Mandragore et Fleur de fougère
Chapitre 1 : Mandragore et Fleur de fougère
6213 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour il y a environ 2 mois
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Mandragore et Fleur de fougère
Royaume de France, an de grâce 1123, soirée de la veille du mariage de Godefroy et Frénégonde, à la demeure d’Eusaebius.
Le mage français parcourut divers manuscrits anciens de sa bibliothèque à la lumière de deux lampes. Trois grimoires ouverts l’un en français, l’autre en slavon et le dernier en latin devant lui, Eusaebius, lunettes sur le nez, fouilla frénétiquement les pages, manquant de peu de les arracher tellement ses mains tremblaient. L’air de la pièce garnie d’une bibliothèque semblait oppressant pour la poitrine du mage. L’urgence de la situation ne le laissait pas indifférent, au contraire ! Soudain, il hurla, renversant les diverses fioles autour de lui.
— J’ai trouvé ! J’ai trouvé ! Eurêka ! Eurêka ! Alléluia ! Dans la potion pour ramener le descendant de Jacquouille la Fripouille à son époque, celui même qui mène maintenant une vie végétale …
Il se calma pour mieux se concentrer, lisant à voix haute pour déchiffrer et traduire adéquatement les textes.
— … Il faut, entre autres ingrédients, la plante à forme humaine qui crie et une fleur dorée magique qui ne s’épanouit qu’une fois l’an… La première est la mandragore, j’en suis certain… Mais la seconde, je l’ignore…
Il leva les yeux du livre ancien pour balayer la pièce dans l’espoir de trouver une solution, mais en vain. Il continua sa lecture d’un ton mélodieux.
— … Une larme de l’un des hommes qui doit revenir à son époque constitue l’un des composants de la potion… Ce qui ne sera pas difficile, je n’aurais qu’à lui donner un oignon coupé, très lacrymogène ! Par contre, je doute qu’une plante puisse pleurer ! Comment faire ? Sauf si j’attends demain ou je peux essayer maintenant ?
Il fit les cent pas dans son petit laboratoire, perplexe, serrant convulsivement le grimoire qu’il passa d’un bras à l’autre. Le mage laissa l’ouvrage sur la table et coupa un oignon en deux et le rapprocha du visage de la plante dans l’espoir de lui verser des larmes. Ce qui fonctionna contre toute attente. Yeux aussi grands que ceux de la chouette, il fixa, éberlué, Jacques-Henri. Il recueillit prestement quelques perles d’eau sur la fleur et les rangea dans une petite fiole. Il ouvrit un vieil livre ésotérique à la couverture défraîchie sur une page noircie par l’écriture encore intacte et le consulta prestement. Le refermant, il soupira, main appuyé sur le front, fronçant des sourcils sous l’effort de réminiscence :
— La mandragore, plante à racine humanoïde, crie lorsque arrachée, rappelant le hurlement des âmes damnées, et peut amener la mort ou la folie à celui qui l’entend… Elle pousse près des gibets, issue du dernier sperme ou du sang du condamné... Pour calmer la plante, il faut connaître le nom du défunt. Allons-y la cueillir !
Il se leva et, d’une main experte, sortit une petite besace usée en cuir qu’il remplit de bouchons en cire, de vieux manuscrits, de son assiette de voyance et de sa pomme d’or. Ces derniers sont le cadeau de son ancêtre légendaire Baba Yaga(1). Il se revêtit d’une ample tunique blanche, se couvrant la tête, et se signa furtivement.
Il sortit à l’extérieur de la demeure, amenant avec lui la Dionée tue-mouche qu’était devenue Jacques-Henri. Le firmament nuageux ne laissait filtrer aucune lumière céleste, laissant présager un orage. L’air était lourd, signe imminent de la colère divine. À la lumière d’une lampe à huile, Eusaebius prit une sombre ruelle et sortit de la ville, cherchant du regard le plus rapide chemin pour trouver une mandragore. Hanté par l’idée d’un échec, le mage français ne cessa pas de ressasser les mêmes sombres idées qui firent plisser son front et trembler ses mains, il ne voulait pas être accusé de sorcellerie.
Après plusieurs heures de marche, il murmura à la plante en s’approchant d’un gibet de potence :
— Avec tes feuilles, petite plante, bloque le son, pour ne pas devenir fou !
L’interpellé agita ses limbes et ses feuilles en signe d’étonnement, pensant Pourquoi devrais-je le faire ? Pourquoi devrais-je vous croire ?
— Incrédule ! s’offusqua le mage, regard flamboyant d’un terrible courroux. Faites comme je vous le dis, si vous ne voulez pas mourir prématurément et perturber la brèche temporelle que vous avez ouverte ! Ou plutôt que votre ancêtre a initié ! Je vous aide et vous êtes si ingrat et incrédule ! Mécréant ! Mécréant !
