Un combat de tous les instants

Chapitre 58 : Les derniers instants

2971 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 20/12/2019 22:21

- Marianne ? Marianne, réveille-toi.

L’intéressée poussa un gémissement qui ressemblait davantage à un grognement, tandis qu’elle battait des paupières. Le sommeil troublait sa vision et une feuille volante noircie d’annotations et de ratures était collée à sa joue. Elle l’en arracha d’un geste, avant de se tourner vers la masse verte à sa gauche.

- Botticelli ? marmonna-t-elle d’une voix pâteuse. Qu’est-ce que tu veux ?

- Que tu passes une nuit correcte, au lieu de faire un somme toutes les cinq heures sur ta table de travail. Tu n’as qu’à prendre ma chambre, si tu veux. J’ai changé les draps ce matin, et...

- Je n’ai pas le temps de m’accorder toute une nuit de repos, coupa la jeune femme, qui recouvra presque aussitôt sa sécheresse habituelle. D’ailleurs, je n’ai pas le temps tout court, alors sois gentil et évite de m’en faire perdre.

- Combien est-ce qu’il t’en faut ?

- Je te l’ai dit : une semaine.

- Marianne... soupira Donnie. Je viens de jeter un œil à ton programme. Tu n’as entré que les codes liminaires dans le T-Phone, et cinq jours se sont déjà écoulés.

- Le reste est dans ma tête. Le programme sera terminé après-demain, tu as ma parole.

- Le programme, oui, mais pas le remède de Marion.

Le sang de Marianne ne fit qu’un tour lorsqu’elle entendit Donatello prononcer ces mots. Il l’observa sans rien laisser paraître, tandis qu’elle repoussait vers l’arrière de son crâne les mèches volcaniques qui lui étaient tombées devant les yeux pendant sa micro-sieste.

- Tu as lu mes notes ? siffla-t-elle

- Je voulais t’aider. J’ai compris que tu cherchais à gagner du temps, mais j’ignorais pourquoi. Le problème, c’est que tes hypothèses sont trop complexes pour moi. Tu as poussé tes recherches bien plus loin que je ne suis jamais allé avec le mutagène.

- Mais le mutagène n’est pas stable ici, contrairement en dimension X. J’ai fait et refait tous mes calculs, passé en revue la moindre de mes formules... Chez les Kraangs, je serais sûre de moi, mais sur Terre, je doute du résultat.

- Attends d’être de retour là-bas, dans ce cas, suggéra Donnie.

- Je ne peux pas attendre ! Marion a tendance à foncer tête baissée vers le danger, or dans son état, elle n’en réchappera pas. Je l’ai vue s’entraîner, l’autre jour, et c’était... Ça m’a bouleversée. Si elle met un pied en dimension X, elle risque de se faire tuer avant que j’ai l’occasion de la guérir.

- Et si je t’accordais un peu plus de temps ? Je peux sûrement inventer une excuse qui te permettrait de gagner une semaine supplémentaire, peut-être même deux.

Marianne, qui avait déjà oublié la colère que lui avait inspirée la curiosité déplacée de Donatello, secoua la tête en signe de dénégation. Au bout de quelques secondes, elle précisa :

- Ce n’est pas de temps dont j’ai besoin pour finaliser le remède. Ce qu’il me faudrait, c’est un cobaye humain.

***

Raph passa nerveusement sa patte sur l’arrière de son crâne, fit un pas en arrière, leva le poing... et se ravisa. Voilà plus de cinq minutes qu’il se tenait devant la porte de la chambre de Marion, mais qu’il n’osait pas toquer. Il savait pourtant que la jeune fille se trouvait seule à l’intérieur, puisque April était en train de s’entraîner avec Casey, et qu’il n’aurait pas de meilleure occasion de suivre le conseil que Michelangelo lui avait donné. Il devait lui avouer ce qu’il ressentait exactement pour elle. S’il arrivait n’importe quoi en dimension X, il regretterait toute sa vie de ne pas l’avoir fait.

Alors qu’il s’apprêtait à tenter de frapper pour la énième fois, en espérant que son courage ne l’abandonnerait pas encore, il aperçut Donatello, qui venait de gravir l’escalier et qui se dirigeait vers la chambre de Karai, où Léo s’était retiré après ses exercices quotidiens. Il paraissait perdu dans ses pensées, si bien qu’il ne remarqua même pas la présence de son frère.

