avais à l’esprit une phrase de Ses Âmes mortes qui dit « Partout en ce bas monde, […] chaque homme fait, au moins une fois dans sa vie, une rencontre qui éveille en lui des sentiments jusqu'alors inéprouvés. Parmi les chagrins dont notre vie est tissée, luit toujours, à un moment donné, un éclair de joie. »(5) Rappelez-vous toujours de ces paroles, mon descendant et jeune comte ! Souvenez-vous de vos épouses lors des moments difficiles, un puissant moteur est l’amour ! Et bon retour à votre époque ! Maintenant, Eusaebius, la brèche temporelle sera définitivement fermée !
Les trois Français acquiescèrent d’un geste de tête. Chacun but la potion et le mage prononça la formule suivante :
— I kak povernut' tuda / Gde svetit tvoya zvezda / Ty vybirayesh' raz i navsegda / Perekrestok semi dorog (Et comment tourner là-bas / Où brille ton étoile / Tu choisis une fois pour toutes / Carrefour des sept routes)(6).
Et Godefroy disparut dans un éclat de lumière blanche, suivi par son écuyer dans une lumière verdâtre et par Eusaebius qui laissa derrière lui une lumière dorée.
Baba Yaga, ravie du dénouement, regagna sa demeure légendaire dans le Vingt-Septième Royaume.
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(1) Baba Yaga est une sorcière du folklore slave.
(2) Le Vingt-Septième Royaume, littéralement « Royaume plus loin que trois fois neuf terres », désigne un royaume lointain dans les contes russes.
(3) L’assiette de voyance est un artefact du folklore russe en argent qui permet, avec une pomme d’or, de percevoir tous les événements à distance.
(4) Comestibilité de l’amanite tue-mouches une fois que les champignons, découpés en fins morceaux, sont soumis à un long ébouillantage pour éliminer les substances toxiques. Cette manière de consommer ce champignon a été longtemps pratiquée dans certains coins de l’Europe, de l’Amérique du Nord et de l’Asie.
(5) Nikolaï Gogol, Les Âmes mortes, traduction par Henri Mongault, Première partie, Chapitre V.
(6) Strophe de la chanson Перекресток семи дорог (Perekrestok semi dorog, Le Carrefour des sept routes) du groupe Машина времени (Mashina vremeni, La machine à remonter le temps). Translittération de « И как повернуть туда / Где светит твоя звезда / Ты выбираешь раз и навсегда / Перекресток семи дорог ».