Après quelques minutes de marche silencieuse, sa fureur tomba, les poings desserrés, le mage continua sa méticuleuse observation de l’environnement.
— Pourquoi devrais-je vous croire ? l’interrogea Jacques-Henri.
— Parce qu’il est préférable de prendre des précautions plutôt que de mourir par inadvertance, lui répondit-il d’un ton tranchant. Rien de compliqué à comprendre !
La plante, moue dédaigneuse demeura immobile, agitant de temps en temps sa tige, tel un homme qui observait son milieu. Le mage, roulant ses yeux dans ses orbitres d’exaspération à l’attitude du végétal, l'ignora et consulta son assiette magique :
— Pomme, roule sur le miroir d’argent et montre-moi des villes et des champs, montre-moi l’événement de la pendaison en ce lieu et le nom du défunt !(2)
Et l’artefact se teinta d’une nuance dorée avant de montrer les derniers moments du pendu, un grand homme aux yeux aussi noir que la nuit et aux cheveux aussi sombres que les ailes d’un corbeau, au teint pâle, presque livide. Il était vêtu d’une ample tunique brune et de chausse blanche. Aux pieds, des simples sabots. Un paysan musclé qui impressionnait les autres par sa stature. Accusé de trahison envers le roi Louis VI Le Gros en pratiquant de la sorcellerie sur sa personne, il était condamné à la pendaison. L’assiette brouilla l’image pour laisser apparaître à sa surface des lettres de feu, identité du pendu. Cet homme répondait au nom de Hugon Le Bougon. L’assiette reprit sa teinte habituelle et la pomme cessa de tourner.
— Cette plante, réfléchissait le magicien français en chuchotant, la mandragore, associée au signe astrologique du Cancer, si ma mémoire ne me fait pas défaut, nécessite le sacrifice d’un chien, ou au moins, que la puissance mortifère de la plante soit détournée sur l’animal. Je dois concevoir un substitut ! Mais comment ?
Il promena son regard sur le champ désert, mais aucune idée ne surgissait en son âme. Il supplia Dieu et son illustre ancêtre de venir l’aider, mais en vain. Néant en ses pensées, rongé d’angoisse, le mage promenait lentement son regard sur les arbres et les végétaux, mains crispées autour du pot de fleur. Mais toujours aucune solution.
Perplexe, il revint dans son laboratoire en catimini, déposant Jacques-Henri près de la fenêtre. Parcourant de long en large son laboratoire, le mage ne cessait de réfléchir aux maintes options pour cueillir la mandragore, s’il allait seul, sans aucun allié, il risquait de subir les contrecoups de la puissance mortelle de la plante, au mieux de devenir fou ou, au pire, de mourir; s’il allait en amenant Jacques-Henri, son hôte subirait la puissance affolante de la mandragore, rendant impossible son retour dans le temps; s’il allait avec une plante, le seul être vivant qu’il avait à profusion dans son laboratoire, il n’était pas pour autant immunisé de la puissance du végétal convoité.
— La mandragore est à portée de main ! se lamenta-t-il. Mais je ne sais point comment parvenir sans danger à cette plante narcotique qui permettra au descendant de Jacquouille la Fripouille de s’endormir et de passer les couloirs du temps sans douleur.
Promenant ses yeux bruns encore plus agrandis que d’habitude, il secoua sa tête, résigné. Il soupira avant de s’exclamer :
— Peut-être qu'en laissant le problème si épineux pour plus tard, une idée géniale arrivera et m’éclaircira pour résoudre la cueillette de la mandragore…
Il se leva de son siège, dos voûté, passant une main dans sa barbe fournie, pensif.
— Maintenant, il ne manque plus qu’à trouver cette mystérieuse fleur … Mais comment la trouver, alors que j’ignore tout de son identité ? Sauf si je demandais à mon illustre ancêtre, Baba Yaga ! Pourquoi pas ? Elle pourrait m’aider ! Elle a de vastes connaissances en botanique ! Allons-y !
Il fouilla dans son grimoire en slavon, héritage familial, pour trouver la formule d’accès au Vingt-Septième Royaume(3).
— Dorogoiy dlinnoyu, do noch'kaiy lunnoyu, / Da s pesneiy toiy, chto vdal' letit zvenya, / I s toiy strarinnoyu s toiy semistrunnoyu, / Chto po nocham tak muchala menya. [Par une longue route et dans la nuit éclairée par la lune, / Et avec cette chanson qui résonne en s'envolant au loin. / Et avec cette antiquité à sept cordes / Dont le son me tourmentait tant la nuit](4)
Une immense lumière blanche et pure, aussi éclatante qu’un rayon solaire à midi illumina la salle, enveloppant gentiment Eusaebius et la Dionée attrape-mouche pour les amener vers ce Royaume des contes de fée slave. Cette divine luminosité se dissipa graduellement pour laisser les ténèbres de la nuit regagner leurs droits sur la pièce.