Raph, au contraire, l’observa longuement, avant de ramener son attention sur la porte de Marion. Était-ce finalement une si bonne idée ? Mikey semblait convaincu que oui, mais le ninja rouge en doutait. Il pensa à April, à la façon dont elle avait toujours rejeté Donnie parce qu’il était un mutant. On pouvait être ami avec un mutant. Mais... plus ?

Marion, elle, n’avait jamais fait cas de son statut de tortue humanoïde, mais combien de temps cela durerait-il ? Tôt ou tard, leur différence deviendrait problématique, et Raphaël craignait que cela se produise justement plus tôt que tard.

S’ils revenaient tous indemnes de la dimension X et s’ils remportaient l’ultime bataille qu’ils s’apprêtaient à mener contre les Kraangs, en plus de libérer tous les humains de leur joug, la vie reprendrait son cours tel qu’il était avant l’invasion. La place de Marion était à la surface, et elle la regagnerait pour poursuivre son existence en compagnie de sa sœur. Une existence dans laquelle un mutant n’aurait pas sa place.

L’apparence de Raph le condamnait à jamais à l’isolement et à la pénombre des égouts. Même s’ils avaient franchi une partie du fossé qui séparait April et Donnie, celui-ci était bien trop large. Jamais ils ne pourraient le surmonter totalement.

Le ninja rouge secoua la tête, puis fit volte-face. Il avait renoncé à essayer de frapper. À quoi bon ?

***

Léonardo leva les yeux du corps inerte, vulnérable, de Karai, lorsque Donatello, après avoir toqué un unique coup, pénétra à l’intérieur de la chambre. La contrariété qui se lisait dans ses yeux contrastait avec le ton faussement enjoué qu’il s’efforça de prendre au moment de s’exprimer :

- Il faut que je te parle de quelque chose, je pense que ça peut t’intéresser.

- Je t’écoute, répondit Léo, parfaitement neutre.

- Marianne a examiné la soucoupe kraang qui se trouve au sous-sol, et elle se croit capable de réparer le caisson de stase dans lequel le clone de la mère d’April a séjourné pendant toutes ces années.

- Et donc ?

- Eh bien... Si elle y arrive, ça pourrait constituer une alternative acceptable pour Karai. Enfin, à condition que tu sois d’accord, évidemment.

- Vous voudriez... la cryogéniser ?

- À toi de voir. Tu ne semblais pas très emballé par le fait de l’abandonner sur le parvis d’un hôpital.

Léo s’accorda le temps de la réflexion. Il observa longuement Karai, son teint pâle, ses joues creuses, ses cheveux filasses... Il ne se fiait à personne, et surtout pas à des médecins inconnus pour s’occuper d’elle. Qui plus est, qu’est-ce qui prouvait que Shredder ne la localiserait pas ? Peut-être avait-il des espions dans toutes les villes qui environnaient New-York ?

- Ce serait sans risque ?

- Presque sans risque. Nous ignorons les conséquences que ça pourrait avoir sur l’organisme de Karai sur le long terme, mais je suis confiant. Plus exactement, je fais confiance à Marianne.

Donatello se réjouit d’avoir réussi à prononcer ces mots sans faillir, même s’il en avait honte. Il détestait mentir, et ne le faisait d’ailleurs pour ainsi dire jamais. Cela ne lui ressemblait pas.

- Il y a cependant deux conditions, précisa Donnie. La première, naturellement, c’est un peu de temps. Marianne pense avoir besoin de deux ou trois jours. La seconde, c’est qu’il faudra que tu fasses tes adieux à Karai au préalable.

- Pourquoi ?

- Parce qu’elle devra se trouver dans le caisson pour que Marianne puisse étudier et peaufiner tous les réglages, donc son corps ne te sera plus ni visible ni accessible.

Léo ne répondit pas immédiatement. Cela le contrariait, car il aurait souhaité demeurer auprès de Karai jusqu’à la dernière seconde, mais dans le fond, cela ne changeait rien. Il aurait de toute façon dû se séparer d’elle à un moment ou à un autre.

- D’accord... Tu peux me... nous laisser seuls un moment ? S’il te plaît ?