Simultanément, au Vingt-Septième Royaume, devant la maison en bois sur des pattes de poulet de la sorcière folklorique.
Le mage français, petit sourire en coin et regard brillant en souvenir de son dernier passage chez son illustre ancêtre, psalmodia d’une voix claire et puissante, sans la moindre hésitation, la formule rituelle :
— Isba ! Petite isba ! Mets-toi le dos à la forêt et la face vers moi !
Baba Yaga ouvrit la porte et accueillit chaleureusement son lointain descendant, large sourire aux lèvres et lueur d’étonnement dans ses yeux clairs. Elle lui servit du thé et des biscuits et arrosa Jacques-Henri qui se sentait tellement vulnérable en menant cette existence végétale, dépendant du bon vouloir d’autrui pour accéder à l’eau… Et seulement à de l’eau, il aurait bien apprécié un peu de variation dans ses consommations ou sa nourriture, entre les nutriments du sol et les rares mouches qu’il parvenait à attirer, le tartare revenait trop souvent au menu.
Une fois les échanges de formalité, Baba Yaga lui demanda de sa voix enrouée par l’âge :
— Mon descendant, pour quelle raison viens-tu à moi ?
— Je veux ramener le descendant de Jacquouille La Fripouille à son époque en 1993… Mais pour ce faire, je dois préparer une potion où il faut de la mandragore et une fleur inconnue de moi. Fleur aux pétales dorés qui n’apparaît qu’une fois l’an… J’ignore de quoi il est question, ni comment la trouver…
Une lueur de reconnaissance illumina le regard de l’illustre ancêtre du mage.
— Serait-ce la fleur de fougère ? lui suggéra-t-elle d’un ton certain.
— Je l’ignore, commenta-t-il, haussant les épaules. Par contre, Yaga, illustre ancêtre, je n’ai jamais entendu parler, ni dans les rumeurs, ni dans mes grimoires secrets, qu’une fougère à une fleur ! s’étonna Eusebius, tambourinant nerveusement le bord de la table. Comment est-ce possible ? Comment trouver une fleur d’un végétal qui n’en a point ?
La mine de la sorcière s'obscurcissait, électrifiant l’air. Elle prit plusieurs grandes inspirations pour se calmer devant l’incrédulité affichée de son descendant.
Plusieurs minutes plus tard, elle s’exclama :
— Viens Eusaebius, je vais t’expliquer les propriétés et particularités de cette fleur que seule notre folklore en traite, l’un des savoirs secrets des temps anciens. Ne sous-estime pas les connaissances ancestrales qui se transmettent dans le folklore, dans les contes et les légendes ! Il y a plus de vérités dans ces récits que dans les nouvelles des hérauts !
Les traits du Français se détendirent à ces mots. Enfin, le mystère insoluble se résolvait, tout étrange qu’il lui semblait ! Il avait réponse à ses interrogations ! Un voile se levait enfin !
Baba Yaga descendit au sous-sol pour sortir des parchemins partiellement rongés par le temps de quelques antiques cartes et grimoires pour lui indiquer de son index un point au milieu d’une immense forêt. Elle l’informa :
— Mon descendant, la fleur de fougère, bien que mythique pour toi, existe au milieu de cette forêt, au cœur de mon Royaume. Cette fleur n’apparaît qu’une fois l’an, soit lors de la Saint Jean-Baptiste et la cueillir n’est pas tâche aisée ! Elle a des propriétés bienfaisantes et permet d’accéder à des connaissances inestimables et en plus d’acquérir des capacités extraordinaires. Par contre, il faut y aller le cœur pur, avec les meilleures intentions, autrement impossible de la trouver !
— Mais Yaga, peux-tu me dire les vertus de cette fleur ?
— Oui, sans problème !
Un petit sourire se dessina sur son visage ridé, ajustant son élégant voile pour mieux cacher ses cheveux aussi luisants que l’ébène.
— Cette fleur permet une perspicacité extraordinaire, une capacité d’invisibilité et de métamorphose et une connaissance des arcanes de l’univers. Sans oublier qu’elle déverrouille n'importe quelle porte, donne une ascendance sur les esprits et permet de connaître l'emplacement de tout trésor même le plus profondément enfoui et de connaître le langage des animaux et des végétaux. Bref, aucun secret n’existe !
— Étonnant comme fleur ! exulta-t-il, agitant ses mains.
Elle fixa son descendant, alourdissant l’air de sous-entendus. Des centaines de pensées se succédaient dans l’esprit du mage, sa gorge était nouée et sa respiration plus bruyante, de toutes ses hypothèses. En cueillant cette fleur allait-il s’exposer à la mort ? Raccourcirait-il son existence ? Quel danger mortel le guettait ?
— Je t’avertis que la cueillir n’est pas aisé ! Des forces ténébreuses voudraient t’empêcher, intrépide cueilleur que tu es, de parvenir à ta fin !
— Comment ? souffla-t-il, mains tremblantes malgré lui, lueur d’angoisse innommable dans le regard.
— Des esprits malveillants qui veulent te faire perdre l’esprit, en t’amenant dans le gouffre de la folie et de l’oubli. Gouffre insondable duquel tu ne peux en sortir si tu n’es pas adéquatement protégé ! Et je ne dramatise pas, je suis sérieuse, j’en ai vu maints intrépides hommes vouloir la cueillir et échouer dans leur mission, ayant perdu leur esprit et la raison !
Un silence glacial s’installa entre eux pendant quelques minutes. Eusaebius parcourut la pièce du regard, incertain. Allait-il mettre en péril son âme pour une fleur légendaire ? Fleur qu’il pouvait ne pas trouver ? Mais s’il ne le faisait pas, il ne préparait pas la potion et le descendant de Jacquouille la Fripouille ne pourrait revenir en son temps et la brèche temporelle était toujours ouverte, perturbant l’ordre du monde et de la filiation. Et si Jacques-Henri demeurait en 1123 et Jacquouille en 1993, la lignée était éteinte. Il se signa furtivement, priant Dieu de l’éclairer dans sa situation.
— Mon descendant, ajouta la sorcière, le seul conseil que je puisse te donner et de prendre ce mouchoir que ma fille avait brodée dans sa prime jeunesse. Ce mouchoir t’indiquera la voie à suivre. Et, en plus des bouchons de cire, place-le sur ta tête pour te protéger du cri de la mandragore et des influences néfastes des esprits de la forêt qui voudraient ta perte lorsque tu récupéreras la fleur de fougère.
Elle lui donna le tissu magique blanc brodé de motifs slaves en or et en argent et s’exclama :
— Prends au sérieux mon conseil, si tu ne veux pas devenir fou ! Bonne chance dans ton entreprise, elle n’est pas aisée et sera semée d’embûches !
Eusaebius s’inclina respectueusement, tremblant de tous ses membres et se prépara pour le voyage.
***
Plusieurs heures plus tard, dans une sombre forêt, un peu avant minuit.
Eusaebius, seul avec sa besace et son grimoire, mouchoir sur la tête, bouchons de cire dans les oreilles, marchait depuis longtemps entre les halliers et les arbres pluricentenaires. Ses jambes se fatiguèrent, mais il suivait l’indication subtile d’un pan du tissu magique. Plus il avançait, plus les ténèbres de la nuit s'installaient, menaçant les rares vivants qui osèrent s’y aventurer à une heure si tardive. Le hululement strident des oiseaux de nuit et le chant des criquets instillèrent un doute en l’esprit d’Eusaebius, mais il ne se laissa pas décourager. Il était déterminé à trouver cette fleur légendaire coûte que coûte. Il ne lui manquait de peu pour posséder tous les ingrédients.
Minuit sonné, le mage n’était qu’à quelques pas de la plante convoitée. Une fougère parmi tant d’autres s’illumina soudainement d’une lumière surnaturelle dorée, provenant de sa fleur qui était, quelques secondes plus tôt un bourgeon. À peine entrevit-il cette luminosité que des ombres informes se manifestèrent autour de lui, des voix désincarnées qui lui murmuraient :
— Eusaebius, cette fleur est inexistante, le fruit de ton imagination ! Rappelle-toi de l'échec de Montmartre ! Ne l’as-tu pas oublié ?
Comme le mage ne réagissait pas et continuait à scruter l’environnement, les démons lui firent apparaître sous ses yeux des visions sinistres de cet événement de sa carrière.
— Ce jeune homme, Eusaebius, est mort parce que tu as prononcé une mauvaise formule ! lui hurla une autre voix. Son agonie a été longue ! Il meurt sous tes yeux, impuissant que tu étais ! Et tu penses ne pas répéter la même erreur ! Arrogant !
L’interpellé blêmit et demeura médusé aux images qui se succédaient, non seulement sous ses yeux, mais aussi dans ses pensées. Illusions optiques devenues réalité, cette cuisante défaite de sa carrière d’enchanteur le laissa abattu, sans force.