- Bien sûr, accepta aussitôt Donnie. Prends tout le temps qu’il te faudra.

Sur ces mots, il quitta la chambre. Il referma précipitamment la porte derrière lui et s’y adossa, les paupières closes, en laissant échapper le soupir qu’il était parvenu à contenir jusque-là. Du bout des lèvres, il murmura :

- Je suis désolé, Léo.

***

- Je ne t’ai pas demandé ça, souligna Marianne.

- Je sais. C’est de mon propre chef que j’ai agi.

Elle contempla le corps de Karai, étendue entre Donnie et elle à l’intérieur des restes de la soucoupe kraang. Ils avaient astiqué l’endroit de sorte qu’il soit le plus stérile possible, même si, malheureusement, le résultat était bien loin de la propreté clinique d’un bloc opératoire.

- Et si ça se passe mal ? Si elle mute ou...

- Ça n’a plus aucune importance, confessa Donatello. Elle ne reviendra pas. Elle l’a dit à April, et si nous avons choisi de garder ça pour nous, c’était uniquement pour ne pas perturber Léo avant l’affrontement final.

Marianne ne releva pas. Il en fallait plus, beaucoup plus pour heurter sa sensibilité quasiment inexistante. Elle se contenta de rajuster les gants blancs qu’elle avait enfilés et de sortit un scalpel de la poche de son jean.

- Alcool, ordonna-t-elle.

Donnie lui tendit le petit flacon qu’elle lui réclamait. Elle en versa une généreuse quantité sur la lame, afin de la débarrasser des miasmes qui avaient pu s’accrocher dessus, puis dénuda le bras de Karai. Elle ne pouvait se contenter d’une entaille superficielle : c’était le muscle qu’elle devait atteindre, puisque c’était cela qu’elle devait réparer chez Marion.

Heureusement, elle ne craignait pas la vue du sang, car ses mains en étaient couvertes lorsqu’elle eut achevé l’incision. Celle-ci était béante, et laissait entrevoir en profondeur l’intérieur des chairs de Karai.

- L’instant de vérité... murmura-t-elle.

Son bras tremblota au moment de s’emparer de la fiole de mutaremède qu’elle avait préparé au cours de l’heure précédente, à la demande de Donnie. En retenant son souffle, elle en versa plusieurs gouttes sur la blessure hideuse qu’elle venait d’infliger à la kunoichi.

Au début, rien ne se produisit, quand, soudain, la peau fut parcourue d’un frémissement. Les contours de la plaie s’agitèrent, d’abord légèrement, puis de plus en plus vivement. Des cloques se formèrent et se mirent à suinter un liquide malodorant. Donnie retint sa respiration, pendant que Marianne plaquait un pan de sa chemise sur son nez pour filtrer la puanteur.

- Je suppose que ce n’est pas bon signe ? commenta la tortue.

- Attends un peu... C’est possible qu’il ne s’agisse que d’un effet secondaire.

La chair, désormais rougie, commença à gonfler, obstruant l’estafilade que Marianne avait infligée à Karai. Quand, enfin, son organisme se stabilisa, il demeura boursoufflé. Le mutaremède avait provoqué un œdème repoussant.

- La blessure s’est refermée, estima Donnie. Même si le résultat est affreux.

- La blessure ne m’intéresse pas, seules comptent les lésions musculaires. Je vais devoir rouvrir, pour en avoir le cœur net.

Marianne se réarma de son scalpel et effectua une nouvelle entaille, avec plus de soin que la première. Il ne s’agissait plus d’endommager les tissus de Karai, mais au contraire de s’assurer qu’ils s’étaient régénérés. Bien qu’elle ait l’estomac solide, la rousse grimaça lorsqu’une giclée de liquide purulent s’échappa de l’enflure, éclaboussant ses vêtements.

- Alors ? s’enquit Donnie en tentant d’apercevoir quelque chose.

Marianne resta silencieuse pendant quelques secondes, les yeux rivés sur le corps déformé de la kunoichi. Brusquement, elle bondit sur ses jambes et projeta le scalpel contre l’une des parois de la soucoupe kraang, la fureur déformant ses traits. Donatello recula aussitôt d’un pas. La jeune femme se montrait toujours froide, hautaine, mais jamais elle n’avait exprimé une telle rage.