L’homme d’âge mûr, un certain Jean-Baptiste De Castellane, tenait la fiole à la potion bleuâtre encore fumante qu’il porta prestement à ses lèvres. Cet homme était venu à lui pour accomplir un voyage dans le temps et pouvoir réparer son erreur de tuer involontairement son gendre lors d’une partie de chasse. Une fois qu’il but la potion et que le mage prononça une formule latine, Jean-Baptiste s’effondra, avant de se relever péniblement. Il le fixait avec insistance. Soudain, il se replia sur lui-même, grimaçant sous la douleur, au sol. Il se tortilla pendant plusieurs heures, gémissant sous la douleur. Il le supplia du regard de l’aider pour mettre fin à sa souffrance. Hanté par ce regard, il courut fouiller frénétiquement dans ses grimoires, mais en vain. Dans un dernier soupir, Jean-Baptiste lui murmura, regard vitreux : « J’espère que vous ne dormirez pas la conscience tranquille, meurtrier et mage incompétent ! »
Le mage déposa au sol sa besace pour ne pas la lâcher, tellement sa faiblesse se manifesta. Sans oublier que des petits courants d’air de désespoir lancinant s'insinuèrent pernicieusement en son âme et en son corps, alourdissant son esprit et ses muscles, comme vingt ans plus tôt. Ce spectacle obscurcissait la vue du mage qui ne discernait plus la fleur de fougère, alors que son intuition, encore intacte, lui soufflait que la fleur se trouvait près de sa position. Les démons essayèrent de le dissuader, d’assombrir la présence de la fleur de fougère et de le rendre fou par leurs discours ou en créant des réalités virtuelles, mais en vain. Eusaebius, dans un soubresaut ultime de lucidité, se voila le visage avec le mouchoir pour ne pas se laisser fourvoyer par les mirages. Ce qui fonctionna. Il détacha avec beaucoup de délicatesse la fleur du feuillage et la tint près de son cœur.
À ce moment précis, il entendit le murmure des arbres, de la végétation et du doux zéphyr qui s’était levé, rafraîchissant la chaleur ambiante qui se transforma en un hurlement lugubre :
— Dépêche-toi, imprudent, de quitter cet endroit, avant que les forces du Mal ne te rattrapent !
Sang glacé dans ses veines, tétanisé, Eusaebius ramassa son havresac rapidement. Et, malgré son épuisement et les sueurs froides dans son dos, jambes flageolantes, il courut jusqu’à perdre l'haleine. Les épines des roses, des orties, des euphorbes et des mûriers sauvages griffèrent sauvagement et impitoyablement ses jambes et ses bras. Douleur lancinante à la jambe gauche, le descendant de Baba Yaga, convaincu de sa mission, courait la sente recouverte de mauvaise herbe sans accorder de l’importance à sa douleur.
***
Le mage du Moyen-Âge ne sut la durée exacte de sa course, mais il avait la certitude de ne plus ressentir ses jambes lorsqu’il s’effondra de peu devant la demeure de son illustre ancêtre. Cette dernière qui suivait ses aventures depuis son assiette magique l’attendait devant la porte. Elle le soutint avant qu’il ne tomba. Mine inquiète, regard préoccupé, Baba Yaga l’amena dans sa isba, se refusant de le toucher. Elle le téléporta dans un lit et le soigna avec beaucoup d’attention. Les blessures de sa course effrénée, légères à première vue, étaient plus sévères.
***
Plusieurs heures plus tard, complètement remis de ses mésaventures et blessures, le mage, debout, nota la présence de Jacques-Henri sous forme humaine, ligoté sur un siège en bois, visage rougi et bâillonné. Lançant un regard interrogateur à Baba Yaga, il demeura coi.
— Ah, j’ai oublié de t’informer que Godefroy et Frénégonde viennent de se marier, commenta avec nonchalance son ancêtre, souriant et regard pétillant, lorsqu’elle sentit le regard étonné de son descendant sur elle. Raison pour laquelle cet arrogant Français est ligoté ! Je ne pouvais plus l’entendre ! Il aurait tâté ma marmite s’il aurait dit un mot de plus ! Mais comme il est.. ton client… Non, l’idiot que tu dois ramener à son temps pour fermer la brèche temporelle, je ne pouvais m’en débarrasser comme je l’aurais fait selon mon habitude ! Je ne veux pas que ton monde sombre dans le chaos à cause de mon tempérament !
Elle renifla l’air, sourire carnassier en direction de notre moderne qui demeura silencieux, lueur de frayeur dans ses sombres yeux qui balayaient frénétiquement la salle.
— Yaga, je ne te savais point si cruelle ! s’offusqua son descendant.
Un silence assourdissant plana, l’air s'électrifia, Baba Yaga lévitait avant de se rasseoir, calmant son courroux.
— En réalité, c’est ce qui sauve ton hôte par les étranges circonstances de la nature ! Par contre, il faudra que tu fasses ce voyage temporel pour ramener l’ancêtre de cet homme à ton époque. Il ne te manque qu’à cueillir la mandragore pour avoir tous les ingrédients de la potion !
— Mais comment pourrais-je récupérer la mandragore, alors qu’il me manque un chien pour détourner la puissance de la plante ? Comment ?
Un sourire s’esquissa sur le fin visage ridé de la sorcière slave qui répondit posément :
— Mon illustre descendant, as-tu pensé au golem ? … Une manière fort simple pour régler ta situation !
Devant la mine étonnée de son interlocuteur, elle souria de son idée et enchaîna :
— Eusaebius, tu crées un chien en glaise et tu suis l’incantation hébraïque du Grimouar Sekretov Zhivykh, ou le Grimoire des secrets des vivants, l’unique ouvrage magique multilingue au monde ! Et ce golem sera détruit par le cri de la plante ! Si, par un miracle, il demeure encore vivant, tu n’as qu’à ajouter le mot Niet à son nom(5). Je t’assisterais dans sa création !
Plusieurs heures plus tard, dans l’isba de Baba Yaga, au Vingt-Septième Royaume.
Le golem sous forme animale arriva au monde, obéissant uniquement à la voix d’Eusaebius. Le mage, ému d’être si près du but, larmes de joie aux yeux, le nomma Ulysse. Il fit ses adieux à son ancêtre légendaire. Larmes aux yeux, il s’avança vers Baba Yaga et lui murmura :
— Babouchka(6), mon illustre ancêtre, ma visite tire à sa fin. Merci infiniment pour ton aide ! Je pourrais préparer la potion et renvoyer le descendant de Jacquouille la Fripouille en son temps, tout en rapatriant celui-ci. J’espère que nous nous reverrons pour discuter de grimoires et de formules, plutôt qu’une recherche bien précise ! À la prochaine !
— À la prochaine, mon descendant ! s’exclama-t-elle, souriante et regard pétillant.
Elle donna une accolade maternelle à Eusaebius et chacun se sépara de l’étreinte, ravi et fier. Une pointe de regret se manifesta dans le regard de la vieille femme qui souffla :
— Eusaebius, j’espère que nous nous reverrons dans de meilleures circonstances !
Le mage lui souria et se prépara à quitter la charmante maisonnée de son ancêtre.
Eusaebius, Jacques-Henri, toujours entravé aux bras et au bâillon, et Ulysse quittèrent le Vingt-Septième Royaume. Le mage donna à chacun un peu de potion magique pour revenir au Royaume de France, disparaissant dans une divine lueur blanche et chaleureuse.
***
Royaume de France, en de grâce 1123, deux jours après le mariage de Godefroy et Frénégonde,
Eusaebius et ses compagnons arrivèrent dans son antre.
— Maintenant, commenta joyeusement le mage en souriant, il ne manque qu’à cueillir la mandragore à l’extérieur de la ville ! Ulysse, chien fidèle, courre jusqu’à la potence dans le champ vide et arrache la mandragore. Ne lâche jamais prise tant que tu n’auras pas …
— Vououous… marmonna Jacques-Henri malgré son bâillon. vous êtes… congelé ! Totalement cinglé ! Dans quel navet pourri suis-je arrivé ! ? Pourri, … Nul… Horrible… Inqualifiable !
Eusaebius l’ignora et l’avisa :
— Vous feriez mieux de rester dans ma maison, pour votre sécurité ! Si vous ne voulez pas devenir fou ou mourir.
— Non, nooon, je veux venir avec vous ! Je ne veux pas rester… à me morfondre dans votre antre étrange ! Que j'aille à l’encontre du script, je m’en fous ! Je veux bien revenir chez moi et pas dans cette folie !
— Très bien, soupira-t-il, haussant les épaules. Si vous voulez venir à tout prix, je vous informe qu’il faudra quelques précautions !
Eusaebius tourna le dos à Jacques-Henri et fit les derniers préparatifs. Préparatifs en grimoires, armures, talismans, portes-bonheurs, nourriture et approvisionnements de toutes sortes pour soutenir un siège d’un an et un voyage de deux ans dans le désert.