- Rien ! Rien du tout ! Aucun résultat. Enfin si, un œdème. Il va falloir que je reprenne tous mes calculs, que je revoie les procédés chimiques... Il faut que le mutaremède pénètre dans les pores en profondeur, et non qu’ils concentrent leurs effets à la surface. Je dois... Il faut que je réfléchisse.

Sans rien ajouter d’autre, Marianne tourna les talons et quitta précipitamment la soucoupe. Donnie la regarda disparaître, sans esquisser un geste pour la retenir. Elle était si énervée qu’il n’avait aucune envie de s’y risquer.

***

Assise en tailleur sur son lit, Marion avait les yeux rivés sur sa rapière depuis une heure, peut-être même plus. Elle n’aurait su dire avec précision combien de temps elle avait passé ici, immobile. April était toujours en train de s’entraîner avec Casey, et personne n’était venu lui rendre visite.

Tant mieux. Même si elle aimait Mikey, elle ne supportait plus de voir ses prunelles bleues la fixer avec tristesse, ni celles de Raph, émeraude, qui exprimaient malgré lui toute son inquiétude.

Marion n’était pas stupide. Ou peut-être que si, en fait. Elle savait pertinemment que son sort serait scellé à l’instant même où elle pénètrerait en dimension X, et pourtant, au grand dam de ses amis et de sa sœur, elle était déterminée à s’y rendre. Pourquoi ? Était-ce par orgueil ? Parce qu’elle avait des pulsions suicidaires ?

Elle n’était sûre de rien, mais si elle devait fournir une réponse, ce ne serait ni l’une ni l’autre. Marion voulait être auprès des siens, voilà tout. Des tortues, d’April, de Casey... Tous ensemble, au même titre que Marianne, ils formaient sa famille. Et si elle devait mourir, ce serait à leurs côtés. Elle ne resterait pas ici toute seule, à attendre.

Attendre quoi, d’ailleurs ? Qu’ils sauvent le monde ? Qu’ils vainquent les Kraangs et ramènent les citoyens de New York sur Terre ? Et après cela, que se passerait-il ? Elle retournerait vivre à la surface, avec Marianne ? Son aînée l’obligerait à continuer à étudier, comme elle l’avait toujours fait jusque-là ? À quoi bon ?

Leur vie n’était qu’un combat de tous les instants. Pas avec des armes, pas même avec leurs poings, mais tout de même pour leur survie. Travailler, gagner de l’argent, espérer qu’il en restera assez pour leur permettre de manger une fois qu’elles auraient payé le loyer...

Marianne était peut-être l’un des plus grands génies que la Terre ait jamais porté, et Marion n’aurait sans doute pas eu, autrefois, à rougir devant les meilleurs escrimeurs, mais tout cela pour quoi ? Aux yeux du monde, elles n’étaient que deux gamines. Deux gamines silencieuses, qui s’efforçaient de joindre les deux bouts en dissimulant aux autres qu’elles ne pouvaient compter que l’une sur l’autre puisqu’elles n’avaient plus de parents.

Si leurs conditions de vie devaient s’ébruiter, Marion serait arrachée par les services sociaux à sa sœur, et cela, elle ne le supporterait pas, encore moins maintenant qu’elles avaient déjà été séparées une fois. De ce fait, elles ne pouvaient pas se permettre de se faire remarquer, pas même grâce à leurs facultés.

Et quelles facultés ? Marion, en tout cas, n’en possédait plus. Sa sœur serait toujours un génie, mais elle, elle n’était plus rien. Rien du tout. Ses mains se crispèrent, l’une autour du pommeau de son épée, l’autre sur la lame, qui lui entailla la paume. Les yeux humides, Marion bondit sur ses pieds, se précipita vers la fenêtre et l’ouvrit à la volée. Cela fait, elle projeta son arme aussi loin que le lui permettait son bras invalide.

- Stupide père, stupide rapière, stupide monde... pesta-t-elle. Qu’on en finisse une bonne fois pour toute, peu importe la manière !

***

Mikey attendit que Marion ait refermé la fenêtre pour se diriger vers l’épée, qui s’était fichée dans le sol à la verticale. Il s’en saisit, la contempla un bref instant, puis la pressa contre son cœur. Une larme coula le long de sa joue pour imprégner la terre à ses pieds.

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