Le mage, avec sa besace bien remplie et le mouchoir de Maria à la main, sortit à la tombée de la nuit à l’extérieur. Le chien-golem courut jusqu’à l’endroit, guidant le quarantenaire vers leur destination. Jacques-Henri les suivit, mécontent d’être incapable de se délier et d’être considéré comme un moins-que-rien ! Il était le propriétaire d’un hôtel et il devait retrouver le régisseur de ce film de fantasy pour lui hurler au visage toute sa bille ! Surtout pour être parvenu à le métamorphoser en plante ! Quelle honte ! Sa colère montait à chaque seconde, de la fumée lui sortait par les narines et les oreilles, mais il ne pouvait que marmonner bruyamment dans le bâillon. Quelle offense !
Le trio arriva à la mandragore. Eusaebius voulut insérer des bouchons de cire dans les oreilles de Jacques-Henri. Ce dernier lança des protestations et des coups de pieds au mage qui ne céda pas pour autant, déterminé qu’il était. Ulysse tira puissamment le plant, tira, tira et tira sans relâche. Le mage se couvrit quelques minutes plus tôt les oreilles avec le mouchoir de son aïeule et suivit du regard le chien-golem. Plusieurs minutes plus tard, qui semblèrent une éternité pour Jacques-Henri, l’être artificiel l’arracha victorieusement du sol d’un coup sec.
Un cri inhumain fusa. Un cri des âmes damnées sortit de la terre. Hurlement assourdissant qui glaça le sang dans les veines d’Eusaebius et qui désintégra le chien-golem. Ce cri figea l’air à plusieurs mètres à la ronde. Grâce au mouchoir, le mage ne devint pas fou, ni ne meurt.
Dès que la mandragore était sortie de la terre Hugon le Bougon, toujours invisible au mage et à Jacques-Henri qui fixaient la plante, ne cessa de répéter rageusement, s’avançant, tel un militaire dans son rang, regard brillant d’une lueur de folie qui couvait un courroux. Pas cadencé, il marcha jusqu’au magicien français et vociféra, malgré que personne ne l’entendit :
— Innocent, je le suis ! Mort injustement, je le suis ! Vengeance ! Vengeance, je la veux !
— Hugon le Bougon, calme ton noble courroux ! Je comprends qu’il soit bien difficile d’être mort pendu, accusé de sorcellerie, mais tu n’es plus vivant ! Pars comparaître devant Dieu, le Juge suprême. …
Eusaebius fit une pause, reprenant son souffle et retenant quelques larmes qui perlèrent le coin de ses yeux.
— … Si les accusations sont infondées, Dieu le sait et ne pourra pas te punir injustement ! Il est le Miséricordieux, ne l’oublie pas ! Pars, l’âme en paix.
Le mage se signa plusieurs fois.
— Pars dans le repos éternel, que tu reposes en paix, Amen !
— Qu’est-ce que c’est ce binz ? … C’est une folie ! fusa la voix étouffée de Jacques-Henri. Pourquoi ne puis-je vous entendre ? Que dites-vous ? Pourquoi ce spectacle a-t-il un effet spécial sur la disparition du chien ?
— Qu’est-ce qu’il dit cet énergumène ? s’étonna le fantôme.
— Il n’est qu’un voyageur du temps très confus, murmura Eusaebius dans sa barbe, agitant sa tête. Je n’ai guère le temps de tout lui expliquer. Plus tôt je referme cette brèche temporelle, mieux c’est !
Eusaebius retira les bouchons des oreilles du Français moderne. Ce dernier, visage rougit de colère, s’emporta, regard brillant d’une lueur colérique.
— Vous jouez quel rôle pour parler à une plante ? Vous vous moquez de moi ! Une farce ! J’en ai marre de votre jeu puéril !
Moue dédaigneuse imprimée, mains levés dans les airs, Jacques-Henri promena son regard du mandragore au mage qui l’ignora.
— Venez ! lui ordonna le magicien d’un ton qui ne souffrait pas de réplique. Suivez-moi ! Nous avons bientôt fini avec cette mésaventure. Tout reviendra comme avant pour vous ! Revenons à ma demeure, pour que je prépare la potion !
Notre contemporain le suivit, pas traînant.
***
Quelques heures plus tard, à la demeure d’Eusaebius.
Le mage termina sa potion pour ramener Jacques-Henri en 1993. Ravi qu’il n’ait rien oublié, vérifiant à de multiples reprises, il entonna la formule, forçant le propriétaire de l'hôtel à boire la potion bleue fumante :
— Vis divina Ra, tempus peregrinationis non laborabit! Utinam Ra et Horus eum ad tempus suum reducant et antecessorem suum revocent. Pust' vremennoy razlom zakroyetsya navechno! Amin' [Par la force divine de Ra, que le voyage temporel ne soit point douloureux ! Que Ra et Horus l'amène à son époque et ramène son ancêtre. Que cette brèche soit enfin fermée pour l'éternité !] (7)
Et le propriétaire de l'hôtel disparut dans un éclat de lumière verdâtre et brumeuse.
Par contre, Jacquouille n’était pas présent dans la salle, comme si la téléportation instantanée n’avait pas fonctionné. Eusaebius, paumes moites, front suant à l’idée d’un échec, fit les cent pas, fixant l’endroit où le descendant de Jacquouille a disparu.
Les secondes, les minutes et les heures s’écoulaient dans un silence oppressant pour le mage. Pourquoi Jacquouille n’était-il pas encore arrivé ? Avait-il oublié un ingrédient capital ? Avait-il mal prononcé la formule ? Les intonations n’avaient pas été au bon endroit ? Son recueillement et sa sincérité manquaient de conviction ? Sauf si une entité supérieure ne lui accordait pas de refermer la brèche temporelle ? Était-il arrivé quelque chose à Jacquouille ? Est-ce que le descendant de Jacquouille était bien de retour à son époque ou non ? S’il arrivait dans un autre temps, comment réparer cette erreur ? Comment ramener Jacquouille en 1123 ? Les questions s’enchaînèrent dans son esprit, le laissant un peu plus inquiet chaque seconde qui passait.
Soudain, une idée jaillit en son esprit. Et s’il consultait l’assiette pour connaître où était Jacquouille ! Il aurait ainsi réponse à son échec ! Il extirpa l’assiette d’argent et la pomme d’or, prononçant les paroles rituelles et observa attentivement le reflet. Ce que l’artefact lui montra le laissant sans voix. Yeux écarquillés, bouche entr’ouverte, les mains du mage tremblèrent imperceptiblement. L’évidence de la situation le laissa sonné. Il s’avachit sur la chaise, refusant de croire à ce qu’il voyait.
Jacquouille la Fripouille était mort.
Il gisait au sol, aucun souffle ne s’échappait de ses narines, sa poitrine ne se soulevait pas et une femme vêtue d’une large robe bleue était à ses pieds, versant des larmes à profusion.
La possibilité de refermer la brèche temporelle était annihilée et la descendance de l’écuyer était compromise, anéantie à cet instant précis à tout jamais. Jacques-Henri Jacquart ne pourrait point exister. La lignée de Jacquouille la Fripouille s’éteignit maintenant.
Prostré, Eusaebius fixait l’assiette où les images des funérailles s’estompaient. Cent idées se succèdaient en son esprit. Que faire ? Comment faire ? Pourquoi ?
Son cœur battait plus fort dans sa poitrine à l’idée de l’échec, parce que Godefroy de Montmirail ne serait guère ravi d’entendre que son fidèle écuyer décéda lors d’un voyage dans le temps. Il devait trouver une solution à sa situation, mais il ignorait le moyen. Aucun de ses grimoires ne pouvait ressusciter les défunts, seul le Christ le pouvait.
Une épée de Damoclès était au-dessus de lui… La crainte de l'accusation de sorcellerie planait encore plus qu’auparavant. Craignant que les serfs et les paysans ne retrouvèrent son échec magique de Montmartre et celui du retour de Jacquouille la Fripouille pour l’accuser de sorcellerie, il songea que sa vie était suspendue à un fil.
Lorsque l’image s’effaça, Eusaebius se leva péniblement, dos voûté, pour fixer la porte, mains tremblantes, l’air ne lui semblait jamais aussi lourd que maintenant. Et il ne savait que faire alors qu’aucun retour dans le temps n’était envisageable.
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(1) Baba Yaga est une sorcière folklorique des contes russes, souvent alliée aux héros.
(2) La formule « Pomme, roule sur le miroir d’argent et montre-moi des villes et des champs » est issue du folklore russe.
(3) Vingt-Septième Royaume, littéralement « Trideviatoe tsarstvo » ou « Royaume plus loin que trois fois neuf terres », désigne un royaume lointain, un royaume du conte des fées.
(4) Strophe de la chanson romantique Дорогой длинною (Dolgoi Dlinnoyu) (La longue route) de Konstantin Nikolaïevitch Podrevsky composée en 1924. Translittération de « Дорогой длинною, да ночью лунною, / Да с песней той, что вдаль летит, звеня. / И с той старинною, да с семиструнною, / Что по ночам так мучила меня. »
(5) Le golem, dans la tradition folklorique juive, est créé artificiellement et porte un nom sur son front qui signifie « vérité » en hébreu. Pour le désactiver, il faut effacer la première lettre, donnant le mot « mort » en hébreu. Cette idée est reprise dans cette histoire, sauf appliquée à la langue russe avec la particule négative « Не », Ne.
(6) Babouchka signifie en russe « Grand-mère ».
(7) Formule magique inventée où le latin et le russe se mêlent.